vendredi 21 décembre 2012

Marc Boisseuil : autoportrait d’un conservateur



J’ai lu avec plaisir et intérêt Ces archers qui tirent dans le noir, un récit de Marc Boisseuil qui a des allures de journal, paru en 2008 aux Ardents Editeurs – je l’ai lu non loin de Sainte-Hélène, dans le Morbihan, où Jean Cocteau habita une belle maison une dizaine d’années. C’est un peu à l’auteur du Livre blanc que j’ai songé en feuilletant les impressions et souvenirs choisis par Marc Boisseuil ; il y écrivait que « L’art est une des formes les plus tragiques de la solitude... ». L’auteur des Archers évoque un jour de Noël solitaire : « La neige de Corrèze m’impose un rythme lent. » Cocteau a aussi noté : « N’oublions pas la photographie qui sut prendre le large... » et le livre de Marc Boisseuil est accompagné par deux carnets de portraits photographiques postfacés par Christian Caujolle.
            Mais avant de dire pourquoi j’ai aimé cet ouvrage, je voudrais dire comment je ne l’ai pas lu ; cela semble nécessaire d’autant plus que l’auteur fait allusion à une amie qui, après qu’il lui ai raconté un dîner parisien mis en scène par Daniel Spoerri où l’on joue au riche ou au pauvre, lui rétorque que « des évènements comme ceux-ci font le jeu du Front National, que c’est d’une indécence extrême, que les farces de ces petits milieux parisiens en disent long sur l’état de notre société... » Et, de fait, on pourrait trouver certaines de ces anecdotes bien futiles, scandaleuses même, ces fêtes dans des palais ou des villas où se rencontre la jet set européenne, avec ses ridicules – tandis que la majorité du peuple français souffre – révoltantes au sens où on l’entendit en 1789... Ce serait, je crois, faire fausse route, de même qu’il serait dommage de ne voir dans la démarche consistant à faire réaliser son portrait par divers photographes désormais connus dans des poses parfois outrées (Antoine D’Agata, Bernard Faucon) comme un retour « au ridicule de l’égotisme » pour citer une dernière fois Cocteau. Dans son texte Une passion photographique, Christian Caujolle rappelle que, dans les années 70, Marc Boisseuil fut un précurseur, collectionneur et commanditaire de portraits de lui-même constituant une oeuvre en elle-même, en tout cas une réflexion sur la photographie, échappant au simple narcissisme. Il faudrait aussi citer la phrase d’Aristote placée en exergue de l’ouvrage : « Tu reconnaîtras la vérité de ton chemin à ce qu’il te rend heureux. » L’affirmation de cette quête – et sa difficulté – est en dehors de toute fatuité.
            Collaborateur quinze années durant du couturier Jean-Charles de Castelbajac avec qui il vécut des moments forts et travailla intensément (on espère la publication prochaine du journal qu’il écrivit alors : « J’ai été comme aspiré tout ce temps. Ce fut d’une richesse inouïe... »), galeriste éphémère à Limoges, antiquaire dans le 6ème arrondissement de Paris, Marc Boisseuil est apparenté ou familier de nombreuses familles de la « bonne société » limousine, descendant du dernier maire limougeaud de droite, entretient une passion pour Tanger, vit entre la capitale et son domaine du Chédal, à Ségur-le-Château, dont il est même conseiller municipal et s’évertue depuis sa jeunesse à inventorier les richesses, jouant aux apprentis archéologues avec succès ou arpentant les rues du joli bourg avec la médiéviste Bernadette Barrière. Une légende familiale rapporte que son nom signifierait « blessé à l’oeil dans un combat », que le « doigt de Saint-Louis traça ces larmes avec le sang d’un Boisseuil, blessé à Mansoura. » Sur les armes de la lignée, il y a ces larmes, et il semble qu’Antoine D’Agata le pressent lorsqu’il fait le portrait de Marc Boisseuil en 2004, les yeux rougis. D’ailleurs, ce dernier ne cache dans son livre ni ses émotions, ni ses pleurs (voir ses arbres abattus par la tempête le fait lui-même s’effondrer), même si la pudeur, sans doute, l’élégance, le conduisent à taire bien des choses, semble-t-il. Ainsi le jeu de l’intime s’arrête-t-il au seuil de la chambre – rien donc, de l’amour, de la mort, qui frappe aussi par overdose les beaux amis, du SIDA peut-être, rien, si ce n’est par allusions.
            