vendredi 21 décembre 2012

L’Harmonie basque chez Cédric Béchade



Grand, mince et brun, une barbe noire naissante sur les joues qui le fait ressembler à un contrebandier à la Ramuntcho, Cédric Béchade porte le nom de très anciens seigneurs limousins du Moyen Age – dont l’un, Grégoire, fut, au début du 12ème siècle, à la fois chevalier et poète – il a d’ailleurs commencé ses études de cuisines au lycée Saint Jean de Limoges, puis à Souillac. Mais son Auberge basque, à Saint-Pée-sur-Nivelle, est bien la quintessence de l’âme du Labourd intérieur, cette région du Pays Basque où la campagne rencontre la montagne, à la fois proche et en retrait de l’agitation du littoral (Saint-Jean-de-Luz, Bidart et Biarritz ne sont pas loin). Ce Labourd, le poète Francis Jammes aimait l’arpenter avec son chien, buvant à même l’outre de chèvre de quelque berger[1], rejoint chaque été par Milhaud, Mauriac, Valéry ou Martin du Gard ; Edmond Rostand y fit construire, à Cambo, la fabuleuse villa Arnaga, dont le jardin et les bassins sont un paradis d’écrivain ; Edouard VII d’Angleterre venait aussi y applaudir le pilotari Joseph Apesteguy, le Chiquito de Cambo. Toutes ces histoires ont forgé la légende de ce pays dont le peuple est, à juste titre, fier de sa culture. Le 15 août, j’ai assisté avec émotion à la messe de l’Assomption dans la belle église de Saint-Pée, pavée de dalles funéraires, dont le retable impressionne, avec ses anges, ses statues et ses dorures, et les chants basques étaient interprétés avec force dans les travées et les galeries ; c’était comme une introduction spirituelle à ce repas pris à L’Auberge quelques jours plus tard.
Après les fastes des cuisines du Crillon et des restaurants d’Alain Ducasse, qui lui promettait la réussite américaine, Cédric Béchade a préféré s’installer au Pays Basque, découvert lorsqu’il avait rejoint Jean-Marie Gauthier à l’Hôtel du Palais de Biarritz. Il lui a fallu quatre années pour trouver sa belle etche (« maison ») de 1672, devant laquelle il nous reçoit et dont il aime parler : elle présente toutes les caractéristiques traditionnelles, et ses boiseries sont peintes en vert. Sur un côté, on aperçoit même la meule de fougères autour de son poteau de bois, comme j’ai pu en admirer sur les versants pentus du col de l’Izarietta, au milieu des bruyères. On ne serait pas étonné d’apprendre qu’une bande de mousquetaires y arrêta jadis ses chevaux pour y ripailler : le gourmand Portos aurait d’ailleurs adoré Béchade ! Mais le Chef n’est conservateur ni du patrimoine, ni en gastronomie : une fois franchi le seuil, on se retrouve avec plaisir dans un décor contemporain harmonieux, imaginé notamment par Isabelle Juy, conçu par des artisans basques, et sur une terrasse ouvrant sur la vallée de la Nivelle et sur la Rhune, la mythique montagne arpentée sans fin par le fameux petit train à crémaillère depuis plus de 85 ans et par les pottoks (le petit cheval basque en liberté), depuis bien plus longtemps encore. Avant de rejoindre la salle-à-manger, Cédric Béchade nous entraîne dans le parc planté d’arbres vénérables, d’où l’on voit encore, dans le lointain, d’autres maisons traditionnelles et même un fronton. On contemple aussi l’envers du décor : un restaurant dont la baie vitrée – la plupart du temps ouverte sur la campagne – divisée en grands carrés est surmontée par le large rectangle des fenêtres des chambres. On remarque aussi des peintures de Tony Soulié ou de Colette Haramboure, une sculpture de Zigor, les photos de Kepa Etchandy, et celles du Musée Basque, les belles mais sobres céramiques de  Joël Cazaux (Biarritz), qui servent de dessous d’assiettes. Et on apprécie – ô combien ! – le difficile pari d’ouvrir la cuisine, impeccable, hyper moderne, simplifiant le travail des cuisiniers et des serveurs, sur la salle du restaurant : on y