Le Sirque-Pôle Cirque de Nexon en
Limousin nous a fait un cadeau magnifique en invitant à l’Opéra-Théâtre de
Limoges un merveilleux spectacle – pour une fois, n’ayons pas peur des mots –
de la Compagnie
belge Feria Musica, créée par le trapéziste Philippe de Coen et le compositeur
Benoît Louis ; une compagnie inventrice dont le champ de création se situe
au carrefour du cirque et de la musique contemporains. Infundibulum a tout du titre mystérieux, entre formule latine sortie
d’un monastère médiéval et imprécation de sorcière. Les concepteurs du
spectacle (Philippe de Coen et Anne Ducamp) nous donnent la définition de ce
mot étrange : « dans notre
cerveau, l’infundibulum relie l’hypotalamus, noyau de neurones responsables de
nos émotions, à l’hypophyse, siège de nos hormones essentielles… » Il
serait question ici de nos moments de fragilités. On y voit beaucoup plus de
choses, toutes plus belles, poétiques, drôles et signifiantes les unes que les
autres, grâce au chorégraphe et metteur en scène Mauro Paccagnella et au
directeur musical Olivier Thomas, ainsi qu’à toute la formidable équipe
d’artistes.
La
piste n’est pas au sol : c’est un assemblage de planches en l’air, en
forme d’entonnoir (le temps qui passe, le sablier, nos vies et peut-être même
nos corps), à la verticale du sol. Les artistes – hommes et femmes – ne cessent
d’y évoluer, avec une telle aisance qu’on les croit d’abord attachés à la
structure, avant de comprendre que rien ne les retient que leurs pieds et leurs
mains, qu’ils sont comme l’homme araignée inventé en 1962 par Stan Lee et Steve
Ditko, lui-même doté d’un autre superpouvoir, celui d’un « sens
d’araignée » l’avertissant des dangers imminents. Ici, comme depuis des
temps immémoriaux au cirque, le risque est celui de la chute. C’est aussi,
depuis que l’humanité est apparue, le risque permanent de l’homme, dès sa
naissance, que l’on voit à plusieurs reprises se concrétiser sous nos yeux, la
structure ne cessant d’engendrer des humains qui semblent tomber sur le monde.
Une naissance au monde biologique, mais peut-être aussi une maïeutique – celle
de l’orphisme, qui consiste, selon les croyances de cette époque et dans cette
tradition, à faire accoucher les esprits de leurs connaissances
accumulées dans des vies antérieures. Peut-être l’homme voudrait-il demeurer
dans la chaude matrice ou dans les paradis éthérés, mais on sait bien depuis la Genèse qu’il est condamné au bannissement de
l’Eden… et que le patriarche Jacob lui-même fut acculé au combat avec l’ange,
qu’il nous semble contempler ici autant que sur le tableau de Delacroix. Voici
alors l’homme au sol, comme un albatros que ses ailes de géant empêchent de
marcher. Ce sol, ce monde contemporain, c’est comme un amas de vêtements
colorés de toutes sortes, comme une proposition de personnalités à
endosser ; comme aussi les traces textiles de tous ceux qui nous
précédèrent ; comme encore la réminiscence de la pauvreté qui accable
notre univers ; comme les traces de cadavres oubliés depuis la nuit des
temps, disparus des guerres et des catastrophes naturelles. Le décor rejoint
ainsi la proposition artistique de Boltanski au Grand Palais pour l’édition
2010 de Monumenta. Les artistes d’Infundibulum se transforment en
chiffonniers célestes, comme dans le poème de Baudelaire : ils semblent
épancher tout leurs cœurs « en
glorieux projets ». Mais ils tentent en permanence de réaliser leur
rêve, leur idéal : remonter dans les cieux, retrouver le lieu magique qui
n’est sans doute qu’illusion, l’Olympe du nectar et de l’ambroisie. S’y
projeter, même, dans une éblouissante séquence où il s’agit de se jeter sur la
structure avec puissance depuis un trapèze impressionnant. Ici comme dans
d’autres scènes, la beauté naît également de la répétition. On croit même
revoir ici, le temps d’un déplacement des percussions sous la structure qui
devient comme une voile, la légende du Hollandais
volant, dont l'équipage est condamné par la justice divine, pour crime de
pirateries et de cruautés abominables, à errer sur les mers jusqu'à la fin des
siècles. On considère sa rencontre comme un funeste présage. Les acrobates
se font alors marins, grimpent au filin avec agilité, peut-être pour conjurer
le sort. S’en suivra une scène magique avec des vêtements formant triangle. Ce
pourrait être encore Le Radeau de la Méduse de Géricault,
avec sa pauvre voile, ses corps exposés, ses chemises agitées dans un dernier
espoir. Ou bien encore le Petit Rébus de
Robert Rauschenberg, avec ses juxtapositions hétéroclites qui sont comme nos
vies ou nos rêves, où l’on distingue quelques gymnastes.
Tout est beau
et virtuose, ici. Tout est souvenir, tout nous dit l’humaine condition. Mais
tout est cirque, aussi ! Les figures imposées du cirque traditionnel de
jadis existent encore, épurées : l’acrobatie, bien sur – et c’est au Jean
Genet du Funambule que l’on pense
aussitôt : « Pourquoi danser ce
soir ? Sauter, bondir sous les projecteurs à huit mètres du tapis, sur un
fil ? C’est qu’il faut que tu te trouves. A la fois gibier et chasseur, ce
soir tu t’es débusqué, tu te fuis et te cherches. » N’est-ce pas là la
motivation de ce dangereux métier ? Le Clown blanc et l’Auguste qui
s’amusent et nous font rire le temps d’un jonglage époustouflant avec des
balles blanches. La présence animale, aussi, avec la venue sur scène d’un
gentil petit chien pour un pas de deux. Et puis, comme autrefois l’orchestre
était sous le chapiteau, les musiciens sont présents sur la scène, et pas
n’importe lesquels ! L’inventif Olivier Hestin aux percussions, Adrien
Lambinet ou Dree Peremans pour réinventer le jeu du trombone, et le magnifique
Marc Anthony à la vielle à roue électroacoustique, dont il sait tirer des sons
oniriques et fabuleux, redonnant à son instrument d’étonnantes possibilités –
le tout créant un univers sonore à la Bernard
Lubat, qui devient l’une des composantes majeures du
spectacle, ponctué par ailleurs d’onomatopées et du bruit des corps contre les
diverses structures. La « piste » en devient toute étoilée.
On aime la
proposition de Feria Musica à propos d’Infundibulum :
« Se perdre en chemin serait suivre sa route ». On s’y perd car
les propositions et les références sont multiples, se juxtaposant parfois, mais
surtout on s’y retrouve, nous balançant de concert avec les acrobates qui
réussissent à faire sauter le cœur dans nos poitrines et donc à nous prouver
que nous sommes toujours vivants.
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