Le Musée
Marmottan à Paris – connu pour accueillir notamment des chefs-d’œuvre de
l’impressionnisme – accueille jusqu’au 16 juin une superbe et nécessaire
exposition consacrée aux femmes peintres et aux salons au temps de Proust, de
Madeleine Lemaire à Berthe Morisot. Pour
cette occasion, le rez-de-chaussée de l’hôtel particulier de la rue Louis
Boilly se prête à la reconstitution de l’ambiance brillante et feutrée des
salons 1900. Plus d’une centaine de précieux témoignages datant des années 1875
à 1910 – tableaux, aquarelles, lettres, bijoux, objets, manuscrits, partitions
de musique – viennent ressusciter la présence de ceux et de celles qui en
furent l’âme vibrante et spirituelle. Les œuvres, qui proviennent de
collections privées ou des réserves de musées, n’ont pour la plupart jamais été
vues du public. Elles ne peuvent que captiver les amateurs de littérature,
d’art et d’histoire, en les plongeant dans l’univers passionnant des débuts de la IIIème République,
où le souvenir de l’Empire est encore vivace et les rêves de restauration
monarchique pas toujours abandonnés.
Femmes peintres et salons au
temps de Proust est
l’occasion d’évoquer un phénomène de société aujourd’hui disparu qui voyait,
sur des scènes ritualisées animées par des femmes célèbres, se côtoyer
musiciens (Gabriel Fauré, Massenet, Maurice Ravel, Raynaldo Hahn, Francis
Poulenc), écrivains (Marcel Proust, Guy de Maupassant, Paul Bourget, Goncourt,
Robert de Montesquiou), acteurs (Réjane, Sarah Bernhard, Jane Hading), peintres
(Léon Bonnat, Edouard Manet, Jacques-Emile Blanche, Georges Clairin) et gens du
monde. Chez ces hôtesses à l’âme d’artiste, on chantait, on jouait du piano, on
récitait des vers, on dansait et leurs salons ou ateliers mondains jouèrent un
rôle de premier plan dans le financement de la création parisienne,
particulièrement dans le domaine musical. Deux salles entières sont consacrées
à la figure emblématique de Madeleine Lemaire, généralement oubliée par le
grand public d’aujourd’hui : peintre et aquarelliste reconnue, elle vécut de sa
peinture et, fait rarissime s’agissant d’une femme, fut décorée de la Légion d’honneur. Cette
artiste, demeurée pour la postérité l’ « Impératrice des roses », accueillait
dans son atelier de la rue de Monceau peintres, musiciens et écrivains –
notamment Marcel Proust dont elle fut l’amie et qui lui consacra un article
célèbre dans Le Figaro du 11 mai 1903 « La Cour aux lilas et l’atelier
des roses ». Le tout Paris de l’aristocratie, de la haute finance, des lettres
et des beaux arts se retrouve en effet sous la plume de Marcel Proust. Dans ces
salons qu’il fréquente assidument, l’écrivain accumule avec patience,
intelligence et minutie, le matériau nécessaire à la construction de son œuvre.
Madeleine Lemaire devint l’un des modèles de madame Verdurin, la comtesse
Greffulhe de la duchesse de Guermantes, et Robert de Montesquiou l’un des
modèles du baron de Charlus. Comme Madeleine Lemaire, une poignée de femmes
peintres ouvrent la voie de la liberté pour les générations futures.
Vilipendées à la fin du 19ème siècle, elles gagnent progressivement leur
indépendance et acquièrent la reconnaissance de leur talent : les peintures et
aquarelles de Madeleine Lemaire, Rosa Bonheur, Louise Abbéma, Louise Breslau,
Berthe Morisot – qui fréquentaient toutes ces salons – témoignent de la volonté
des femmes, au tournant du 20ème siècle, d’être l’égal des hommes et
de gagner le statut d’artiste.
Sans conteste, cette exposition
est intéressante et même émouvante à bien des égards, quand elle nous permet
d’appréhender cette société bourgeoise et ses artistes au tournant d’un siècle,
en nous aidant à comprendre, aussi, le travail de Proust. Une richesse, une
légèreté, un appétit de vivre, de créer, de s’amuser, qui ne saurait faire
oublier que, dans le même temps, des ouvriers triment durement dans les usines…
Ainsi lorsque Gustave Geoffroy peint à la gouache et l’aquarelle une partie de
ce beau monde parcourant une plage en
1905, les ouvriers des fabriques de porcelaine et de chaussures de Limoges, par
exemple, sont en grève contre Haviland pour obtenir une hausse de leur salaire
et de meilleures conditions de travail. Il n’empêche, on se laisse prendre au
jeu et on découvre ou redécouvre des œuvres qui nous plaisent, comme le Portrait
de S.A.I. la Grande
Duchesse Helen de Russie, Princesse Nicolas de Grèce par François Flameng, celui de Boni de
Castellane en 1919 par Albert Besnard, ou comme Le Char des Fées,
tableau justement peint par Madeleine Lemaire, présenté pour la première fois
au Salon de 1892, à la fois beau et impressionnant avec ses quatre femmes
entraînées par des dragons. On aime aussi Les Fées toujours peintes par elle
en 1908, huile sur toile presque grandeur nature où les fées sont des femmes
qui semblent prêtes à toutes les voluptés… Et puis il y a les toiles de la
belle Berthe Morisot, élève de Corot – dont on ne saurait trop recommander le livre
qui lui est consacré par Marianne Delafond et Caroline Genet-Bondeville –,
comme Le cerisier, où l’on voit deux jeunes filles cueillir des cerises.
