Grand, mince et
brun, une barbe noire naissante sur les joues qui le fait ressembler à un
contrebandier à la Ramuntcho, Cédric
Béchade porte le nom de très anciens seigneurs limousins du Moyen Age – dont
l’un, Grégoire, fut, au début du 12ème siècle, à la fois chevalier
et poète – il a d’ailleurs commencé ses études de cuisines au lycée Saint Jean
de Limoges, puis à Souillac. Mais son Auberge
basque, à Saint-Pée-sur-Nivelle, est
bien la quintessence de l’âme du Labourd intérieur, cette région du Pays Basque
où la campagne rencontre la montagne, à la fois proche et en retrait de
l’agitation du littoral (Saint-Jean-de-Luz, Bidart et Biarritz ne sont pas
loin). Ce Labourd, le poète Francis Jammes aimait l’arpenter avec son chien,
buvant à même l’outre de chèvre de quelque berger[1],
rejoint chaque été par Milhaud, Mauriac, Valéry ou Martin du Gard ; Edmond
Rostand y fit construire, à Cambo, la fabuleuse villa Arnaga, dont le jardin et
les bassins sont un paradis d’écrivain ; Edouard VII d’Angleterre venait
aussi y applaudir le pilotari Joseph Apesteguy, le Chiquito de Cambo. Toutes ces histoires ont forgé la légende de ce
pays dont le peuple est, à juste titre, fier de sa culture. Le 15 août, j’ai
assisté avec émotion à la messe de l’Assomption dans la belle église de
Saint-Pée, pavée de dalles funéraires, dont le retable impressionne, avec ses
anges, ses statues et ses dorures, et les chants basques étaient interprétés
avec force dans les travées et les galeries ; c’était comme une
introduction spirituelle à ce repas pris à L’Auberge
quelques jours plus tard.
Après les fastes des cuisines du Crillon et des restaurants d’Alain
Ducasse, qui lui promettait la réussite américaine, Cédric Béchade a préféré
s’installer au Pays Basque, découvert lorsqu’il avait rejoint Jean-Marie
Gauthier à l’Hôtel du Palais de Biarritz. Il lui a fallu quatre années pour
trouver sa belle etche (« maison »)
de 1672, devant laquelle il nous reçoit et dont il aime parler : elle
présente toutes les caractéristiques traditionnelles, et ses boiseries sont
peintes en vert. Sur un côté, on aperçoit même la meule de fougères autour de
son poteau de bois, comme j’ai pu en admirer sur les versants pentus du col de
l’Izarietta, au milieu des bruyères. On ne serait pas étonné d’apprendre qu’une
bande de mousquetaires y arrêta jadis ses chevaux pour y ripailler : le
gourmand Portos aurait d’ailleurs adoré Béchade ! Mais le Chef n’est
conservateur ni du patrimoine, ni en gastronomie : une fois franchi le
seuil, on se retrouve avec plaisir dans un décor contemporain harmonieux, imaginé
notamment par Isabelle Juy, conçu par des artisans basques, et sur une terrasse
ouvrant sur la vallée de la
Nivelle et sur la
Rhune, la mythique montagne arpentée sans fin par le fameux
petit train à crémaillère depuis plus de 85 ans et par les pottoks (le petit
cheval basque en liberté), depuis bien plus longtemps encore. Avant de
rejoindre la salle-à-manger, Cédric Béchade nous entraîne dans le parc planté
d’arbres vénérables, d’où l’on voit encore, dans le lointain, d’autres maisons
traditionnelles et même un fronton. On contemple aussi l’envers du décor :
un restaurant dont la baie vitrée – la plupart du temps ouverte sur la campagne
– divisée en grands carrés est surmontée par le large rectangle des fenêtres
des chambres. On remarque aussi des peintures de Tony Soulié ou de Colette
Haramboure, une sculpture de Zigor,
les photos de Kepa Etchandy, et celles
du Musée Basque, les belles mais
sobres céramiques de Joël Cazaux (Biarritz), qui servent de
dessous d’assiettes. Et on apprécie – ô combien ! – le difficile pari
d’ouvrir la cuisine, impeccable, hyper moderne, simplifiant le travail des
cuisiniers et des serveurs, sur la salle du restaurant : on y voit
travailler le Chef et son personnel, plutôt jeune, coiffé d’un foulard basque à
la pirate, avec concentration, dextérité et sérénité – avec parfois même une
pointe d’humour, malgré la tension du travail. La cuisine, avec ses jolis plats
rouges, son linge basque, apparaît comme un décor supplémentaire et c’est un
plaisir d’assister au spectacle des recettes inventives de Cédric s’y réalisant
avec soin, efficacité et même une certaine rapidité. La salle est à taille
humaine, le service aimable, attentionné et ne se fait pas attendre, la bonne
humeur des clients est donc tout à fait palpable.
