mercredi 27 mars 2019

Dom Juan ou Le Festin de Pierre Un spectacle de Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra


En 1991, j’avais aimé le Don Juan d’origine de Louise Doutreligne, ou la représentation improbable du Don Juan de Tirso de Molina par les Demoiselles du Collège de Saint-Cyr en l’an 1696, d’après Tirso de Molina et la correspondance de Madame de Maintenon, une pièce mise en scène comme toujours avec talent par Jean-Luc Paliès. Le beau spectacle de Jean Lambert-wild et de Lorenzo Malaguerra vient à nouveau de me réjouir, de manière différente. En 1957, dans le Bulletin hispanique, Charles-V. Aubrun écrivait, à propos de la pièce de Tirso de Molina, El burlador de Sevilla : « … le personnage se prête volontiers à une interprétation toute moderne : étranger dans un monde sans lois valables, il se damne en toute lucidité ; seul, il assume son destin. » La version proposée à L’Union est tirée, inspirée, à la fois par Molière, mais aussi par « le mythe de Don Juan », après « la lecture de mille et une versions littéraires, théâtrales et fantasques du mythe ». Et dans ceux qui ont réfléchi [à]et construit ce mythe, on songe aussi inévitablement à Albert Camus, dont on se souvient qu’il fit l’apologie de Don Juan dans Le Mythe de Sisyphe, faisant de lui un exemple de l’homme absurde, en tant que personnage séducteur, conquérant et acteur, qui vit dans l’accumulation d’un présent lucide sans espérer la promesse d’une éternité. « Il ne nourrit aucune espérance quant à l’au-delà, et il se contente d’accumuler le nombre de ses séductions, d’épuiser ses chances d’aventure et de vivre le plus intensément possible chaque instant. Camus considère que la séduction de Don Juan est libératrice. »[1]
Le spectateur de L’Union est d’abord face à un décor imposant : une jungle tropicale et colorée – presque psychédélique – en tapisserie en point numérique d’Aubusson alliée à de la porcelaine de Limoges (escalier monumental, superbes souliers), une scénographie magnifique de Jean Lambert-wild et Stéphane Blanquet, réalisée avec le soutien de la fabrique Porcelaines de la Fabrique et l’entreprise Néolice. Les lumières de Renaud Lagier, le son de Jean-Luc Therminarias, contribuent à rendre le lieu à la fois vivant, étouffant et inquiétant. A n’en pas douter, la moiteur menace. D’ailleurs, Dom Juan est malade, il tousse – l’ensemble est malsain. Est-ce une allusion à Hispaniola, où Tirso de Molina fut prêcheur ? A La Réunion où Jean Lambert-wild passa sa jeunesse et dont il voulut s’échapper ? Aux plantations de tabac dont quelques sacs décorent la scène, comme pour illustrer la fameuse tirade de Sganarelle, chez Molière, qui affirme que « le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. » ? On est heureux que l’artisanat d’art limousin soit mis à l’honneur, même si, à un moment, on s’amuse à casser le vase en porcelaine de Limoges comme jadis Molière cassa l’image du Limousin en le moquant sous les traits de Monsieur de Pourceaugnac.
Jean Lambert-wild et Catherine Lefeuvre ont quelque peu modifié l’ordre des dialogues de Molière, adapté le texte pour le rendre, en quelque sorte, plus dynamique. On retrouve avec plaisir, dans le rôle de Dom Juan, le clown blanc Gramblanc – personnage cher au directeur de L’Union – les cheveux orange comme ceux d’Alex DeLarge, le jeune délinquant obsédé par le sexe dans Orange mécanique de Stanley Kubrick (d’ailleurs, dans cette pièce comme dans le film, on fait apparaître un fauteuil roulant). Dom Juan serait-il un punk ? On le sait, il semble être un libertin – au sens du XVIIe siècle. Il s’agit de refuser la morale dogmatique, celle dispensée au nom d’un créateur dans lequel Dom Juan ne croit pas. Chez Molière, c’est dans la scène II de l’Acte V qu’il dénonce avec force l’hypocrisie, « un vice à la mode ». Ce fut aussi le combat du dramaturge dans Tartuffe. Une dénonciation ô combien d’actualité au fur et à mesure que se dévoilent les errements de certains au sein de l’Eglise contemporaine. Cependant, le  faux  libertin  est  la  réponse  de  Molière  à  la  censure  du  faux  dévot et le salut n’est pas non plus dans la posture d’Alceste, le faux misanthrope. L’étymologie grecque du mot hypocrite nous rappelle qu’il a un lien avec la comédie, la mauvaise conduite, et même le jeu d’acteur. Don Juan est aussi au centre de tout cela. Le décor lui ménage en hauteur une petite loge d’acteur où il peut se maquiller à loisir. Car c’est un noble débauché et dangereux – pour le malheur de son père qui lui reproche  de  ne pas  faire  preuve  des  qualités  intérieures  qu'exigeraient ses privilèges – qui utilise le mensonge pour séduire les femmes et circonvenir les hommes. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut devenir aimable. Et ses justifications philosophiques, dans son dialogue quasi socratique permanent avec Sganarelle – interprété avec puissance et avec un immense talent par Steve Tientcheu, grand comédien, laquais noir face à son maître blanc – ne sauraient finalement lui donner raison, puisqu’il fait souffrir ses conquêtes. Il est d’ailleurs ici armé de pistolets pétaradants et n’hésite pas à percer comme un ballon de baudruche le ventre d’Elvire enceinte, dont le costume sombre n’est pas sans rappeler à la fois celui de la veuve d’amour qu’elle est devenue et celui des femmes d’avant 1914, qu’essayaient de délivrer les « faiseuses d’anges » à l’aide de mortelles aiguilles à tricoter. Dom Juan le cruel absolu. Sganarelle résume : « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d’Epicure, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on peut lui faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. » Certes, mais attention aux donneurs de leçons hypocrites : lorsque Dom Juan fait l’aumône à un pauvre hère, sous couvert d’humanisme, c’est Sganarelle qui le dépouille et le fait trépasser avec force hémoglobine.
Le mythe éternel nous est conté, la tragédie se joue. On nous l’annonce dès le début, par le costume-même de Sganarelle (un squelette omniprésent), par le squelette avec lequel joue Dom Juan, par le crâne qu’il essaie de cacher, par l’horloge aux aiguilles cassées car l’heure du trépas a déjà sonné, par la toux incessante – un cancer des poumons dû au tabac, peut-être, ou des accès de tuberculose tels qu’en connut Camus. La présence menaçante et fumeuse du Commandeur est suggérée, jusqu’à l’arrivée des spectres à la fin, qui portent le même costume que celui qu’ils vont emporter, signifiant par là que c’est bien lui l’artisan de son propre trépas. C’est une danse macabre permanente qui accompagne le séducteur amoral, comme celle que l’on peut voir sur les murs de l’église de Kernascléden, dans le Morbihan, comme celles chantées dans les gwerzioù bretonnes, notamment par Yann-Fañch Kemener, artiste ami de Jean Lambert-wild, qui disparut au moment de la préparation de la pièce. Le festin de pierre nous attend tous, ne l’oublions pas.
Mais on rit aussi, à ce spectacle tragique, devant le clown cynique et narcissique qui cabotine et cabriole, sautant avec souplesse sur les tables ou grimpant les escaliers comme Buster Keaton dans ses plus belles scènes. On s’amuse honteusement des mauvais tours qu’il joue aux femmes, goûtant ses artifices abjects, de la peur qu’il inflige à Sganarelle ou à ce chœur extraordinaire qui accompagne tout le spectacle : trois formidables musiciens et chanteurs suisses perchés – dans tous les sens du mot –, de la Compagnie de l’Ovale, avec leurs instruments de cirque et bizarres (la scie musicale), leur jeu burlesque désopilant. Après tout, les musiciens ont aussi souvent été inspirés par Don Juan, Glück, Gazzaniga ou le génial Mozart. Ici, on désacralise, entre disco, paillettes, et rock-jazz. De jeunes comédiens de l’Académie de L’Union sont associés à la création et se relaient pour interpréter les autres personnages. 
Le spectacle est donc particulièrement réussi, beau et divertissant et nous fait réfléchir de belle manière aux grandes questions éternelles qui sont soulevées par le mythe donjuanesque, puisque la pièce jouée est éminemment philosophique. Liberté, liberté chérie, mais à quel prix ?


