Bien entendu, il y a le « discours » du chorégraphe qui
peut accompagner sa création ; c’est légitime et l’art contemporain aime
le logos. Pour lui, Indigo c’est :
« une fréquence, une vitesse, un plan, une densité, un espace, une
qualité de regard, un seuil de sensibilité, une matrice colorante, une
vibration chromatique, un état d'âme qui métamorphoserait la masse des corps
dansants en les rythmant avec ses propres fréquences. Indigo, c'est la couleur
profonde de la nuit quand celle-ci se prépare déjà secrètement à se teinter de
pourpre… » Il a raison, c’est
bien tout cela, et c’est un préalable. Pour moi, il s’agit d’un chef-d’œuvre
chorégraphique collectif, émanant d’une rencontre formidable : celle du
chorégraphe et danseur, celle des danseurs de sa Compagnie Post-Retroguardia et
de Winter family : Ruth Rosenthal et sa superbe voix, Xavier Klaine,
compositeur, pianiste, joueur d’harmonium, accompagnés pour l’occasion par six
autres musiciens. Rencontre dans la lumière (Laurent Schneegans): « C'est cet aspect révélateur de la lumière
que je retrouve dans la danse et que j’ai envie d'interroger »,
précise Dècina. Rencontre dans un territoire préalablement défini : tapis
de danse blanc, ouverture 12 mètres, profondeur 10 mètres, pendrillonnage à
l’Italienne avec fond noir non plissé si possible… Intuition, mémoire, lumière,
danse, nourrissent alors de leur entremêlement la chorégraphie virtuose de Valeria Apicella, Orin Camus, Paco Dècina,
Carlo Locatelli, Noriko Matsuyama et Takashi Ueno. Leurs gestes sont beaux,
harmonieux, précis, tout de force retenue, d’esthétique puissance ;
frôlements, portés, courses, dans l’espace ou au sol… seuls, en couples
multiples et divers ou en groupes. Ils dansent magnifiquement, ils sont
accompagnés par une véritable création musicale et vocale, en anglais – un
anglais accentué – et en hébreu, répétitive et belle, qui nous rappelle les
plus grand(e)s interprètes de la musique gothique. Le chant (interprété
lui-même de manière physique, comme le jeu des instruments) se fait ici poésie
sonore, psaume, cantique. Il semble aussi dire la rencontre des hommes et des
femmes, l’important et l’inoublié. Ruth Rosenthal et Xavier Klaine ont donné
vie à la Winter family à Jaffa en 2004, ils se produisent régulièrement
dans les églises, les cryptes, et les lieux de la culture contemporaine, ils
réinventent ici une langue biblique et post-biblique, la tentation, peut-être
de retrouver l’Eden après Auschwitz.
Cette rencontre ne saurait exister
sans celle avec le spectateur qui interprète et se laisse porter par tant de
grâce, jusqu’à penser qu’il n’est pas loin du bonheur. Paco Dècina est un
méditerranéen, un napolitain des terrasses de Chiaja, qui sait que même lorsque
l’homme se croit au paradis, il peut-être englouti sous les laves en fusion
d’un volcan réveillé. Et si ces itinéraires chorégraphiés donnaient à voir les
habitants de Pompéi insouciants dans l’attente de l’irrémédiable, avec ces
hommes encapuchonnés rendus aveugles et vains par l’amour qui les domine ?
Ce serait dire l’homme éternel. On voit encore dans cet Indigo des
histoires de mer et de plage, d’Israël, d’Italie ou d’Espagne. Furtivement,
peut-être, celle aussi de Mort à Venise, une autre rencontre :
Thomas Mann et Visconti – l’histoire mélancolique d’autres hommes vivant
légèrement avant d’autres drames absolus. Il y a quelque part cette si belle
photographie de Dècina, en maillot de bain sur un transat rose, sans doute sur
l’une de ces plages, avec un demi sourire jocondien : et si cette danse
disait aussi la réminiscence de l’enfance perdue, celle des vrais bonheurs
avant le surgissement des drames ? Le bruit de l’horloge baudelairienne
n’est-il pas devenu soudain trop fort ?
On se souvient ici de quelques vers
de Lorca : « dans la nuit du jardin,/six gitanes/vêtues de
blanc,/dansent (…) Et dans la nuit du jardin,/leurs ombrent s’allongent/et
arrivent au ciel,/violettes. » On songe à La Danse de Carpeaux
et à La Chevelure de Matisse, à la profondeur des bleus de Joan Miro…
On est suspendu aux gestes et aux
pas, aux figures, aux attouchements, aux caresses, à la peau dévoilée, aux
corps musclés des danseurs, à leurs envolées, à ces courses effrénées, à ces
instants de tendresse ou de rage charnelle, à ces délaissements et ces
retrouvailles, on est dans le mystère de la chambre, de la camera obscura :
la pièce noire du lit de sommeil, de rêve et d’amour (on se déshabille ici pour
se jeter sur des oreillers), mais aussi celle imaginée par Léonard de Vinci qui
aboutira un jour à la photographie. Jeux multiples de lumière, toujours.
Moments entre chiens et loups où tout semble possible, le plaisir, la
joie et le jeu – moments magiques où renaissent les étoiles que l’on croit
alors atteignables. Giuseppe Ungaretti écrivit : « Mais la nuit
disperse les distances. » Une femme désirable montée sur les épaules
d’un homme nous ouvre ses bras…
De ces impressions naît le bonheur.
Il est indigo.
Samedi 2
février 2008
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