Le titre de ce tableau me fait immanquablement penser à La Cerisaie de
Tchekhov, à un monde qui, bientôt, quelques années plus tard, va disparaître,
entraîné dans la violence et la boue des tranchées. Nul doute que cette
exposition nous aide à retrouver un Temps perdu.
Le
week-end de la Pentecôte,
très ensoleillé à Paris, il faisait bon flâner dans les Jardins du Ranelagh,
tout près du Musée Marmottan, et regarder s’amuser les enfants sur les chevaux
de bois du manège et les pelouses… C’est là qu’a été érigée la statue de Jean
de La Fontaine,
qui illustre aussi la fable Le Corbeau et le renard.
En
descendant vers la Seine,
au cœur de l’ancien village de Passy, on trouve la rue Raynouard, au n°47 de
laquelle vécut Honoré de Balzac. Elle occupait
les dépendances d'une « folie » édifiée à la fin du 18ème
siècle. Poursuivi par ses créanciers, Balzac y trouva refuge le 1er octobre
1840. Il devint locataire d'un appartement de cinq pièces, situé en
rez-de-jardin. Caché sous le pseudonyme de « M. de Breugnol », le
romancier vécut sept années dans cet « abri provisoire », dont il
apprécia la commodité. Longeant en contrebas la pittoresque rue Berton, Balzac
pouvait aisément rejoindre la barrière de Passy et gagner le centre de Paris.
Il avait également la jouissance du jardin, dont il goûtait le calme, tout en
cueillant pour Mme Hanska le lilas et les premières violettes « venues au
soleil de Paris dans cette atmosphère de gaz carbonique où les fleurs et les
livres poussent comme des champignons ». On prend plaisir aujourd’hui à
déambuler à travers les pièces, à voir la cafetière en porcelaine de Limoges de
l’écrivain, qui avait sans nul doute besoin de café pour résister à son rythme
effréné d’écriture : « Travailler,
écrivait-il, c'est me lever tous les
soirs à minuit, écrire jusqu'à huit heures, déjeuner en un quart d'heure,
travailler jusqu'à cinq heures, dîner, me coucher, et recommencer le
lendemain ». On voit encore sa petite table d’écriture, son fauteuil,
et on se promène avec délices à travers le jardin de la maison, musée municipal
dont il est bon de préciser que l’entrée est libre.
Les femmes peintres, la rue Raynouard, le Quai
de Passy, mais aussi le monde de l’Opéra, on les trouve aujourd’hui dans le
nouveau roman de Claude Izner chez 10/18 : Le petit homme de l’Opéra. J’aime beaucoup cette série de romans à
intrigue écrit sous pseudonyme par deux sœurs – Liliane Korb, ancienne
chef-monteuse de cinéma, et Laurence Lefèvre, écrivain, toutes deux
bouquinistes par ailleurs. 1897, c’est la « Belle Epoque », celle
justement dont il est question aussi à Marmottan. On retrouve dans ce livre ce
qui fait le succès de l’ensemble : des personnages attachants, dont Tasha,
une femme peintre, Kenji Mori, un libraire et dandy japonais, et surtout Victor
Legris et Joseph Pignot, ses associés et parents. Dans ces aventures à
suspense, l’époque est particulièrement bien reconstituée, elle vit et vibre,
et nous avec. Il est question dans cet épisode de meurtres en série à l’aide de
petits cochons en pain d’épice empoisonné et de l’univers particulier des petits rats, le tout ponctué de
références aux œuvres musicales et littéraires de ces temps que la 1ère
Guerre mondiale qui survint après a fait passer pour heureux.
De la
Maison de Balzac à l’Hôtel Square en bord de Seine, juste en
face de la Maison
de la Radio, il
n’y a qu’un pas. Près de la réplique de la statue de la Liberté offerte à Paris en
1889 par les citoyens français établis aux Etats-Unis, près également de la
charmante promenade de l’Île aux Cygnes, qui permet de se rendre à pied jusqu’à
la Tour Eiffel,
à la Maison du
Japon et au Musée des Arts Premiers du Quai Branly, se trouve ce prestigieux
établissement 5 étoiles, qui est une véritable création architecturale méritant
le détour et le séjour. Bordé par l’avenue de Boulainvilliers, il a été conçu
par le propriétaire et restaurateur Patrick Derderian, amateur d’art et
collectionneur, associé à Roger Taillibert, l’architecte et le créateur du Parc
des Princes et de la Cité Olympique
de Montréal. C’est un bâtiment en granit vert des Indes aux formes douces et
arrondies – et nul doute qu’en le découvrant, Baudelaire y aurait transposé son
célèbre vers : « Là, tout n’est
qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » ! Cet établissement
à taille très humaine, puisqu’il ne compte que 22 chambres et suites, est comme
un hôtel particulier au design très élaboré et contemporain, qui a mobilisé,
lors de sa création il y a une quinzaine d’années, l’architecte d’intérieur
François-Xavier Evellin, et toute une équipe d’artisans et designers français.