[1] R. de Diego, « Le « donjuanisme » de Camus », MuseMedusa Revue de littérature et d’art modernes

vendredi 8 mars 2019

Comment vivre en poète: Marie-Noëlle Agniau, Jérôme Leroy, Eric Poindron

Marie-Noëlle Agniau à Brest (c) L. Bourdelas

            J’ai déjà écrit combien j’aimais l’écriture de ces trois poètes, combien je m’en sentais proche. Eric Poindron (qui ne fait pas partie des poètes qui « intriguent dans les réunions de poètes ») publie au Castor Astral Comment vivre en poète 300 questions au lecteur et à celui qui écrit préfacé par CharElie Couture qui écrit : « Vivre en poète n’est pas un choix (…) un jour, on s’aperçoit que c’est inexorable : on est perméable à l’influence d’autrui. Un jour, on se veut libre. » Oui, la poésie est une histoire de liberté – elle n’est peut-être que cela. Et le nouveau recueil de Poindron se déploie aux grands vents de la liberté, dans le fond comme dans la forme, à la fois traité poétique érudit, profond et léger, drôle, philosophique (car il ne cesse de (se) poser des questions, heureusement sans toujours y répondre, ou alors avec des peut-être), accompagné, comme toujours, par une foule d’autres auteurs captivants, de la France à la Chine et à bien d’autres recoins de la planète – car Poindron rend hommage à une belle Compagnie fraternelle. Peut-on encore écrire dans une critique qu’un texte est beau ? Pourtant, c’est bien le cas de celui-ci, avec ses considérations, ses circonvolutions, ses images et métaphores fulgurantes, son style. « Vivre en poète, c’est peut-être chercher des itinéraires insolites en dehors de tout chemin préconçu, siffloter en observant la lune et tordre le cou aux apothicaires et à leur vilain calcul. » Et puis surtout, il va à l’essentiel avec les dérives « vers les enfances fragiles », qui sont au cœur-même de la création poétique – Baudelaire parlait du « vert paradis des amours enfantines ». Toutes ces choses étranges et merveilleuses qui font du poète à la fois un provocateur, un aristocrate, un gueux, un anarchiste, qui le rendent précieux et ridicule. Ars poetica original et puissant, ce recueil fabriqué en lisant, en écrivant, parle de marges (avec Georges Perros) et d’inutilité, de rêves de nuit et de sentiment, de nos frères les oiseaux, de photographie, de coups de baguette, de la relation amoureuse que le poète entretient avec la nuit… Bref, de toutes ces choses tellement inutiles qu’elles sont les seules à nous permettre de vivre. Il nous dit aussi que « le temps est un fruit confit d’antan ». Si le poète le mange et s’en délecte, peut-être abolira-t-il la mort ?

            Jérôme Leroy est pour moi avant tout un élégant poète, c’est-à-dire qu’il a du style. Nager vers la Norvège, son nouveau recueil paru chez La Table Ronde, dont le titre occupe la bouche comme un vin gouleyant qui aurait plu à Pirotte, en est la preuve évidente. « Il faut savoir dater/aussi/son plaisir d’être au monde/malgré tout » écrit-il dès la première page. Eric Poindron (dédicataire de l’un de ses poèmes) l’a dit, je le répète : « le temps est un fruit confit d’antan » ; alors le poète – ici Leroy, ailleurs Proust, Rouffanche, Follain ou Charles d’Orléans – part à sa recherche avec panache, même si l’aventure s’achèvera avec mélancolie et/ou nostalgie (Leroy évoque joliment « le tweed du temps » et dit que « l’âge et une certaine gueule de bois/[l]e rendent aussi fragile/que la trame du ciel »). Leroy voyage « comme dans le monde d’avant », sans portable ni GPS (plutôt avec une vieille carte Michelin), sur les routes départementales, du côté de Vierzon et d’Aubusson – destinations improbables, villes assoupies de la France provinciale, pompidolienne (avec ses DS et ses ID ou ses R 16 bleues), celle des Trente glorieuses et du Parti Communiste, sous-préfectures endormies, douces avec leurs squares, leurs statues de gloires locales, leurs trains régionaux (et notamment la magnifique ligne Limoges-Ussel, où l’on croise des contrôleuses « aux yeux de forêt »), « les toits de lauze en Corrèze ». Une France apaisée, charnelle, des bistrots, où l’on se sent chez soi, une France qui n’est ni celle de l’Europe technocratique, ni celle du numérique, une France qui se dissipe comme un rêve qui passe, qui fait dire à l’auteur – dans un très beau texte – : « je suis français par une certaine aptitude à la mélancolie ». Jusqu’à écrire aussi : « Je suis le souvenir de moi-même plus que moi-même ». De là naît aussi la poésie. Comme des amours douloureuses et déraisonnables car impossibles ou disparues, par exemple pour « l’adolescente du dimanche soir » croisée sur une départementale ou pour celle qui passe sur la plage, pour Corinne aimée en 1979 que le poète cherche dans les cartons de copies du temps jadis ou pour « une jeune fille/en gilet fluo » qui accompagne des enfants à Dinard. C’est donc tout ce qu’il a à déclarer, ce temps enfui ? « Il aurait fallu ne pas/redémarrer/des années 70 »… Oui, c’est bien ça, garder nos pères jeunes, éternellement, demeurer petits garçons, écouter la météo marine à la radio… Alors pour conjurer le sort, on croit (ou pas) à la révolution, on écrit de la poésie, on évoque les courts bonheurs essentiels : faire la sieste sous les tamaris, regarder une jeune fille en bikini qui rit et rappelle toutes les héroïnes de la Grèce ancienne, écouter Joe Cocker et du doo-wop, croire finalement que l’éphémère est immortel, en attendant « d’aller boire avec les poètes au royaume des morts. »

            Autre ( ?) poésie, celle de Marie-Noëlle Agniau, qui livre Psalmet suivi de La légèreté de l’arc et des flèches chez La Porte, où elle a déjà publié de nombreux recueils cousus de petit format qui constituent comme une œuvre à part dans son œuvre. Chaque poème est accompagné, en bas de page, par le leitmotiv Pirogue – Psalmet – Pirogue qui donne un rythme permanent à l’ensemble, et il faut avoir vu l’auteur lire ses textes à haute voix pour savoir combien ce rythme lui importe. Saint Psalmet est le nom d'un ermite connu dans la Montagne limousine, pour avoir fondé la ville d'Eymoutiers. Comme il se doit, on lui attribue des miracles, il guérit, il rend la vue. Une autre réponse aux questions d’Eric Poindron : le poète rend la vue, il donne à voir ce qu’on ne regardait plus. Chez Marie-Noëlle Agniau, ce peut être un « petit fagot [qui] brûle de côté » ou « le grain d’un papier », bref « les petites choses qui ne valent même pas 5 grammes » qu’elle s’efforce de peser, c’est-à-dire de nommer. Il est ici question d’une nature réconfortante, d’un bonheur possible – celui des jeux et des paroles d’enfants – mais sans cesse menacé : « Le maître voilier fabrique aussi des linceuls », les missiles volent, les gaz asphyxient, il y a « un bouquet d’enfants morts », des hurlements, trop de cendres, les espèces meurent. Les images sont constamment belles et puissantes : « L’aube est pareille aux bêtes et rage d’être née toute nue » et le frère disparu (prétexte à écriture) devient superbement Orrorin, du nom d’une espèce éteinte d'hominines du Miocène supérieur – d’ailleurs, elle-même se dit « ancien royaume ». La poésie pour éclairer jusqu’à la nuit des temps. Pirogue, sa poésie coule comme un grand fleuve qui charrie les impressions, les sentiments, les références bibliques et grecques, chante comme une comptine d’enfant, elle se nourrit de mots et de jeux contemporains (les nerfs, les vortex…), elle essaie de dissiper la brume ou le brouillard, de chasser les nuages et les ténèbres, de retrouver « le halo bleu des fleurs », de détecter une vision. Elle est poète, elle est Psalmet, elle est le « Cyclope/amoureux d’une sirène », elle aide à recouvrer la vue, la lumière, à colorier les planètes, à trouver l’Eden peut-être, malgré – ou grâce à – la faille, même si la « Joie est triste ». Elle est comme Arlequin qui rapièce son costume.

            Laurent Bourdelas, 8 mars 2019

dimanche 28 octobre 2018

Alan Stivell, Human kelt, World village (2018)


