vendredi 21 décembre 2012

Un verre ou deux avec Jean de La Fontaine



En 2011, les Editions Stock ont publié – dans la collection « Ecrivins » dirigée par Philippe Claudel – le nouveau livre de Laurent Bourdelas, L’Ivresse des rimes, consacré aux rapports passionnés des poètes français du 19ème siècle avec le vin et l’alcool. Il livre ici un portrait du célèbre fabuliste un verre à la main.

Jean de La Fontaine (1621-1695) est un personnage complexe et attachant, dont l’œuvre poétique est à la fois plus large et moins simpliste qu’une certaine pratique de ses Fables sous la Troisième République (et les suivantes…) a bien voulu le laisser croire. Toujours, l’auteur – lecteur de François Rabelais – aima la bonne chère et le bon vin (à tel point qu’un portrait peint par Charles Le Brun le montre plutôt gras à l’âge de 40 ans). A plusieurs reprises, l’un de ses biographes, Roger Duchêne, le qualifie d’ « étudiant prolongé », ce qu’il fut sans nul doute et qui entraîne un certain comportement. Une gravure du 17ème siècle nous montre un « divertissement d’étudiants »[1] : ils mangent des fruits, jouent aux cartes, enlacent une fille peu farouche et lèvent bien haut leur verre qu’un pichet semble tout prêt à resservir. On imagine que « les chevaliers de la table ronde », le cercle de jeunes poètes qu’il fréquenta en compagnie de Pellisson, François Charpentier, Tallemant des Réaux, et Antoine de Rambouillet de La Sablière, ne buvaient pas que de l’eau ! Peu de temps avant son mariage arrangé par son père, le jeune La Fontaine enterre sa vie de garçon et laisse ces quelques vers en souvenir d’une fille rencontrée en cette occasion : « Si je ne vous fous,/C’est fait de moi, chère maîtresse./La belle aux yeux doux,/Quand je vous vois, le vit me dresse. » La bonne nourriture et les bons vins sont d’abord servis chez lui, à Château-Thierry, où il tient table ouverte avec sa femme avant leur séparation, puis dans la munificence de Vaux-le-Vicomte, où il fut trois années durant le poète de Fouquet, prodigue surintendant des Finances – et où Vatel œuvrait à l’organisation des festins. On y servait à boire aux invités de marque, nous dit la chronique, dans de la vaisselle d’or et d’argent. Et l’on sait bien que la trop somptueuse fête offerte le 17 août 1661 à un jeune Louis XIV vivant encore au vieux Louvre fut le prétexte de l’arrestation de Fouquet. Dans Le Vicomte de Bragelonne, Alexandre Dumas a d’ailleurs mis en scène Vatel dans un chapitre intitulé « Le vin de M. de La Fontaine ». On y voit le cuisinier acheter à Paris un petit vin de Joigny et rencontrer Fouquet par hasard : « - Je dis que votre sommelier n'avait pas de vins pour tous les goûts, monsieur, et que M. de La Fontaine, M. Pellisson et M. Conrart ne boivent pas quand ils viennent à la maison. Ces messieurs n'aiment pas le grand vin : que voulez-vous y faire ?
- Et alors ?
- Alors, j'ai ici un vin de Joigny qu'ils affectionnent. Je sais qu'ils le viennent boire à l'Image-de-Notre-Dame une fois par semaine. Voilà pourquoi je fais ma provision.
Fouquet n'avait plus rien à dire… Il était presque ému. » Mais il s’agit là de la licence poétique dumasienne – et elle était grande ! – et rien ne permet d’affirmer que La Fontaine aima ce vin, même si les Bourgognes blancs et rouges demeuraient à la mode à son époque et qu’ils étaient même recommandés pour la bonne santé de Louis XIV. C’est aussi le temps où les grands crus bordelais séduisent les aristocraties anglaise et bientôt française, le temps encore de la naissance du Champagne : Dom Pérignon prend ses fonctions en 1668 et La Fontaine écrit dans une lettre qu’il accepte « les perdrix, le vin de Champagne et les poulardes… ». On aime alors tout autant les vins muscats du Languedoc, les vins blancs d’Alsace, de Château-Chalon, de l’Ermitage, de Saint-Péray et de Vouvray, les vins rouges de la Côte-Rotie, de l’Ermitage, de Cornas, de Châteauneuf-du-Pape et de la Côte-du-Rhône[2]. Mais au temps de la disgrâce et du voyage en Limousin, les breuvages ne sont pas toujours aussi agréables et Jean de La Fontaine se plaint de son hôtellerie à Bellac : « nous y bûmes du vin à teindre les nappes. » Heureusement, il se rattrapa à la table de l’évêque de Limoges ! Ailleurs, il préféra faire l’éloge des bons vins de Reims… Vers 1689, nous dit son biographe, La Fontaine s’encanaille : « mauvais festins (…) beuveries », fréquentation des prostituées. Malgré la bigoterie – la tartufferie écrirait Molière – qui se développe en France, le fabuliste espère suivre Bacchus encore quelques années. Il s’en inspire, d’ailleurs, lorsqu’il écrit le conte La Coupe enchantée – celle-ci permettant de révéler à celui qui y boit s’il est cocu… Logé par sa bienfaitrice Madame de La Sablière, il aime – écrit-il – à boire, l’été, de l’eau, du vin ou de la limonade.
