vendredi 21 décembre 2012

Infundibulum ou la piste étoilée



Le Sirque-Pôle Cirque de Nexon en Limousin nous a fait un cadeau magnifique en invitant à l’Opéra-Théâtre de Limoges un merveilleux spectacle – pour une fois, n’ayons pas peur des mots – de la Compagnie belge Feria Musica, créée par le trapéziste Philippe de Coen et le compositeur Benoît Louis ; une compagnie inventrice dont le champ de création se situe au carrefour du cirque et de la musique contemporains. Infundibulum a tout du titre mystérieux, entre formule latine sortie d’un monastère médiéval et imprécation de sorcière. Les concepteurs du spectacle (Philippe de Coen et Anne Ducamp) nous donnent la définition de ce mot étrange : « dans notre cerveau, l’infundibulum relie l’hypotalamus, noyau de neurones responsables de nos émotions, à l’hypophyse, siège de nos hormones essentielles… » Il serait question ici de nos moments de fragilités. On y voit beaucoup plus de choses, toutes plus belles, poétiques, drôles et signifiantes les unes que les autres, grâce au chorégraphe et metteur en scène Mauro Paccagnella et au directeur musical Olivier Thomas, ainsi qu’à toute la formidable équipe d’artistes.
            La piste n’est pas au sol : c’est un assemblage de planches en l’air, en forme d’entonnoir (le temps qui passe, le sablier, nos vies et peut-être même nos corps), à la verticale du sol. Les artistes – hommes et femmes – ne cessent d’y évoluer, avec une telle aisance qu’on les croit d’abord attachés à la structure, avant de comprendre que rien ne les retient que leurs pieds et leurs mains, qu’ils sont comme l’homme araignée inventé en 1962 par Stan Lee et Steve Ditko, lui-même doté d’un autre superpouvoir, celui d’un « sens d’araignée » l’avertissant des dangers imminents. Ici, comme depuis des temps immémoriaux au cirque, le risque est celui de la chute. C’est aussi, depuis que l’humanité est apparue, le risque permanent de l’homme, dès sa naissance, que l’on voit à plusieurs reprises se concrétiser sous nos yeux, la structure ne cessant d’engendrer des humains qui semblent tomber sur le monde. Une naissance au monde biologique, mais peut-être aussi une maïeutique – celle de l’orphisme, qui consiste, selon les croyances de cette époque et dans cette tradition, à faire accoucher les esprits de leurs connaissances accumulées dans des vies antérieures. Peut-être l’homme voudrait-il demeurer dans la chaude matrice ou dans les paradis éthérés, mais on sait bien depuis la Genèse qu’il est condamné au bannissement de l’Eden… et que le patriarche Jacob lui-même fut acculé au combat avec l’ange, qu’il nous semble contempler ici autant que sur le tableau de Delacroix. Voici alors l’homme au sol, comme un albatros que ses ailes de géant empêchent de marcher. Ce sol, ce monde contemporain, c’est comme un amas de vêtements colorés de toutes sortes, comme une proposition de personnalités à endosser ; comme aussi les traces textiles de tous ceux qui nous précédèrent ; comme encore la réminiscence de la pauvreté qui accable notre univers ; comme les traces de cadavres oubliés depuis la nuit des temps, disparus des guerres et des catastrophes naturelles. Le décor rejoint ainsi la proposition artistique de Boltanski au Grand Palais pour l’édition 2010 de Monumenta. Les artistes d’Infundibulum se transforment en chiffonniers célestes, comme dans le poème de Baudelaire : ils semblent épancher tout leurs cœurs « en glorieux projets ». Mais ils tentent en permanence de réaliser leur rêve, leur idéal : remonter dans les cieux, retrouver le lieu magique qui n’est sans doute qu’illusion, l’Olympe du nectar et de l’ambroisie. S’y projeter, même, dans une éblouissante séquence où il s’agit de se jeter sur la structure avec puissance depuis un trapèze impressionnant. Ici comme dans d’autres scènes, la beauté naît également de la répétition. On croit même revoir ici, le temps d’un déplacement des percussions sous la structure qui devient comme une voile, la légende du Hollandais volant, dont l'équipage est condamné par la justice divine, pour crime de pirateries et de cruautés abominables, à errer sur les mers jusqu'à la fin des siècles. On considère sa rencontre comme un funeste présage. Les acrobates se font alors marins, grimpent au filin avec agilité, peut-être pour conjurer le sort. S’en suivra une scène magique avec des vêtements formant triangle. Ce pourrait être encore Le Radeau de la Méduse de Géricault, avec sa pauvre voile, ses corps exposés, ses chemises agitées dans un dernier espoir. Ou bien encore le Petit Rébus de Robert Rauschenberg, avec ses juxtapositions hétéroclites qui sont comme nos vies ou nos rêves, où l’on distingue quelques gymnastes.
Tout est beau et virtuose, ici. Tout est souvenir, tout nous dit l’humaine condition. Mais tout est cirque, aussi ! Les figures imposées du cirque traditionnel de jadis existent encore, épurées : l’acrobatie, bien sur – et c’est au Jean Genet du Funambule que l’on pense aussitôt : « Pourquoi danser ce soir ? Sauter, bondir sous les projecteurs à huit mètres du tapis, sur un fil ? C’est qu’il faut que tu te trouves. A la fois gibier et chasseur, ce soir tu t’es débusqué, tu te fuis et te cherches. » N’est-ce pas là la motivation de ce dangereux métier ? Le Clown blanc et l’Auguste qui s’amusent et nous font rire le temps d’un jonglage époustouflant avec des balles blanches. La présence animale, aussi, avec la venue sur scène d’un gentil petit chien pour un pas de deux. Et puis, comme autrefois l’orchestre était sous le chapiteau, les musiciens sont présents sur la scène, et pas n’importe lesquels ! L’inventif Olivier Hestin aux percussions, Adrien Lambinet ou Dree Peremans pour réinventer le jeu du trombone, et le magnifique Marc Anthony à la vielle à roue électroacoustique, dont il sait tirer des sons oniriques et fabuleux, redonnant à son instrument d’étonnantes possibilités – le tout créant un univers sonore à la Bernard Lubat, qui devient l’une des composantes majeures du spectacle, ponctué par ailleurs d’onomatopées et du bruit des corps contre les diverses structures. La « piste » en devient toute étoilée.
On aime la proposition de Feria Musica à propos d’Infundibulum : « Se perdre en chemin serait suivre sa route ». On s’y perd car les propositions et les références sont multiples, se juxtaposant parfois, mais surtout on s’y retrouve, nous balançant de concert avec les acrobates qui réussissent à faire sauter le cœur dans nos poitrines et donc à nous prouver que nous sommes toujours vivants.



Dimanche 25 avril 2010.  

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