A gauche: Alan Stivell et Catrin Finch au FIL, 2018 (c) L. Bourdelas

Alan Stivell présentant son nouvel album au FIL 2018 (c) L. Bourdelas

            J’ai déjà raconté comment s’était faite ma rencontre avec la musique d’Alan Stivell : l’été 1972, alors que mes parents et moi déambulions dans une rue de Saint-Goustan (Auray), la découverte de Tri martolod, puis au Noël suivant, de tout l’album mythique à l’Olympia qu’ils m’offrirent et enfin, quatre ans plus tard, j’assistais à mon premier concert du chanteur sur la scène du Moustoir, au Festival interceltique de Lorient. Dès lors, je devins ce qu’il est convenu d’appeler un fan, mais bien plus que cela. C’est lui qui – directement ou indirectement – me conduisit à m’intéresser à toute la culture bretonne puis celtique, musicale, littéraire, poétique, picturale (…) et à l’histoire de la Bretagne, pays que je n’ai jamais cessé, comme bien d’autres, de trouver très proche de mon Limousin natal. Tout ceci jusqu’à rencontrer Alan – vu plusieurs fois en concert – et à lui consacrer divers articles, émissions de radio, ainsi que deux ouvrages[1]. C’est dire si j’attendais avec impatience ce nouvel album, sur lequel il m’avait dit travailler intensément. J’ai eu la chance de le découvrir dès l’été précédant sa sortie et de l’apprécier immédiatement, le considérant comme l’un des grands albums de l’artiste, toujours cohérent avec sa démarche depuis le début : s’ancrer dans la tradition bretonne et celtique mais s’ouvrir au reste de la musique et du monde, chercher, toujours et jusqu’à l’expérimental, recréer, aussi, ses propres compositions. Cet album est – non pas testamentaire (Alan est né en 1944) – à la fois comme un nouveau manifeste après un demi-siècle de création et une sorte de retour sur des moments importants de la carrière de Stivell. Celui-ci a d’ailleurs toujours eu l‘esprit commémoratif, revenant par exemple sur la scène de l’Olympia en 2012, avec certains des musiciens de l’équipe originelle, quarante ans après le célèbre Musicorama de février 72 proposé par Lucien Morisse sur Europe 1, qui allait propulser Alan sur le devant de la scène et être à l’origine de la vague bretonne qui allait déferler sur la France et bien au-delà. C’est finalement le sens du premier titre medley de l’album, comme un bilan introduit par de mélancoliques notes de piano : Setu . 52 bloaz. « Voici . 52 années. » On y entend même la voix de Lionel Rocheman (retrouvée sur le site de l’INA), l’organisateur, dans les années 60 au Centre américain de Montparnasse des Hootenannies où se produisit le jeune harpiste et où il fit sensation. On entend aussi le parolier Claude Lemesle, qui fréquenta également les lieux où il rencontra Joe Dassin. Stivell évoque « l’envie de dissoudre, dans ce présent, la distance temporelle entre 1966 et aujourd’hui. » Une préoccupation qui rappelle, à sa manière, celle, à propos du temps et des multiples dimensions possibles, du formidable écrivain britannique Alan Moore. Le titre de l’album, Human Kelt, ne surprend pas pour qui connaît la philosophie stivellienne : il est breton et se sent celte, certes, mais il est d’abord humain – une idée reprise dans les titres Den I et Den II, Den signifiant « être humain ». Une conviction qui irrigue tout l’album, pour résister contre tous ceux qui veulent faucher « les fleurs de l’esprit/de l’âme et de l’imagination. »
            Ce qui frappe dans cet album, c’est de constater que le chanteur sait s’entourer de prestigieux invités – comme il l’a d’ailleurs toujours fait – que leur présence soit virtuelle (Stivell pratique le sample depuis longtemps et ici, notamment, l’auto sample) ou live : Bob Geldof, que l’on ne présente plus mais dont on rappellera que c’est aussi un militant irlandais, Murray Head, Yann Tiersen, Angelo Branduardi (complice historique), Fatoumata Diawara, chanteuse malienne popularisée en France par sa collaboration à Lamomali de Matthieu Chedid, mais aussi Andrea Corr, Lea Antona (chanteuse corse), Francis Cabrel ou Claude Sicre, des Fabulous Trobadors. Il faut citer encore Dan Ar Braz, Henri et Yvon Morvan et Glenmor, figure tutélaire avec qui Alan joua et sonna plus jeune. A cette liste s’ajoute celle de talentueux musiciens et virtuoses des machines (dont certains ont déjà collaboré avec Stivell) : Konan Mevel, Marco Fada, Emmanuel Devorts, Jean-Bernard Mondoloni, Ted Beauvarlet, Marco Canepa, Fab Tabuteau, Jessica Delot, David Millemann, Cedrik Alexandre et Kevin Camus. Il s’agit donc d’une belle aventure musicale et, finalement, collective, dont Alan Stivell est le maître d’œuvre. On note par ailleurs qu’il (re)déclare sa flamme dans MJ a garan à celle qui l’accompagne depuis leur rencontre en 1968 au Centre Elysée Bretagne et avec qui il se maria en août 1973 : Marie-José. Il avait déjà utilisé ces simples initiales dans M.J. sur l’album Terres des vivants en 1981.
