par Marie-Noëlle Agniau,
écrivain et philosophe
Il n’y a pas de photographie par
hasard. Ou du moins, le hasard peut prendre part à l’œil photographique sous
l’angle du détail. Nous avons là un réel œil photographique. J’entends par là
un réel cheminement par l’image et donc la réelle capacité (ainsi de l’artiste)
à donner un « cadre » aux choses.
(…)
L’œil photographique ne se contente pas
de voir. Il approfondit bien plus (et peut-être bien mieux) notre vision. Il
saisit ce que nous ne voyons pas ou plus, à être et passer trop rapidement et
donc à passer sans considération pour toutes les choses et les êtres qui nous
entourent.
L’œil photographique est une saisie.
Saisie du lieu. Cette saisie ne peut être que révélatrice puisque nous
précisément, nous ne « saisissons » pas. Nous voyons, nous pouvons
regarder, tout au plus avec attention mais sans saisir. Sans prendre possession
du lieu en lui donnant sa forme achevée et ouverte. Or cette saisie
essentiellement révélatrice ne l’est que parce qu’elle donne en même temps
l’espace multiple de sa vision – et rappelons-nous toujours que l’espace est
fait de dimensions. Là où nous voyons telle chose – un grillage et de l’herbe –
l’œil photographique nous redonne cette même chose, ce même ensemble dans la
profondeur des plans de perception qui lui donnent sens et permettent ainsi de
la différencier et donc de la distinguer. Aussi la photographie ne serait que
la rencontre créée par divers plans de profondeur et de surface dont l’œil
(photographique) a su trouver la pointe fulgurante. Autant dire que cette même
chose – herbe et grillage ou du linge qui sèche – devient dans et par l’œil
photographique, l’autre d’elle-même, saisie d’essence(s), trace plus vraie et
peut-être plus réelle, plus singulière, de sa propre réalité.
Révélation d’une différence, révélation
de ce qui est, révélation d’une autre qualité – ce grillage là est fin comme de
l’herbe. Sans doute pouvons-nous parler de photographie comme
« épiphanie » de la chose même. Qualité de manifestation (au moins
toujours possible – car il y a toujours du possible à voir) qu’attendait le
muscle de l’œil photographique. En cela, l’œil du photographe – lui-même à
multiples dimensions – veut voir ce qu’il veut saisir et souvent le photographe
est d’abord quelqu’un dont la volonté de « vision » ne fait que répondre
à l’œil secret des choses. Comme si les choses elles-mêmes voulaient être vues
par-delà leur présence massive et opaque. Et si par hasard (car finalement tout
arrive) quelque chose échappait à l’œil photographique – quelque chose comme de
l’imprévu – alors la saisie photographique aura cette chance ou malchance de
pouvoir faire évènement de cet imprévu et donc de laisser venir à soi une autre
dimension que celle envisagée. C’est en effet une chance. Ou pas. Car le risque
est grand de « rater ».
Le bon œil photographique sait ainsi
multiplier et accroître le réel en révélant ses épaisseurs, en dépliant ses
latitudes et ses plis, en conjuguant ses données éparses mais possiblement
liées, et donc en manifestant toujours l’angle d’une saisie. L’œil photographique
ne serait que liaison(s). Et plus les liaisons – ce qui n’empêche pas le
contraste – sont nombreuses, plus la photographie qui nous est donnée, est
pleine d’une réalité saisissante mettant à mal et déchirant nos aveuglements
utiles et fonctionnels. La photographie comme déchirure du réel et de nos
visions quotidiennes. Voilà une belle et douloureuse définition. Déchirure par
le dedans et le dehors. Voilà le fond.
L’éclatement photographique
Plénitude de la vision. Ou de la
saisie. L’œil photographique saisit une densité et une totalité : présence
active d’un monde – y compris celui d’une rue – qui était là et que pourtant
nous n’avions pas vu. Scandale ! Or l’œil du photographe répare et
transcende le scandale de chaque jour pour donner de ce quotidien, l’invisible
et pourtant si visible tissu. L’œil photographique donne à voir le creux ou le
détail, le fait surgir, comme l’envers de ce que les choses sont, réalité
d’être ni trop simple ni trop complexe mais simplement et de toute évidence, éclatante.
Au photographe alors de rendre ses photographies à l’espace infini de ce qui se
montre, sans épuisement. Ni de nous-mêmes ni dans la chose regardée.
L’Indicible frontière, n°6/7, printemps-été 2005, « Rue(s)
d’enfance(s) ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire