J’ai lu avec plaisir et intérêt Ces archers qui tirent dans le noir, un
récit de Marc Boisseuil qui a des allures de journal, paru en 2008 aux Ardents
Editeurs – je l’ai lu non loin de Sainte-Hélène, dans le Morbihan, où Jean
Cocteau habita une belle maison une dizaine d’années. C’est un peu à l’auteur
du Livre blanc que j’ai songé en
feuilletant les impressions et souvenirs choisis par Marc Boisseuil ; il y
écrivait que « L’art est une des
formes les plus tragiques de la solitude... ». L’auteur des Archers évoque un jour de Noël
solitaire : « La neige de
Corrèze m’impose un rythme lent. » Cocteau a aussi noté : « N’oublions pas la photographie qui
sut prendre le large... » et le livre de Marc Boisseuil est accompagné
par deux carnets de portraits photographiques postfacés par Christian Caujolle.
Mais
avant de dire pourquoi j’ai aimé cet ouvrage, je voudrais dire comment je ne
l’ai pas lu ; cela semble nécessaire d’autant plus que l’auteur fait
allusion à une amie qui, après qu’il lui ai raconté un dîner parisien mis en
scène par Daniel Spoerri où l’on joue au riche ou au pauvre, lui rétorque que « des évènements comme ceux-ci font le
jeu du Front National, que c’est d’une indécence extrême, que les farces de ces
petits milieux parisiens en disent long sur l’état de notre société... »
Et, de fait, on pourrait trouver certaines de ces anecdotes bien futiles,
scandaleuses même, ces fêtes dans des palais ou des villas où se rencontre la jet set européenne, avec ses ridicules – tandis que la majorité du
peuple français souffre – révoltantes au sens où on l’entendit en 1789... Ce
serait, je crois, faire fausse route, de même qu’il serait dommage de ne voir
dans la démarche consistant à faire réaliser son portrait par divers
photographes désormais connus dans des poses parfois outrées (Antoine D’Agata, Bernard
Faucon) comme un retour « au
ridicule de l’égotisme » pour citer une dernière fois Cocteau. Dans
son texte Une passion photographique,
Christian Caujolle rappelle que, dans les années 70, Marc Boisseuil fut un
précurseur, collectionneur et commanditaire de portraits de lui-même
constituant une oeuvre en elle-même, en tout cas une réflexion sur la
photographie, échappant au simple narcissisme. Il faudrait aussi citer la
phrase d’Aristote placée en exergue de l’ouvrage : « Tu reconnaîtras la vérité de ton chemin à ce qu’il te rend
heureux. » L’affirmation de cette quête – et sa difficulté – est en
dehors de toute fatuité.
Collaborateur
quinze années durant du couturier Jean-Charles de Castelbajac avec qui il vécut
des moments forts et travailla intensément (on espère la publication prochaine
du journal qu’il écrivit alors : « J’ai
été comme aspiré tout ce temps. Ce fut d’une richesse inouïe... »), galeriste
éphémère à Limoges, antiquaire dans le 6ème arrondissement de Paris,
Marc Boisseuil est apparenté ou familier de nombreuses familles de la
« bonne société » limousine, descendant du dernier maire limougeaud
de droite, entretient une passion pour Tanger, vit entre la capitale et son
domaine du Chédal, à Ségur-le-Château, dont il est même conseiller municipal et
s’évertue depuis sa jeunesse à inventorier les richesses, jouant aux apprentis
archéologues avec succès ou arpentant les rues du joli bourg avec la médiéviste
Bernadette Barrière. Une légende familiale rapporte que son nom signifierait « blessé à l’oeil dans un combat »,
que le « doigt de Saint-Louis traça
ces larmes avec le sang d’un Boisseuil, blessé à Mansoura. » Sur les
armes de la lignée, il y a ces larmes, et il semble qu’Antoine D’Agata le
pressent lorsqu’il fait le portrait de Marc Boisseuil en 2004, les yeux rougis.
D’ailleurs, ce dernier ne cache dans son livre ni ses émotions, ni ses pleurs
(voir ses arbres abattus par la tempête le fait lui-même s’effondrer), même si
la pudeur, sans doute, l’élégance, le conduisent à taire bien des choses,
semble-t-il. Ainsi le jeu de l’intime s’arrête-t-il au seuil de la chambre –
rien donc, de l’amour, de la mort, qui frappe aussi par overdose les beaux
amis, du SIDA peut-être, rien, si ce n’est par allusions.