            C’est donc ici un album de croisement d’influences, de world music telle que Stivell l’a toujours aimée et dont La symphonie celtique fut l’apogée en 1979 ; pas étonnant, donc, que celle-ci soit citée, même brièvement. On y entend s’entremêler intelligemment et joliment la Bretagne, l’Afrique (on se souvient d’1 Douar une Terre, sur lequel le Breton chantait avec Youssou N’Dour en 1998, un autre anniversaire), l’Irlande ou l’Occitanie. Pour cette dernière, le Limousin que je suis ne peut que se réjouir de la reprise-recréation d’Idèas, chanson présente sur Terre des vivants (1981), texte de Stivell alors adapté en occitan par Michel Berthoumieu, où il proclamait son ouverture d’esprit. Sa voix jointe à celle, douce, de la jeune Corse Lea Antona, de Francis Cabrel (du Lot-et-Garonne…) et de Claude Sicre, troubadour toujours inventif est une réussite. Deux duos avec la chanteuse Andrea Corr, entre harpe et océan, donnent à entendre un traditionnel irlandais et la langue gaélique puis un hymne à « la plus longue nuit » – celle, sans doute, du solstice d’hiver (durant laquelle les druides honoraient le gui, symbole d'immortalité, de vigueur et de régénération physique). Cette chanson, A hed an nos, est fort belle, notamment grâce à l’accompagnement somptueux de l’Orchestre Symphonique de Bretagne, présent ailleurs sur l’album. En 1973, Stivell chantait, sur l’album Chemins de terre, un très rock Brezhoneg’Raok (« la langue bretonne d’abord »), appel à tous les Bretons affirmant : « Sans langue bretonne, pas de Bretagne/Sans langue bretonne, ne parlons plus de la Bretagne ». La nécessité d’un combat jamais abandonné depuis. Ici, il redynamise le tout avec une introduction electro très dance, du self-remix, la participation de Bob Geldof, des roulements de tambour breton, des sons traditionnels, une harpe et des percussions particulièrement rock. Au cœur de l’album, quatre reprises-recréations. Reflets, adskedoù, reflections, avec Murray Head dont la voix fait ici des merveilles et Robert Le Gall, souvenir et retour aux sources vers 1970, lorsque parut l’album Reflets à propos duquel le journaliste Jacques Vassal, de Rock & Folk, disait, prémonitoire : « [Stivell] montre une voie oubliée en France : cette voie consiste à tourner le dos aux pâles imitations, aux démarquages et à les remplacer par une musique incarnée, en exploitant les sources dont le musicien est issu comme une base solide pour aller plus loin… bien plus loin… » Bresilien (Brocéliande), avec Branduardi et Vincenzo Zitello (grand harpiste italien ici au cello et psaltérion) est une émouvante réinterprétation d’une chanson du même album, qui exprime la perte mais aussi la quête d’une civilisation, celle de la légende arthurienne, avec Viviane et Merlin près de la fontaine de Barenton : « Où êtes-vous/Rêves lointains et merveilleux. » Suivent les deux principaux tubes du chanteur. Son ar chistr, chanson à la gloire du cidre, comme on le sait, composée en 1929, au soir du dernier jour de battage, par deux adolescents agriculteurs de Guiscriff (Morbihan), Jean Bernard et Jean-Marie Prima, arrangée par Stivell et enregistrée sur le même 45t que Brocéliande en 70 – très souvent reprise depuis. Tri martolod, logiquement introduite par quelques bruits de vague, ne pouvait pas être absente d’un tel projet, arrangée aujourd’hui de belle manière, incluant un self-sample de 72. On connaît le succès du titre, jamais démenti depuis qu’il contribua à la célébrité du chanteur – il est remarquable que Stivell arrive encore à demeurer créatif dans cette nouvelle version. Kelti(k)a est un moment d’intense communion musicale en l’honneur des peuples celtes à partir de musiques traditionnelles qui font voyager de la Bretagne vers l’Ecosse, où l’on entend le paysage sonore de Stornoway, le luthier spécialisé dans les instruments de musique ancienne et musicien Julien Cuvillez (passionné d'histoires légendaires, de la table ronde à Games of thrones), Glenmor, les frères Morvan, Joanne Mac Iver, musicienne et chanteuse originaire de l'île d'Arran et Eilidh Mairi Saunière. Boudicca est une composition en hommage à la « Vercingétorix » du peuple brittonique des Iceni (si l’on en croit Tacite), dans la région qui est aujourd’hui le Norfolk, qui mourut en 61 en combattant les légions romaines. On croit y entendre le carnyx, et l’ensemble, tout en electro et distorsions diverses, bénéficie d’un véritable souffle épique, mais, après avoir lu les poètes Spenser et Milton qui furent inspirés par la reine, on s’amuse d’entendre Stivell lui faire dire : « Merde à César ! » (en l’occurrence, c’était alors Néron). On a le plaisir d’y entendre la harpiste et chanteuse galloise Catrin Finch qui a pu déclarer, à l’occasion du Festival interceltique de Lorient de 2018 combien le musicien breton avait influencé sa vocation. Boudicca rappelle le goût de Stivell pour les grandes figures historiques bretonnes ou celtes, comme le roi irlandais Brian Boru qu’il célébra également dans un album sorti en 1995. Human kelt s’achève par Eamonn an chnoic/Pourquoi es-tu venu si tard ? superbement introduit a capella par Una ni Fhlannagain, harpiste originaire de Galway, chanteuse de Sean nos, style de chant traditionnel irlandais, puis poursuivie par Stivell (harpe et chant « sur le fil », presque fragile) et le Ouaissantais Yann Tiersen (au piano ici tout en ruissellements et échos nostalgiques). Il s’agit d’une ballade mélancolique inspirée par la vie d’Éamonn Ó Riain, aristocrate irlandais qui aurait vécu dans le comté de Tipperary de 1670 à 1724 et qui aurait dirigé un gang de bandits. Si la chanson fut maintes fois interprétée, y compris par les Pogues, la complainte de « Ned of the hill, drowned, cold and wet », placée ici en conclusion d’un album faisant allusion au passé le colore d’une incontestable touche de spleen, que ne saurait faire oublier son incontestable créativité.