En 1681, il publie un texte dédié à un breuvage à la mode, c’est le Poème du quinquina, d’abord utilisé comme un remède, y compris dans la famille royale. Le quinquina ou kina-kina (écorce des écorces) est importé en Europe (par les jésuites) sous le nom d'écorce du Pérou ; on le fait infuser dans du vin. On sait aujourd’hui que la quinine resserre les tissus, stimule l'appétit grâce à l'augmentation de sécrétion de salive et de sucs gastriques et lutte contre certaines formes de fièvre (paludisme par exemple). « En 1649, sur les conseils de Mazarin, Louis XIV ingurgita sa décoction (composée sans doute de doses importantes de poudre d’écorce prises fréquemment et surtout sans saignée ni purge) qui le guérit d’une fièvre persistante. En 1679 le «roi Soleil» achetait le secret de la formule à R. Talbor pour une somme considérable de 48000 livres et lui accorda en plus une pension à vie de 2000 livres ! La Cour s’empara du phénomène et la marquise de Sévigné devint une ardente propagandiste de « l’écorce du Pérou».[3] Jean de La Fontaine peut donc écrire : « ...Louis règne ; et les dieux/Réservaient à son siècle un bien si précieux (…) Il n’est dû qu’à ce bois, digne fils du Soleil (…)  un remède au plus grand de nos maux: C’est l’écorce du kin, seconde Panacée». De très nombreux apéritifs sont encore à base de quinquina : Ambassadeur, Byrrh, Calisay, Cap Corse, Damiani, Dubonnet, Kina, Lillet, Picon, Saint-Raphaël...
A soixante-dix ans, Jean de La Fontaine s’amuse en bon vivant dans les parages du Prince de Conti. Son biographe nous le montre dînant au Temple chez le grand prieur, où l’on boit vingt bouteilles dans la soirée – mais le poète sait conserver l’esprit clair. Deux ans avant sa mort, il s’intéresse encore au vin de Suresnes nouveau acheté par un ami, et s’enquiert des vendanges d’un autre. Les cépages de Suresnes, qui verdissaient les coteaux jusqu'à la Seine, firent la réputation de la ville dès le IXème siècle. La Fontaine ne vit pas la désaffection de ce vin, causé par le terrible hiver 1709 qui détruisit tous les vieux ceps : on les remplaça par de nouveaux pieds d'une qualité moindre et les amateurs se détournèrent.
Dans Les Fables, on boit du vin. Le « Testament expliqué par Esope » - l’inspirateur de La Fontaine –, nous montre une buveuse, à qui revient en héritage les « maisons de bouteille,/Les buffets dressés sous la treille,/La vaisselle d’argent, les cuvettes, les brocs,/Les magasins de Malvoisie (…) L’attirail de la goinfrerie ». Dans « L’ivrogne et sa femme », le poète nous dit qu’ « un suppôt de Bacchus/Altérait sa santé, son esprit et sa bourse. » Un jour où il « avait laissé ses sens au fond d’une bouteille », son épouse l’enferme à la cave et lui fait croire qu’il est au tombeau pour l’effrayer et lui faire abandonner son vice. Mais lui, à qui elle vient de dire qu’elle est « La cellerière du royaume/De Satan » qui apporte à manger aux damnés, répond : « Tu ne leurs portes point à boire ? » La Fontaine s’amuse aussi en racontant les mésaventures d’un jardinier faisant appel à son seigneur pour déloger un lièvre de ses cultures potagères : bien mal lui en prend, puisque le grand homme saccage ses plantations, « boit son vin, caresse sa fille. » Et dans « Le Charlatan », il conseille : « Soyons bien buvants, bien mangeants » comme morale de vie ; d’ailleurs, « Les Souhaits » signale les vins dans les caves comme signe certain d’abondance et même le curé imagine que la messe qu’il dira pour un mort lui rapportera assez pour acheter le « meilleur vin des environs » !  Bacchus lui-même apparaît dans le Livre Douzième des Fables, lorsque l’auteur s’inspire des Métamorphoses d’Ovide : il ne sert qu’à causer des querelles, « il trouble la raison »… mais il est loin d’être certain que Jean de La Fontaine en usa avec modération !


[1] Paris, musée des Arts décoratifs. FA-35701.
[2] G. Garrier, Histoire sociale et culturelle du vin, suivie de Les mots de la vigne et du vin, Larousse, 1998, p.160.
[3] Seigneuric C., Camara B., Delmont J., Busato F., Payen JL., Armengaud M., Marchou B., « Du Quinquina et des hommes », Médecine Tropicale, 68 • 5, 2008, p. 460.

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