voit travailler le Chef et son personnel, plutôt jeune, coiffé d’un foulard basque à la pirate, avec concentration, dextérité et sérénité – avec parfois même une pointe d’humour, malgré la tension du travail. La cuisine, avec ses jolis plats rouges, son linge basque, apparaît comme un décor supplémentaire et c’est un plaisir d’assister au spectacle des recettes inventives de Cédric s’y réalisant avec soin, efficacité et même une certaine rapidité. La salle est à taille humaine, le service aimable, attentionné et ne se fait pas attendre, la bonne humeur des clients est donc tout à fait palpable.
Pendant qu’un orage éclate superbement sur la Rhune, vient le moment de la douce cérémonie : assis à notre table de chêne clair, rassurés – en bons Limousins que nous sommes – par le Bernardaud qui y est déposé, la main caressant déjà le soyeux des serviettes en toile basque des tissages Ona Tiss, nous allons apprécier à sa juste valeur l’invitation de Cédric Béchade, qui nous a confié réfléchir à tout instant à ses créations culinaires. Avec l’apéritif du moment qui reste dans le verre (créé, comme les carafes, par Jean-Pierre Lagneau), on est déjà séduit par la mise en bouche présentée comme un élégant yaourt dans son pot de verre à l’ancienne : elle mélange les saveurs du foie gras, du fromage de brebis et de la pomme… C’est alors un enchantement de couleurs et de goûts ininterrompu, dont on se souviendra longtemps, une re-création, une ré-invention permanente à partir des meilleurs produits du terroir basque, soigneusement sélectionnés : la bonite confite de Saint Jean de Luz, avec ses câpres-pignons de pin et courgettes est ainsi une pure merveille – Béchade fait mériter pleinement son étymologie romaine (« bonus ») au thonidé ; comme la piperade – véritable chef-d’œuvre du Maître – accompagnant le rougeoiement subtile des copeaux d’épaule ibérique d’une tendre saveur et le jaune foncé d’un œuf apparu comme par surprise. Peut-on avouer ici qu’on y a trempé jusqu’à tout faire disparaître son délicieux pain biologique au levain naturel réalisé par Benat Darrigues, de Saint-Pée ? Le merlu de ligne se redécouvre ici dans toute sa noblesse, avec le fruité fumé estival des écorces de pin, les carottes et les abricots, l’ensemble composant comme une aquarelle orangée sur le blanc de l’assiette. Le bœuf rôti béarnais, si fondant, réjouit l’amateur. Et si, bien sûr, les attachants fromages basques sont bien au rendez-vous, les desserts sont d’une véritable préciosité, d’une grande finesse, pourtant sans forfanterie aucune : le Russe touron au citron est servi avec un surprenant sorbet au piment d’Espelette, et leur association sucrée et piquante séduit immédiatement, comme réjouissent aussi les arlettes de framboise aux pruneaux et à la fleur de lavande. Quant aux vins (600 références), ils saluent le visiteur dès l’accueil, et on ne saurait trop conseiller les propositions d’Irouléguy, dont le petit vignoble, au pied du col d’Ibaneta, souvent survolé par les vautours, fut jadis planté par les moines du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle.
On sort de table, avec un sentiment étonnant de plénitude et d’harmonie : rien n’a pesé, à l’image de ces quelques feuilles jaunies tombées de l’arbre, tout était beau et bon, un peu comme un poème réussi, ou plutôt un récit bien construit, qui nous parlerait de l’homme, de son histoire et de son destin, un roman comme on les aime – russe ou américain – avec ses descriptions, ses méditations, ses surprises, une histoire d’amour et des bouleversements. Le roman de Cédric Béchade, incontestablement, est de ceux qu’on aime relire de temps à autre, parce qu’on s’y sent bien, comme hors du temps.

Dimanche 21 août 2011.


[1] L. Bourdelas, L’Ivresse des Rimes, Stock, 2011.

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