[1] Dernier paru : Alan Stivell, Le Mot et le Reste, 2017.

mardi 17 juillet 2018

Eric Poindron, L’Ombre de la girafe, Bleu autour, 2018


Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Eric Poindron n’a pas peigné la girafe en écrivant ce beau petit livre dense. Il a fait œuvre utile car captivante et divertissante, érudite et fantaisiste, bien des années après Marco Polo évoquant Zanzibar : « Ils ont encore une espèce d’animal qu’ils appellent «gaffa » (girafe), qui a le col long de trois pas ; il a les jambes de devant bien plus longues que celles de derrière ; il a la tête petite, et il est de plusieurs couleurs et marqueté par le corps ; cet animal est doux et ne fait de mal à personne. »
            Dans L’ombre de la girafe, l’écrivain-poète, la cinquantaine venue, cherche à retrouver son grand-père (qui travaillait aux ateliers SNCF d’Epernay, « capitale du champagne et des trains à vapeur »), son père, qui meurt, des repères et ses pairs, qui, à travers les siècles, ont cru à la nécessité vitale des voyages, réels ou imaginaires, tous ceux qui ont cherché une île inconnue. Baudelaire l’avait écrit : « Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,/L'univers est égal à son vaste appétit./Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! » Citation à compléter par celle que Poindron fait de Gilles Lapouge : « Je crois que tous les hommes sont faits de même. La première destination de leurs voyages est leur enfance. » Une girafe, ça a quand-même plus de gueule qu’une madeleine, non ? L’enfance, elle est ici partout présence, avec des parfums de cirque et de fête foraine, avec le pépé Petit Cric qui brise des chaînes ou tord des barres de fer, ou les girafes prévertiennes oubliées sur les bancs de l’école, avec le père qui bricole une girafe avec des copains de son âge, et qui racontera plus tard à son fils qu’ « il vivait, enfant, au milieu des girafes. » On l’aura compris, l’animal – et tous les autres dont il est ici question – est un prétexte, du latin  praetexo, «border, broder, orner, prétexter ».
            Prétexte à se souvenir des siens, prétexte à dire, aussi, ce qu’est l’écriture : « ce peut être suivre des traces, chercher des indices, en déposer à son tour (…) Tenir le stylo, c’est s’extasier puis s’affranchir. » L’écrivain nous raconte ses journées ordinaires, dans le compagnonnage d’André Thevet, moine franciscain, géographe de la Renaissance. Chez Eric Poindron, l’écriture est un travail qui s’accompagne d’une passion : « je suis sans doute né sous le signe de l’insolite, ascendant fétichiste. Il faut toujours que je collectionne, que j’accumule, que je donne, que je troque. Et que j’imagine. » Incroyable ! C’est de moi qu’il parle ! J’accueille cette inespérée fraternité : « Je suis frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme », écrit-il en reprenant Flaubert.
            A travers ce beau livre, on voyage avec la girafe offerte par le pacha d’Egypte au roi Charles X, on se souvient de François d’Assise, on part avec François Levaillant, explorateur et ornithologue mort en 1824, admiré par Hector Berlioz, on se promène de la Champagne au Jardin des Plantes, toujours en bonne compagnie, et l’on approche du bonheur. Et nous revenons au point de départ, à dos de girafe, et à cette remarque nourrie par Borges : « Nous oscillons en contretemps du chemin du père, de ses certitudes. Nos souvenirs filent à vive allure et nous les observons, coincé au passage à niveau. »