Marc Boisseuil tient la chronique contemporaine et subtile d’un amateur éclairé d’art, d’un esthète, d’un dandy et d’un faux dilettante et on croit le reconnaître dans le portrait qu’il brosse de son ami Patrick de Laurière : « ... proche de ce léger abandon de l’être qui est le propre des familles qui ont sédimenté. » Il cite encore Oscar Wilde : « On devrait tous être un peu invraisemblables. » Est-ce que tout est dit ici : « Ma découverte de Yung m’a ouvert l’arrière-monde, le musée imaginaire de Malraux m’a fait pénétrer dans l’univers des formes et m’a poussé aux voyages, Barthes m’a parlé. » ? Non, il faut compléter le portrait sensible et complexe de Marc Boisseuil en observant par exemple que lorsqu’il va à la Tate Gallery visiter une exposition Gainsborough, il loge à l’hôtel que lui indiqua le manager des Sex Pistols... No future ? Voilà ce qui semble être une interrogation essentielle et voilà ce qui fait de Marc Boisseuil un attachant et authentique conservateur (d’un patrimoine immatériel) ;  à la toute fin de son livre, il cite Bernard de Ventadour : « Le temps va et vient et tourne par jours, par mois et par ans. » Marc Boisseuil est un moderne mais il vit aussi dans des temps immémoriaux, entre le Moyen Age et le début du 20ème siècle, peut-être. Il est le gardien d’une mémoire qui s’estompe doucement, celle de lieux et de « gens du milieu du monde », d’us et de coutumes, de façon de travailler le tissu ou l’émail, la porcelaine, de peindre et de photographier. Il est un ancien élève du Courtauld, « ce temple londonien de l’histoire de l’art », il est de cette espèce rare et étonnante qui donne encore du prix à un bel objet, une oeuvre, qui se souvient que Mademoiselle Chanel fut pensionnaire à Aubazine, qui sait percevoir « le frou-frou des robes à la Watteau qui descendaient le grand escalier » de Puyval. Un homme qui sait regarder croître les arbres ou en offrir des plants, mais qui sait aussi, comme le disait Gustav Mahler, que le créateur est un « archer qui tire dans le noir. » No future. Ces hommes-là n’ont pas d’avenir ; ceux qui, comme lui, cherchent dans les arts « une liturgie qui [me] dirait : C’est par là. » vont disparaître, comme vont s’effondrer les anciennes églises romanes et leurs chapiteaux sculptés, les murs des anciens châteaux, les allées de chênes et la littérature. C’est parce que ces hommes sont sans avenir qu’ils sont essentiels. « Pourquoi cet acharnement à éterniser jusqu’à d’humbles choses ? ». No future. « Cette volonté de garder trace de tout traduit sûrement un désir d’arrêter l’oubli. »
            Tous les voyages, toutes les oeuvres, tous les objets dont il est question – souvent avec passion – dans le livre de Marc Boisseuil, sont absents des photographies de lui prises au fil des années. Mais beaucoup semble être montré dans deux d’entre elles. Celle faite en noir et blanc à Paris en février 2004 par Richard Dumas : attablé, les coudes sur une nappe en papier, la tête dans les mains (on aperçoit la chevalière...), le regard entre mélancolie et attention fixant l’objectif, le front toujours haut, en veste sombre et chemise blanche, Marc Boisseuil semble avoir joué avec de menus objets zen, un sucre, deux tasses ; derrière, une barre métallique horizontale est comme un trait de vitesse futuriste... L’autre est de Mohamed Bourouissa (Carrefour, 2007) : en couleur, elle témoigne de la permanence de l’intérêt du commanditaire pour l’art du moment. Il est en mouvement, dans la rue, avec deux hommes, on ne voit que son visage tourné vers un grand et beau type en bonnet et anorak à col de fourrure. Oscillation entre accompagnement de sans-papiers, représentation de nouveaux pèlerins d’Emmaüs (souvenir du temps où il était chez Frère Roger à Taizé ?), drague gay à la new yorkaise, et scène rap ou slam, elle prouve que l’homme du passé est aussi de son temps. C’est aussi ce que l’on aime dans ce livre, qui nous transporte d’une époque à une autre, d’une salle à manger décatie d’une noble demeure limousine à un routier à l’entrée de Châteauroux « en face de l’ancienne base américaine aux hangars gigantesques. » Des terres cuites de Miquel Barcelo qu’affectionne l’auteur à la boue des sillons de nos campagnes d’où surgissent parfois d’étranges sanatoriums qu’il redécouvre – ceux-là mêmes où mon grand-père Eugène distrayait d’anciens prisonniers de guerre peu après le passage de Gaston Chaissac. Des représentations de Hair en 69 et des performances de Sophie Calle aux salons du Cercle de l’Union et Turgot où dansait ma mère adolescente... On l’aura compris, Marc Boisseuil est aussi un homme de tradition(s) et de traditions limousines, qui voudrait que l’on redonne des prénoms traditionnels à nos enfants, se souvient des jours de maigre et des voiles mis jadis aux statues des églises (la légende dorée de nos saints limousins...), va à la messe y compris à l’église française de Tanger, assiste aux obsèques des paysans.
            On aime ce fourmillement captivant mais lorsqu’on arrive à la dernière page, l’appartement du boulevard Saint-Germain ou Duane Michals avait photographié, l’instant d’avant, Marc Boisseuil se reflétant dans un miroir le 9 avril 1978, est vide. De même que la végétation a regagné du terrain sur la villa gallo-romaine qu’il avait découverte. Et c’est comme si rien n’avait existé. C’est alors qu’on se souvient aussi de Marcel Proust : « L'art n'est pas seul à mettre du charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes; ce même pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous, est dévolu aussi à la douleur. »

            18 août 2008.   

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