Marc
Boisseuil tient la chronique contemporaine et subtile d’un amateur éclairé
d’art, d’un esthète, d’un dandy et d’un faux dilettante et on croit le reconnaître
dans le portrait qu’il brosse de son ami Patrick de Laurière : « ... proche de ce léger abandon de
l’être qui est le propre des familles qui ont sédimenté. » Il cite
encore Oscar Wilde : « On
devrait tous être un peu invraisemblables. » Est-ce que tout est dit
ici : « Ma découverte de Yung
m’a ouvert l’arrière-monde, le musée imaginaire de Malraux m’a fait pénétrer
dans l’univers des formes et m’a poussé aux voyages, Barthes m’a
parlé. » ? Non, il faut compléter le portrait sensible et
complexe de Marc Boisseuil en observant par exemple que lorsqu’il va à la Tate
Gallery visiter une exposition Gainsborough, il loge à l’hôtel que lui indiqua
le manager des Sex Pistols... No
future ? Voilà ce qui semble être une interrogation essentielle et
voilà ce qui fait de Marc Boisseuil un attachant et authentique conservateur (d’un patrimoine
immatériel) ; à la toute fin de son livre, il cite Bernard
de Ventadour : « Le temps va et
vient et tourne par jours, par mois et par ans. » Marc Boisseuil est
un moderne mais il vit aussi dans des temps immémoriaux, entre le Moyen Age et
le début du 20ème siècle, peut-être. Il est le gardien d’une mémoire
qui s’estompe doucement, celle de lieux et de « gens du milieu du monde », d’us et de coutumes, de
façon de travailler le tissu ou l’émail, la porcelaine, de peindre et de
photographier. Il est un ancien élève du Courtauld, « ce temple londonien de l’histoire de l’art », il est de
cette espèce rare et étonnante qui donne encore du prix à un bel objet, une
oeuvre, qui se souvient que Mademoiselle Chanel fut pensionnaire à Aubazine,
qui sait percevoir « le frou-frou
des robes à la Watteau qui descendaient le grand escalier » de Puyval.
Un homme qui sait regarder croître les arbres ou en offrir des plants, mais qui
sait aussi, comme le disait Gustav Mahler, que le créateur est un « archer qui tire dans le noir. » No
future. Ces hommes-là n’ont pas d’avenir ; ceux qui, comme lui, cherchent
dans les arts « une liturgie qui
[me] dirait : C’est par là. » vont disparaître, comme vont
s’effondrer les anciennes églises romanes et leurs chapiteaux sculptés, les
murs des anciens châteaux, les allées de chênes et la littérature. C’est parce
que ces hommes sont sans avenir qu’ils sont essentiels. « Pourquoi cet acharnement à éterniser jusqu’à d’humbles
choses ? ». No future. « Cette volonté de garder trace de tout
traduit sûrement un désir d’arrêter l’oubli. »
Tous
les voyages, toutes les oeuvres, tous les objets dont il est question – souvent
avec passion – dans le livre de Marc Boisseuil, sont absents des photographies
de lui prises au fil des années. Mais beaucoup semble être montré dans deux
d’entre elles. Celle faite en noir et blanc à Paris en février 2004 par Richard
Dumas : attablé, les coudes sur une nappe en papier, la tête dans les
mains (on aperçoit la chevalière...), le regard entre mélancolie et attention
fixant l’objectif, le front toujours haut, en veste sombre et chemise blanche,
Marc Boisseuil semble avoir joué avec de menus objets zen, un sucre, deux
tasses ; derrière, une barre métallique horizontale est comme un trait de
vitesse futuriste... L’autre est de Mohamed Bourouissa (Carrefour, 2007) : en couleur, elle témoigne de la permanence
de l’intérêt du commanditaire pour l’art du moment. Il est en mouvement, dans
la rue, avec deux hommes, on ne voit que son visage tourné vers un grand et
beau type en bonnet et anorak à col de fourrure. Oscillation entre
accompagnement de sans-papiers, représentation de nouveaux pèlerins d’Emmaüs
(souvenir du temps où il était chez Frère Roger à Taizé ?), drague gay à
la new yorkaise, et scène rap ou slam, elle prouve que l’homme du passé est
aussi de son temps. C’est aussi ce que l’on aime dans ce livre, qui nous
transporte d’une époque à une autre, d’une salle à manger décatie d’une noble
demeure limousine à un routier à l’entrée de Châteauroux « en face de l’ancienne base américaine aux hangars
gigantesques. » Des terres cuites de Miquel Barcelo qu’affectionne
l’auteur à la boue des sillons de nos campagnes d’où surgissent parfois
d’étranges sanatoriums qu’il redécouvre – ceux-là mêmes où mon grand-père
Eugène distrayait d’anciens prisonniers de guerre peu après le passage de
Gaston Chaissac. Des représentations de
Hair en 69 et des performances de Sophie Calle aux salons du Cercle de
l’Union et Turgot où dansait ma mère adolescente... On l’aura compris, Marc
Boisseuil est aussi un homme de tradition(s) et de traditions limousines, qui voudrait que l’on
redonne des prénoms traditionnels à nos enfants, se souvient des jours de maigre et des voiles mis jadis aux
statues des églises (la légende dorée de
nos saints limousins...), va à la messe y compris à l’église française de
Tanger, assiste aux obsèques des paysans.
On
aime ce fourmillement captivant mais lorsqu’on arrive à la dernière page,
l’appartement du boulevard Saint-Germain ou Duane Michals avait photographié,
l’instant d’avant, Marc Boisseuil se reflétant dans un miroir le 9 avril 1978, est
vide. De même que la végétation a regagné du terrain sur la villa gallo-romaine
qu’il avait découverte. Et c’est comme si rien n’avait existé. C’est alors
qu’on se souvient aussi de Marcel Proust : « L'art n'est pas seul à mettre du charme et du mystère dans les
choses les plus insignifiantes; ce même pouvoir de les mettre en rapport intime
avec nous, est dévolu aussi à la douleur. »
18 août 2008.
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