Marc Bruimaud s'intéresse à Damiano


Depuis Penser la pornographie de Ruwen Ogien (P.U.F.), nous avons essayé d’apprendre (sans toujours y parvenir) à envisager la pornographie d’une manière différente, peut-être plus intellectuelle. De même, les travaux des historiens ont montré l’ancienneté de la chose – finalement qu’elle accompagne l’homme depuis l’origine. Sans remonter aussi loin, on avait beaucoup appris d’ Obscène Moyen Âge ? paru sous la direction de Nelly Labère, maître de conférences à l’Université Bordeaux Montaigne, chez Honoré Champion en 2015. Il y a cependant loin des phallus apotropaïques de Pompéi – des figures qui illustrent la fertilité, la capacité à donner la vie, à contrer les esprits malins, à éloigner le mauvais œil – aux séquences pornographiques en streaming de plus en plus regardés par les adolescents sur les tablettes et autres smartphones, ce qui a, selon Michel Reynaud, président du Fonds actions addictions, « des conséquences sur le développement des jeunes les plus vulnérables et les moins structurés psychologiquement", avec un "rapport peu adapté à la sexualité" et une "addiction" certaine.
C’est dans ce contexte que paraît chez Jacques Flament l’essai de l’écrivain et critique Marc Bruimaud, Gérard Damiano Les peaux la chair les nuits. Damiano ? Ah oui ! Deep throat, « Gorge profonde » (on comprend pourquoi…), qui fit scandale en 1972. J’avais dix ans mais, à un moment ou un autre, je me souviens de cela. Vedette, au destin tragique : Lynda Lovelace (Linda Susan Boreman), qui se présenta par la suite comme une victime (notamment de son mari Chuck Traynor) et devint une militante anti-pornographie acharnée : « Quand vous voyez le film Deep Throat, vous me voyez en plein viol »[1]. Pas de quoi éprouver la moindre sympathie pour le film et son réalisateur, donc. Il ne nous avait d’ailleurs pas frappé jusqu’à maintenant que la pornographie – dont la finalité semble avant tout promise au kleenex – était la meilleure voie vers l’émancipation féminine, quoiqu’en dise certaines « travailleuses du sexe » autoproclamées « féministes ». Mais, comme le dit le proverbe, tous les goûts sont dans la nature.
Néanmoins, Marc Bruimaud fait presque de Damiano un réalisateur de films d’art et d’essai, un égal ou presque d’Alfred Hitchcock (dont il reprend d’ailleurs la manie d’apparaître dans ses propres films), voire un philosophe sartrien. Incontestablement, le livre est fort bien écrit et extrêmement référencé (avec des notes de bas de page consistantes), avec l’impressionnante filmographie précisément documentée, une bibliographie complète, des illustrations, des extraits d’interviews – comme celui d’Hank Azaria, interprétant Damiano dans Lovelace (« Il voulait que ces films soient sincères et stimulants, alors il les a faits avec son cœur et son âme. »). Dans sa partie « Extension », Bruimaud affirme que Damiano « réunit sans nul doute tous les critères permettant de le qualifier d’auteur et de s’intéresser à la singularité constante de son inspiration. » Il semble cependant que Jean Tulard résume assez bien les choses dans son Dictionnaire du cinéma également cité par Bruimaud : « Si, au niveau des scénarios, ses films sont nettement au-dessus de la moyenne, force est de constater de reconnaître pourtant que le talent de cinéaste de Damiano est des plus minces. » Impression confirmée par le visionnage de certaines séquences disponibles sur le web, qui m’ont surtout parues très datées.
Cet ouvrage d’exégèse a le mérite d’exister pour les aficionados qui y trouveront largement leur compte. C’est un livre d’histoire à ranger sur les étagères consacrées à l’underground. Il est révélateur d’une époque et à ce titre c’est un témoignage intéressant qui pourrait aussi nourrir les travaux de chercheurs comme Corbin, Courtine, Vigarello lorsqu’ils font l’histoire du corps (Seuil), en ces temps où prolifèrent les corps virtuels et où il est plus que nécessaire de dire ce qu’est l’humain.                                                     


[1] MacKinnon, Catharine A., & Dworkin, Andrea, In Harm’s Way: The Pornography Civil Rights Hearings, Boston: Harvard University Press, 1987.