Romeo Castellucci a proposé à
Avignon un véritable chef-d’oeuvre inspiré de La Divine Comédie de Dante, dont seul l’esprit a été conservé,
puisque aucun dialogue, aucune parole ou presque ne sont prononcés dans son
spectacle. D’ailleurs, avant Dante, c’est le metteur en scène lui-même qui
vient se présenter devant le public de la cour d’honneur et annoncer ainsi,
avec son nom, qu’il est aussi l’auteur de ce qui va suivre – une intention
précisée par la suite avec un ballet de lettres-néons grésillant dans la nuit
et rappelant que cette parole qui nous est livrée fut d’abord écrite. De chaque
côté de la scène, ne subsistent ensuite que les guillemets, qui nous laissent à
penser que tout ce qui est montrée n’est que commentaire, interprétation,
recréation de Castellucci, même si Virgile et Béatrice semblent bien présents
sur les planches, lançant ce message essentiel : « Je t’aime même si tu n’es plus là » et encore : « Ecoute-moi, c’est moi, où
es-tu ? je t’attends ».
Inferno est une oeuvre dense, riche et
belle, poétique et très référencée, magnifiquement interprétée par des
comédiens de tous âges sachant prendre des risques (notamment physiques). Elle
associe constamment le spectateur, jusqu’au final, elle le prend à parti,
puisqu’il est et sera l’une des composantes de cet enfer. Dès le début, le
voici mort en devenir, puisque se retrouvant confronté à des chiens qui aboient
furieusement dans sa direction, comme le faisaient ceux des nazis sur les quais
d’Auschwitz où s’effectuait le tri des déportés (on voit à un moment s’aligner
les pieds de possibles gazés et un train tourner en rond). Il est coincé là et
n’en sortira plus, malgré ses coups de pieds contre les murs, ne pouvant que
suivre du regard un échappé, un démon ou un ange, grimpant à main nu sur la
façade du palais des papes jusqu’au toit, s’arrêtant le temps d’un tableau
superbe pour faire corps avec la rosace et apparaître comme L’Homme de Vitruve dessiné il y a 500
ans par Léonard de Vinci.
La
mort, le mal, et l’humanité, donc, se transmettent ici sous la forme de la
pelisse d’un chien dépecé mais aussi d’un moderne ballon de basket qu’un jeune
garçon fait rebondir et qui semble le vecteur mystérieux de la guerre et de la
destruction (on pourrait y voir une métaphore des jeunes Américains partis
bombarder l’Irak) qui embrasent très vite la façade de la cour d’honneur,
véritable « personnage » à elle seule, utilisée tout au long du
spectacle. Il n’est pas anodin de se souvenir que cette cour fut construite peu
de temps après l’écriture de La Divine
comédie – le décor et le spectacle viennent du coeur médiéval de notre
histoire, Castellucci ne l’a pas oublié, qui enflamme les lieux, y fait
circuler l’écho de paroles inaudibles et de sons inquiétants, génial créateur
d’images et de bruits. Le ballon de la mort circule, on se le passe comme un
témoin, une vieille femme essaie même de le déchirer (ce n’est pas la vie, mais
la mort qu’elle croque à pleines dents...), mais rien n’y fait. Le voile de la
mort, qui s’élève dans les cieux comme un immense ballon noir, peut aussi
recouvrir un cube où s’amusent de très jeunes enfants ; car on le sait
depuis les « malheurs du temps » médiévaux, la danse macabre
associent tous les hommes, de l’âge le plus tendre à la vieillesse, de la
pauvreté à la richesse, de la roture à la noblesse. Et la mort devient cet
immense linceul étouffant, ce souffle de la mort asphyxiant qui passe même sur
les spectateurs qui, en jouant avec lui, se préparent à leur disparition
prochaine.
Le
geste des comédiens, la chorégraphie signée par Castellucci et Cindy Van Acker
sur une musique de Scott Gibbons, les sons, les costumes du même Castellucci,
démiurge omniprésent, contribuent à la représentation de la perpétuelle
répétition des souffrances des morts en enfer : corps désarticulés, chute
en arrière, bras en croix, représentée comme le supplice infini et camusien de
Sisyphe, accidents de voiture, bruits de guerre, égorgements multipliés, vifs
saisis par les morts... On a l’impression permanente d’être au coeur du Massacre de la Saint-Barthélémy à Paris peint
au 16ème siècle par F. Dubois : les costumes sont de couleurs
vives, ce qui n’empêche pas la violence des coups portés. Au premier plan du
tableau, à droite en bas, un grand et beau cheval blanc, comme celui que Castellucci
fait tourner sur la scène et se teinter progressivement du sang des victimes.
La
danse macabre peinte sur le granit de Kernasclédenn, en Bretagne, montra la
précarité humaine après la grande peste ; celle de Castellucci intervient
après les temps obscurs du SIDA, on ne saurait non plus l’oublier. Le metteur
en scène y rend hommage à ses propres icônes, les stars, comme Marilyn Monroe,
– étoiles de la télévision ou du cinéma visibles au rebord des fenêtres, qui
seront à leur tour détrônées et s’écraseront sur la scène. Il se souvient aussi
des morts de sa Compagnie fondée en 1980, la Società Raffaello Sanzio. Castellucci
voit enfin un possible successeur de Dante en Andy Warhol, qui commença ses
séries sur la mort et les catastrophes au début des années 60, ou s’amusa à
peindre des criminels et à démultiplier le visage de Monroe après son suicide.
Au point de le mettre en scène, photographiant un accident de voiture ou
devenant humaine horloge baudelairienne. D’ailleurs, comme Castellucci semble
le faire en ouverture d’Inferno,
Warhol s’inspira aussi de l’oeuvre de Léonard de Vinci.
Mieux
que bien des interprétations bavardes, l’oeuvre sans paroles de Romeo
Castellucci, avec sa mer oscillante de morts (ou ses eaux du Léthé), est sans
doute l’un des plus beaux hommages à Dante et à son oeuvre incroyable,
proposant au spectateur de projeter ses propres fantasmes sur ce mystère
éternel dont parla aussi, à sa manière, le Jean de L’Apocalypse, dont le nom tagué sur un mur accompagne en permanence
le spectacle. Une ultime conclusion illumine chacun au final, cette mort est
notre commun devenir, notre absolue certitude, seules subsistent trois lettres
éclairées, comme une terrible promesse : « toi ».
Juillet 2008.
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