vendredi 21 décembre 2012

Françoise Berlanger est Penthésilée



Elle est là, nue, tordue par l’amour et le désir, agrippée à son carquois et à ses flèches, seins aux aréoles dures : Françoise Berlanger est Penthésilée (Πενθεσίλεια), reine des Amazones, comme sortie du rêve romantique que fit Heinrich Von Kleist en 1808 et qui fut traduit par Julien Gracq par la suite. Qui mieux que lui – shakespearien – a confronté Eros et Tanathos ? Sophocle sans doute, avec Antigone, dont il semble s’être souvenu. Heinrich Von Kleist, que la magnifique actrice récite aussi en allemand, a sondé dans ce texte les ténèbres les plus profondes, le gouffre où Baudelaire pensait plonger pour y trouver du nouveau. Mais le poète, le dramaturge, n’y a trouvé, découvert que l’annonce de sa propre mort (Nietzsche cite la lettre, où Kleist dit comment la lecture de Kant l'a réduit au désespoir, lui retirant tout but, une existence condamnée au relatif devenant l' « incurable » même); il se suicida en effet (comme plus tard son biographe Zweig) en 1811 dans l'Île aux paons, sur le lac de Wannsee, avec sa compagne Henriette Vogel, atteinte d'un cancer : il lui tira une balle de pistolet puis se tua. Depuis, avec la conférence de 1942, Wannsee est devenu un symbole du mal absolu, avec la décision des dignitaires nazis d’organiser la solution finale contre les Juifs et l’on ne doit pas oublier ici qu’Hitler concevait sa guerre comme celle racontée dans l’Iliade. Françoise Berlanger crée une œuvre magnifique et gothique, aidée par les compositions et manipulations électroniques de Cédric Dambrain et Patrick Delges qui accompagnent sa voix jusqu’à l’intérieur même du tombeau. Au-dessus de l’artiste, des toiles sur fibre de verre translucide (plasticien : Michel Berlanger) offre un ciel symbolique et archaïque: pierres d’un sol désertique, végétaux acérés, chouette (d’Athéna ?)… Une nuée blanche baigne les pieds de Penthésilée, comme courant sur le champ de bataille où s’opposèrent les Grecs et leurs rois – Ulysse, Diomède, Antiloque, Achille – à l’armée des Amazones, non loin de Troie. Nuée des mythes, nuée de l’Olympe, nuée qui enserre les corps comme un linceul. Le rouge qui barre un temps la scène rappelle La mort de Penthésilée représentée sur un kylix attique du 5e siècle avant J.C. De même que la manière dont l’actrice s’avance, droite, vers le public, fait songer à une tapisserie du logis royal d’Angers sur laquelle Penthésilée marche elle aussi avec une tranquille assurance vers le spectateur, le pied gauche en avant, le visage impassible. Françoise Berlanger, icône nue, amazone aux mouvements de bayadère sensuelle, se nourrit de toutes les traditions, de toutes les écritures, sans doute aussi du Roman de Troie écrit au beau milieu du 12e siècle. Elle raconte un amour dévorant, cannibale, où il s’agit pour la femme qui aime de manger son amant. Elle crie une passion désirante et déchirante. L’amour à mort. Elle dit un texte superbe de poésie, celui de Kleist, celui de Gracq, où les roses de la fête deviennent sanglantes. Amour sauvage où il faut tirer l’épée pour séduire (Achille) funestement : « Que l’étoile où je respire se dessèche comme chacune de ces roses sur sa tige ! Que la guirlande des mondes se brise sous mes doigts comme ces chaînes de fleurs ! ». Os brisés, poussière, âme jetée en pâture aux Erinyes. Voici l’amour de Penthésilée. Cris et chuchotements, voix oraculaire, interprétation virtuose, volutes sifflantes et sourdes, ondulatoires, de la musique électro, découpage judicieux du texte parfois repris comme un leitmotiv, font de cette version de Penthésilée un vrai bonheur pour les sens, le cœur et l’imaginaire.

30 septembre 2007.

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