Pendant qu’un orage éclate
superbement sur la Rhune,
vient le moment de la douce cérémonie :
assis à notre table de chêne clair, rassurés – en bons Limousins que nous sommes
– par le Bernardaud qui y est déposé, la main caressant déjà le soyeux
des serviettes en toile basque des tissages Ona Tiss, nous allons apprécier à sa juste valeur
l’invitation de Cédric Béchade, qui nous a confié réfléchir à tout instant à
ses créations culinaires. Avec l’apéritif du moment qui reste dans le verre
(créé, comme les carafes, par Jean-Pierre Lagneau), on est déjà séduit par la mise en bouche présentée comme un
élégant yaourt dans son pot de verre à l’ancienne : elle mélange les
saveurs du foie gras, du fromage de brebis et de la pomme… C’est alors un
enchantement de couleurs et de goûts ininterrompu, dont on se souviendra
longtemps, une re-création, une ré-invention permanente à partir des meilleurs
produits du terroir basque, soigneusement sélectionnés : la bonite confite
de Saint Jean de Luz, avec ses câpres-pignons de pin et courgettes est ainsi
une pure merveille – Béchade fait mériter pleinement son étymologie romaine
(« bonus ») au thonidé ; comme la piperade – véritable chef-d’œuvre
du Maître – accompagnant le rougeoiement subtile des copeaux d’épaule ibérique
d’une tendre saveur et le jaune foncé d’un œuf apparu comme par surprise.
Peut-on avouer ici qu’on y a trempé jusqu’à tout faire disparaître son
délicieux pain biologique au levain naturel réalisé par Benat Darrigues, de
Saint-Pée ? Le merlu de ligne se redécouvre ici dans toute sa noblesse,
avec le fruité fumé estival des écorces de pin, les carottes et les abricots,
l’ensemble composant comme une aquarelle orangée sur le blanc de l’assiette. Le
bœuf rôti béarnais, si fondant, réjouit l’amateur. Et si, bien sûr, les
attachants fromages basques sont bien au rendez-vous, les desserts sont d’une
véritable préciosité, d’une grande finesse, pourtant sans forfanterie
aucune : le Russe touron au citron est servi avec un surprenant sorbet au
piment d’Espelette, et leur association sucrée et piquante séduit
immédiatement, comme réjouissent aussi les arlettes de framboise aux pruneaux
et à la fleur de lavande. Quant aux vins (600 références), ils saluent le
visiteur dès l’accueil, et on ne saurait trop conseiller les propositions
d’Irouléguy, dont le petit vignoble, au pied du col d’Ibaneta, souvent survolé
par les vautours, fut jadis planté par les moines du chemin de
Saint-Jacques-de-Compostelle.
On sort de table, avec un
sentiment étonnant de plénitude et d’harmonie : rien n’a pesé, à l’image
de ces quelques feuilles jaunies tombées de l’arbre, tout était beau et bon, un
peu comme un poème réussi, ou plutôt un récit bien construit, qui nous
parlerait de l’homme, de son histoire et de son destin, un roman comme on les
aime – russe ou américain – avec ses descriptions, ses méditations, ses
surprises, une histoire d’amour et des bouleversements. Le roman de Cédric
Béchade, incontestablement, est de ceux qu’on aime relire de temps à autre,
parce qu’on s’y sent bien, comme hors du temps.
Dimanche 21 août 2011.
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