Bienvenue chez les bobos
cinquantenaires ! Le bel ouvrage que publie Casterman nous plonge dans
l’univers des nouveaux frustrés et
c’est à la fois drôle, acéré, lucide et édifiant. Le héros (ou
anti-héros ?), c’est Marc Villard, plutôt bien installé dans la vie,
puisqu’il travaille pour une agence de pub dont le patron semble être considéré
comme un tyran overbooké. Jean-Philippe Peyraud, le dessinateur, qui a reçu en
2005 le prix « L » Bande Dessinée, croque une vingtaine de récits, de
manière efficace, en privilégiant le noir, le marron et le blanc, et en sachant
toujours saisir l’expressivité des personnages. On nous dit en 2ème
de couverture que ces aventures quotidiennes entre présent et jeunesse de Marc
Villard sont tirées de nouvelles autobiographiques publiées aux éditions de
l’Atalante et dont les titres mêmes – Elles
sont folles de mon corps ou Souffrir
à Saint-Germain-des-Prés – en disaient déjà long sur le propos.
Les
héros sont fatigués, donc, mais font tout pour le dissimuler : leurs rêves
de rock star et de rébellion n’ont pas abouti, ils s’inquiètent beaucoup à
propos de la taille de leur pénis, sont prêts à gâcher leurs vacances en
famille pour un rendez-vous avec leur psy – d’ailleurs lui-même fort mal en
point –, jouent les séducteurs au travail mais surtout avec les stagiaires. Les
espoirs de grand soir se limitent désormais aux combats pour le contenu du
distributeur de friandises de l’entreprise, qui mobilisent néanmoins, après de
longues tractations, la déléguée du personnel F.O. (car on imagine guère la
C.G.T. en un tel endroit...). En quelques coups de crayons, Peyraud sait
montrer les sentiments, les tensions, les affrontements, les petits jeux de
pouvoir, le sourire carnassier d’un type qui fait croire aux filles dans
l’ascenseur que le grand chef lui a confié une mission secrète. Ombres et
lumières, bateaux à quai, librairies, soleil de province ou pluie à Paris,
intérieur bourgeois, gros plans ou plans larges, Peyraud sait aller à
l’essentiel et même au quasi cinématographique.
Marc
Villard n’est pas qu’un cadre dans la pub, c’est aussi un écrivain – du moins
le voudrait-il – qui commença par écrire de la poésie, sans succès, voudrait
écrire un chef-d’oeuvre, « un livre
fondateur. La référence ultime », mais se limite au polar. On sent le
vécu lorsqu’il nous raconte les ennuyeuses dédicaces lors des salons du livre
provinciaux, où des lecteurs peuvent venir demander des comptes sur son
écriture, lorsqu’il cherche avec angoisse son bouquin dans les librairies, en
étant prêt à toutes les ignominies pour le faire mettre en valeur par les
libraires ; mais on éprouve aussi la tendresse qui peut effleurer en lui à
l’occasion d’une rencontre avec des jeunes n’ayant pas les moyens d’acheter ses
livres.
Mais
Marc Villard a aussi une vie de famille : avec une femme que le
dessinateur représente comme une piquante brune vêtue de noir et talons hauts,
fumeuse, qui semble aimer son mari sans illusions, juge son oeuvre sans aménité
particulière mais le défend pour la promotion de celle-ci. Ils ont un fils
adolescent qui s’amuse à inventer des épitaphes pour la future tombe
paternelle. Sa mère serait prête à tout pour qu’il ait de bonnes notes à ses
devoirs. Et si Marc Villard a perdu son père, il irait jusqu’à se débarrasser
de sa tatie, peut-être même à l’assassiner avec un flamby, pour hériter de la
propriété provençale.
L’ensemble,
on le voit, est plutôt corrosif, bien éloigné des idéaux de jeunesse. On
s’amuse de la dernière de couverture, tellement vraie, où le héros, lecteur de Libé, à la faveur d’un apéritif au
soleil, une bonne bouteille à la main, propose à sa femme : « Et si on faisait la
révolution ? » C’est beau comme du Besancenot germanopratin. Il y
a aussi des moments de bonheur légers, dans ce bel album – sans doute les seuls
qui vaillent désormais, pour les héros revenus de beaucoup, et pour nous
pauvres lecteurs : promenade en bord de mer, où l’on retrouve le plaisir
de chercher un crabe, écoute d’un bon vinyle, lecture d’un bouquin de
l’excellent Bob Giraud, allongé sur un transat... et souvenirs des premières
cigarettes ou des premiers émois, quand il fallait faire ses preuves avec une
fille, que faire l’amour était aussi terrifiant qu’escalader l’Everest. Tout
ceci est juste, dans le récit et dans le dessin. C’est une vie qui passe, avec
ses joies, ses espoirs, ses envies, ses renoncements et ses lâchetés. Celle de
Marc Villard et la nôtre. C’est une réussite qui inspire de la mélancolie sur
ce que nous sommes devenus.
Mardi 18
mars 2008
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