vendredi 21 décembre 2012

La bibliothèque de la gare



« Les bibliothèques sont fascinantes : parfois, on
a l’impression de se trouver sous la marquise d’une
gare et, à la consultation de livres concernant des
terres exotiques, on croit voyager vers des rivages lointains. »

Umberto Eco, Le cimetière de Prague, Grasset, 2011.


            On m’a remis il y a peu le Dictionnaire complet de Pierre Larousse, édition 1913, qui avait appartenu à mon arrière grand-père Emile. La définition de bibliothèque y est assez lapidaire : étymologie grecque (l’armoire à livres), la collection de livres, le lieu où ils sont rangés. Il y a au-dessus un mot plus amusant : bibliomanie, passion excessive pour les livres (de mania, folie). Ainsi donc je suis un grand malade : un bibliomane – d’une maladie à la fois incurable, chronique et finalement qui m’a laissé en vie ; paradoxalement, une maladie qui m’a aidé à vivre. C’est une maladie génétique, atavique : mon grand-père maternel – Marcel – était typographe (avant de devenir caviste), mes parents lisaient, m’ont encouragé à le faire, m’ont donné le goût des bibliothèques.
            La première que j’ai fréquentée (dès que ma mère m’eût appris à lire) – qui demeure chère à mon cœur – était la bibliothèque du comité d’établissement de la S.N.C.F., on disait : « la bibliothèque de la gare » et, en effet, elle était intégrée à la gare des Bénédictins, à Limoges – qui sait ? peut-être à l’emplacement même de la bibliothèque des moines des temps jadis. On y entrait par la place Maison-Dieu. Je ne me souviens pas vraiment des lieux : des rayonnages, des dames charmantes qui me conseillaient des lectures, la main de papa sur le trajet. Mon père, c’était quelqu’un ! Il avait conduit des locomotives à vapeur – des vraies, avant de passer au diesel. Tout ça, c’était expliqué dans deux beaux livres : Les trains, d’Alain Grée, chez Casterman (1964), dans la collection Cadet-Rama, où j’avais pour guides Achille et Bergamote, qui m’expliquaient le métier de papa, et Trains d’aujourd’hui, de Jean Riverain, un grand album cartonné chez Gautier-Languereau (1963). Dès les premières pages de celui-ci, je voyais se croiser la machine à vapeur et l’autorail, les formidables engins que conduisaient mon père. Enfant, j’ai beaucoup plus fréquenté cette bibliothèque ferroviaire qui m’ouvrait sur les grands espaces, que la vénérable bibliothèque municipale de Limoges.
            Celle-là aussi, c’était quelque chose ! Etriquée au centre-ville, non loin de la rédaction du quotidien communiste local, elle s’étageait sur plusieurs niveaux dont le sol était recouvert de linoleum digne d’un commissariat est-allemand et les couloirs ponctués de vitrines balzaciennes. Dans la longue salle d’études, au dernier étage, où il était question de travailler à nos mémoires de maîtrise et autres thèses aux sujets énigmatiques pour les profanes, nous nous serrions les uns les autres sur nos étroites tables de bois, surveillés par des bibliothécaires sévères en blouses, tandis que de vieilles dames parlant occitan se disputaient la presse quotidienne en mettant en œuvre des stratégies complexes. Pour demander des livres, il fallait appuyer sur une sonnette près de la porte, attendre, attendre que les magasiniers viennent chercher les petites fiches blanches et roses, attendre, attendre pendant qu’ils se perdaient dans le labyrinthe mystérieux des réserves, attendre, attendre qu’ils reviennent, parfois sans l’ouvrage espéré. Il fallait aussi se soumettre à l’humiliation de l’amende pour tout retard de restitution de livres, préparer sa monnaie, récupérer le reçu établi en bonne et due forme. Et pourtant, j’avais aussi appris à aimer cette bibliothèque à l’ambiance surannée.
                Plus tard, j’ai fréquenté – pour mes études – le cabinet des manuscrits du quadrilatère Richelieu, où se trouvait la Bibliothèque Nationale de France, dans le 2ème arrondissement de Paris, ouverte au public depuis Louis XIV. Ce n’était pas rien, de trouver le bon catalogue, de s’asseoir à une table, de commander un recueil de textes du 14ème siècle, de le lire dans un silence à peine troublé par les pages que tournaient les autres chercheurs venus du monde entier, avec qui je m’entretenais devant la machine à café (comme les places nous étaient assignées, je devais me lever au bon moment pour rejoindre la jolie médiéviste espagnole). J’étais alors comme hors du temps – le temps arrêté des bibliothèques, à peine rythmé par la course du soleil à travers les grandes fenêtres. On se serait cru dans un scriptorium : nous étions les nouveaux copistes, les ordinateurs portables n’existaient pas.
            Aujourd’hui, la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges est un temple de verre éclairé par les écrans d’ordinateur ; elle est claire, vaste, fonctionnelle, pratique, labellisée, structurée, culturellement animée – seule une fresque gallo-romaine la relie au passé. Elle m’ennuie : j’y trouve immédiatement tout ce que je cherche, les bibliothécaires y sont sympathiques et les magasiniers certains de ne plus se perdre. Les étudiants, les chercheurs et les lecteurs n’y semblent plus contraints, les frôlements sont plus rares, les vieilles dames ne se battent plus pour les journaux, on lit tranquillement au milieu des plantes. Unique fantaisie les jours de pluie : un sceau est placé sous l’éventuelle fuite. Il ne faut pas que les vieilles dames se cassent le col du fémur.
            Ma vraie bibliothèque, c’est ma maison, dans la campagne limousine. Il y a des livres partout : sur des étagères de pin, dans des bibliothèques réalisées sur mesure, dans des caisses de fleuriste alignées les unes contre les autres. Sur la banquette du piano, sur les chaises, par terre, sur mon bureau, dans les chambres des enfants.

Ma bibliothèque rêvée est un chaos où je puise un semblant d’ordre et le souvenir de la main de mon père.

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