Dès l’arrivée dans le hall – éclairé par la lumière du jour – on est frappé par
l’élégance, le silence, le comptoir en bois de palissandre de la réception, les
tableaux, l’utilisation subtile du carreau par Pierre Bonnefille, expert en
peinture, célèbre pour ses travaux au café Marly. Un canapé rouge de Philippe Hurel
attire immédiatement le regard, comme dans un tableau de l’américain Edward Hopper.
En le regardant, on se demande si la belle chanteuse Katie Melua, aux yeux
verts ensorceleurs, dont on dit qu’elle fréquente les lieux, ne va pas surgir
et s’y asseoir un instant. A L’Hôtel Square, il y a toute ce que l’on attend
d’un palace du 16ème arrondissement parisien – un lounge bar, un
spa, un salon de lecture ou des salles de réunion – mais il y a plus
encore : le Zebra Square, le restaurant « cantine » des
journalistes de Radio France, avec sa terrasse, son espace bar dominé par une
bibliothèque à vins de plus de 2000 bouteilles de 4 mètres de haut. Son
Chef, le breton Thierry Burlot, passé par le Crillon, accompagné par son
compatriote Erwan Gestin, amateur de bons produits de la mer, promène sa carte
entre terroir traditionnel et saveurs du monde. Pénétrer dans une suite de
l’Hôtel Square est une véritable surprise et provoque un plaisir intense, tant
on a l’impression de participer à une expérience décorative
contemporaine : grand lit dont les têtes sont aussi créées par Pierre
Bonnefille, lumière tamisée pour un grand espace, lignes courbes et douces,
bois de palissandre, figures géométriques et tableaux de Pierre Celice, Claude
Viallat ou Tom Carr, stores en bois et objets d’art asiatiques et japonais
sélectionnés par Nicole Derderian à la Maison de l’Orient. On glisse un disque dans le
lecteur, on enfile un épais peignoir et l’on s’abandonne volontiers à la
volupté de la salle de bain en marbre de Carrare, en se remémorant, sous les
gouutes tièdes de la douche, d’autres vers de Baudelaire :
« Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble ! »
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble ! »
De l’Hôtel
Square au Trocadéro et au Palais de Chaillot, le parcours passe par de splendides
immeubles haussmanniens. A Chaillot, le chorégraphe et oiseleur picard Luc
Petton propose un spectacle inouï, d’une grande poésie, comme un grand mystère
et un questionnement offert au spectateur sur la relation entre l’homme et
l’animal, placé sous les auspices de Saint John Perse qui écrivait : « Plus qu’ils ne volent, Ils viennent à
part entière aux délices de l’être. » Les quatre danseurs et
danseuses, à demi nus, le corps peints comme le font les peuples premiers dont
on admire les traces au Musée du Quai Branly, carquois ou perchoirs comme
greffés sur le corps, proposent des danses sensuelles qui disent le vieux rêve
fou d’Icare. Ils sont visités par de vrais oiseaux qui viennent survoler la
scène et les spectateurs, se posent sur les bras et les corps, virevoltent,
arpentent le plateau, dans leur beauté sauvage. Ce sont des calopsittes,
corneilles, geais, étourneaux, perruches de pennant et pies, dont les couleurs
et le bruit des ailes enchantent. Une incontestable et trouble beauté se dégage
de cette expérience accompagnée en live par le musicien Xavier Rosselle. On se
prend à rêver aux mythes fondateurs, on se souvient d’anciens poèmes. Prévert
avait donné des conseils Pour faire le
portrait d’un oiseau : pour faire œuvre d’art, il faut ouvrir la cage
et se dégager des carcans, prendre son envol. Luc Petton a écrit : « Au fil des saisons consacrées à ce
projet singulier une notion, que je ne soupçonnais pas à l’origine, apparaît comme
un maître mot, une clef : laisser-être.
Laisser, non pas au sens d'abandonner, rejeter ou encore ignorer, mais
véritablement laisser être, restituer en sa liberté, délier, renoncer à
s'approprier, à faire main basse sur les choses ou les êtres, à les utiliser. »
Le propos est intéressant, mais on ne saurait oublier que ces oiseaux qui
tournoient sous les projecteurs ne sont pas libres dans le ciel : on les
contemple en train d’évoluer, on rêve devant la scène magnifique où ils
s’ébrouent dans un bassin contre la nudité accueillante d’une danseuse, comme
dans la quintessence d’un partage entre humain et animal, mais on n’oublie
jamais que dans les carquois des hommes, il y a des flèches.
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