Elle est là, nue, tordue par l’amour et le désir,
agrippée à son carquois et à ses flèches, seins aux aréoles dures :
Françoise Berlanger est Penthésilée (Πενθεσίλεια), reine des Amazones, comme
sortie du rêve romantique que fit Heinrich Von Kleist en 1808 et qui fut
traduit par Julien Gracq par la suite. Qui mieux que lui – shakespearien – a
confronté Eros et Tanathos ? Sophocle sans doute,
avec Antigone, dont il semble s’être
souvenu. Heinrich Von Kleist, que la magnifique actrice récite aussi en allemand,
a sondé dans ce texte les ténèbres les plus profondes, le gouffre où Baudelaire
pensait plonger pour y trouver du nouveau. Mais le poète, le dramaturge, n’y a
trouvé, découvert que l’annonce de sa propre mort (Nietzsche cite
la lettre, où Kleist dit comment la lecture de Kant l'a réduit au
désespoir, lui retirant tout but, une existence condamnée au relatif devenant
l' « incurable » même); il se
suicida en effet (comme plus tard son biographe Zweig) en 1811 dans l'Île aux paons, sur le lac de Wannsee, avec sa
compagne Henriette Vogel, atteinte d'un cancer : il lui tira une
balle de pistolet puis se tua. Depuis, avec la conférence de 1942, Wannsee est
devenu un symbole du mal absolu, avec la décision des dignitaires nazis
d’organiser la solution finale contre
les Juifs et l’on ne doit pas oublier ici qu’Hitler concevait sa guerre comme celle racontée dans l’Iliade. Françoise Berlanger crée une
œuvre magnifique et gothique, aidée par les compositions et manipulations
électroniques de Cédric Dambrain et Patrick Delges qui accompagnent sa voix
jusqu’à l’intérieur même du tombeau. Au-dessus de l’artiste, des toiles sur
fibre de verre translucide (plasticien : Michel Berlanger) offre un ciel
symbolique et archaïque: pierres d’un sol désertique, végétaux acérés,
chouette (d’Athéna ?)… Une nuée blanche baigne les pieds de Penthésilée,
comme courant sur le champ de bataille où s’opposèrent les Grecs et leurs rois
– Ulysse, Diomède, Antiloque, Achille – à l’armée des Amazones, non loin de
Troie. Nuée des mythes, nuée de l’Olympe, nuée qui enserre les corps comme un
linceul. Le rouge qui barre un temps la scène rappelle La mort de Penthésilée représentée sur un kylix attique du 5e
siècle avant J.C. De même que la manière dont l’actrice s’avance, droite, vers
le public, fait songer à une tapisserie du logis royal d’Angers sur laquelle
Penthésilée marche elle aussi avec une tranquille assurance vers le
spectateur, le pied gauche en avant, le visage impassible. Françoise Berlanger,
icône nue, amazone aux mouvements de bayadère sensuelle, se nourrit de toutes
les traditions, de toutes les écritures, sans doute aussi du Roman de Troie écrit au beau milieu du
12e siècle. Elle raconte un amour dévorant, cannibale, où il s’agit
pour la femme qui aime de manger son amant. Elle crie une passion désirante et
déchirante. L’amour à mort. Elle dit un texte superbe de poésie, celui de
Kleist, celui de Gracq, où les roses de la fête deviennent sanglantes. Amour
sauvage où il faut tirer l’épée pour séduire (Achille) funestement : « Que l’étoile où je respire se
dessèche comme chacune de ces roses sur sa tige ! Que la guirlande des
mondes se brise sous mes doigts comme ces chaînes de fleurs ! ».
Os brisés, poussière, âme jetée en pâture aux Erinyes. Voici l’amour de
Penthésilée. Cris et chuchotements, voix oraculaire, interprétation virtuose, volutes
sifflantes et sourdes, ondulatoires, de la musique électro, découpage judicieux
du texte parfois repris comme un leitmotiv, font de cette version de Penthésilée un vrai bonheur pour les
sens, le cœur et l’imaginaire.
30 septembre
2007.
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