Le directeur du Théâtre de La Passerelle aime
travailler les textes d’auteurs contemporains. Il adapte superbement le
dramaturge norvégien avec deux comédiennes en permanence sur le fil de
l’émotion.
Jon
Fosse est un grand écrivain, poète et dramaturge norvégien, âgé de 53 ans.
Traduit en de nombreuses langues, connu dans le monde entier, ses textes ont
été mis en scène par divers grands metteurs en scène. Je suis le vent est comme la quintessence de son œuvre : une
économie de mots et de vocabulaire – ordinaire –, des situations simples en
apparence, deux personnages dont on ne sait rien ou presque, qui n’ont même pas
de nom (L’un, l’autre). Une volonté que « le langage signifie tour à tour
une chose et son contraire et autre chose encore » et pourtant, un texte
qui s’offre à de multiples interprétations. Le travail de Michel Bruzat est
exceptionnel : il se concentre sur l’interprétation des deux excellentes
comédiennes que sont Natalie Royer et Marie Thomas – ici, pas de décor :
un simple banc suffit. Tout l’intérêt repose sur les voix, les souffles et les
respirations, les regards, les corps et les silences. Car le metteur en scène
donne à entendre – longuement – les silences qui ponctuent ce dialogue entre
gêne et pudeur. Des silences prolongés qui donnent à voir et à réfléchir, une
sobriété qui s’oppose aux multiples bruits, connexions et images qui polluent
désormais notre quotidien. La poésie naît autant de ces silences que de la
répétition de phrases en apparence banales.
Les
deux personnages se sont embarqués dans un bateau – l’un a sauté à l’eau (on le
sait dès le début), l’autre, qui ne savait pas naviguer, n’a pas pu le sauver.
Entretemps, il y aura eu cette tentative de partage, de la parole, de la vie,
des émotions, d’un peu de nourriture et de schnaps. L’un et son mal être, ses
fissures, son impression d’être lourd comme une pierre, l’autre essayant de le
comprendre. L’un aimant être en mer et voulant aller toujours plus loin, même
vers les vagues noires, même vers l’indicible, l’autre essayant tant bien que
mal d’amarrer le bateau ou de tenir la barre. Le banc tient lieu de navire et
rappelle par sa simple présence le vers de Prévert : le désespoir est assis sur un banc. Les lumières de Franck Roncière
donnent une épaisseur et une vie tout en douceur aux personnages ; ses
ombres semblent faire écho aux silences et projeter sur les planches la coque
de l’esquif. Une main à plat sert de carte maritime où situer les possibles
mouillages, improbable portulan.
Bien
sûr, le spectateur – suspendu à la simple parole et aux gestes à l’économie des
comédiennes – peut choisir de n’entendre que le premier degré : la
rencontre, le voyage, le plaisir d’être en mer (proche de l’ataraxie
épicurienne), de chercher une crique accueillante, la frayeur d’être dans la
houle déchaînée, l’émotion du basculement à l’eau. Reviennent à la mémoire des
souvenirs comme ceux d’Eric Tabarly, d’Alain Colas (« Où es-tu Manu Manureva ? » comme le chantait Alain
Chamfort sur des paroles de Gainsbourg), du Radeau
de la Méduse
ou bien encore de L’Odyssée.
Naufrages subis, naufrages voulus, suicide, désir d’aller plus loin, « plonger au fond du gouffre pour y
trouver du nouveau » écrivait Baudelaire qui savait que l’homme libre
toujours chérissait la mer. Radicalité du départ, comme dans la mythologie des
anciens celtes, lorsque les héros partent vers le Sidh, les îles de l’Autre
Monde. Le spectateur peut aussi trouver ici une métaphore de la vie, de
l’amitié, de l’amour.
Sans
doute pourrait-on trouver aux personnages de Jon Fosse une parenté avec les
vagabonds Vladimir et Estragon de Beckett ; sans doute le dialogue ponctué
de « oui » rappelle-t-il
encore le monologue de Molly Bloom dans l’autre Ulysse ; sans doute même le texte fait-il songer à certains
poètes ; mais il y a bien un style et une histoire propres à Jon Fosse,
sur le fil. Et ce fil ténu, les deux comédiennes s’y maintiennent avec élégance
et virtuosité, comme deux magnifiques funambules.
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