« Les bibliothèques sont
fascinantes : parfois, on
a l’impression de se trouver sous la
marquise d’une
gare et, à la consultation de livres
concernant des
terres exotiques, on croit voyager vers
des rivages lointains. »
Umberto Eco, Le cimetière de
Prague, Grasset, 2011.
On m’a remis il y a peu le Dictionnaire complet de Pierre Larousse,
édition 1913, qui avait appartenu à mon arrière grand-père Emile. La définition
de bibliothèque y est assez
lapidaire : étymologie grecque (l’armoire à livres), la collection de
livres, le lieu où ils sont rangés. Il y a au-dessus un mot plus amusant :
bibliomanie, passion excessive pour
les livres (de mania, folie). Ainsi
donc je suis un grand malade : un bibliomane – d’une maladie à la fois incurable,
chronique et finalement qui m’a laissé en vie ; paradoxalement, une
maladie qui m’a aidé à vivre. C’est une maladie génétique, atavique : mon
grand-père maternel – Marcel – était typographe (avant de devenir caviste), mes
parents lisaient, m’ont encouragé à le faire, m’ont donné le goût des
bibliothèques.
La première que j’ai fréquentée (dès
que ma mère m’eût appris à lire) – qui demeure chère à mon cœur – était la
bibliothèque du comité d’établissement de la S.N.C.F., on disait : « la bibliothèque
de la gare » et, en effet, elle était intégrée à la gare des Bénédictins,
à Limoges – qui sait ? peut-être à l’emplacement même de la bibliothèque
des moines des temps jadis. On y entrait par la place Maison-Dieu. Je ne me
souviens pas vraiment des lieux : des rayonnages, des dames charmantes qui
me conseillaient des lectures, la main de papa sur le trajet. Mon père, c’était
quelqu’un ! Il avait conduit des locomotives à vapeur – des vraies, avant
de passer au diesel. Tout ça, c’était expliqué dans deux beaux livres : Les trains, d’Alain Grée, chez Casterman
(1964), dans la collection Cadet-Rama, où j’avais pour guides Achille et
Bergamote, qui m’expliquaient le métier de papa, et Trains d’aujourd’hui, de Jean Riverain, un grand album cartonné
chez Gautier-Languereau (1963). Dès les premières pages de celui-ci, je voyais
se croiser la machine à vapeur et l’autorail, les formidables engins que
conduisaient mon père. Enfant, j’ai beaucoup plus fréquenté cette bibliothèque
ferroviaire qui m’ouvrait sur les grands espaces, que la vénérable bibliothèque
municipale de Limoges.
Celle-là aussi, c’était quelque
chose ! Etriquée au centre-ville, non loin de la rédaction du quotidien
communiste local, elle s’étageait sur plusieurs niveaux dont le sol était
recouvert de linoleum digne d’un commissariat est-allemand et les couloirs
ponctués de vitrines balzaciennes. Dans la longue salle d’études, au dernier
étage, où il était question de travailler à nos mémoires de maîtrise et autres
thèses aux sujets énigmatiques pour les profanes, nous nous serrions les uns
les autres sur nos étroites tables de bois, surveillés par des bibliothécaires
sévères en blouses, tandis que de vieilles dames parlant occitan se disputaient
la presse quotidienne en mettant en œuvre des stratégies complexes. Pour
demander des livres, il fallait appuyer sur une sonnette près de la porte,
attendre, attendre que les magasiniers viennent chercher les petites fiches
blanches et roses, attendre, attendre pendant qu’ils se perdaient dans le
labyrinthe mystérieux des réserves, attendre, attendre qu’ils reviennent,
parfois sans l’ouvrage espéré. Il fallait aussi se soumettre à l’humiliation de
l’amende pour tout retard de restitution de livres, préparer sa monnaie,
récupérer le reçu établi en bonne et due forme. Et pourtant, j’avais aussi
appris à aimer cette bibliothèque à l’ambiance surannée.
Plus
tard, j’ai fréquenté – pour mes études – le cabinet des manuscrits du quadrilatère
Richelieu, où se trouvait la Bibliothèque
Nationale de France, dans le 2ème arrondissement
de Paris, ouverte au public depuis Louis XIV. Ce n’était pas rien, de trouver
le bon catalogue, de s’asseoir à une table, de commander un recueil de textes
du 14ème siècle, de le lire dans un silence à peine troublé par les
pages que tournaient les autres chercheurs venus du monde entier, avec qui je
m’entretenais devant la machine à café (comme les places nous étaient
assignées, je devais me lever au bon moment pour rejoindre la jolie médiéviste
espagnole). J’étais alors comme hors du temps – le temps arrêté des
bibliothèques, à peine rythmé par la course du soleil à travers les grandes
fenêtres. On se serait cru dans un scriptorium :
nous étions les nouveaux copistes, les ordinateurs portables n’existaient pas.
Aujourd’hui, la Bibliothèque
francophone multimédia de Limoges est un temple de verre éclairé par les écrans
d’ordinateur ; elle est claire, vaste, fonctionnelle, pratique,
labellisée, structurée, culturellement animée – seule une fresque gallo-romaine
la relie au passé. Elle m’ennuie : j’y trouve immédiatement tout ce que je
cherche, les bibliothécaires y sont sympathiques et les magasiniers certains de
ne plus se perdre. Les étudiants, les chercheurs et les lecteurs n’y semblent
plus contraints, les frôlements sont plus rares, les vieilles dames ne se
battent plus pour les journaux, on lit tranquillement au milieu des plantes. Unique
fantaisie les jours de pluie : un sceau est placé sous l’éventuelle fuite.
Il ne faut pas que les vieilles dames se cassent le col du fémur.
Ma vraie bibliothèque, c’est ma
maison, dans la campagne limousine. Il y a des livres partout : sur des
étagères de pin, dans des bibliothèques réalisées sur mesure, dans des caisses
de fleuriste alignées les unes contre les autres. Sur la banquette du piano,
sur les chaises, par terre, sur mon bureau, dans les chambres des enfants.
Ma bibliothèque rêvée est un chaos où je puise un semblant d’ordre et le
souvenir de la main de mon père.
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