Cher François Bon,
je
me permets de te tutoyer, parce que j’aurais bien du mal à voussoyer celui avec
qui je partage un intérêt plus que marqué pour les Stones, Dylan ou Led
Zeppelin. Je viens d’achever la lecture de ton plaidoyer pour les nouveaux
supports de la littérature – évolution inéluctable dans laquelle je me trouve
pris comme dans une nasse, sans rien y pouvoir, sans y être vraiment opposé non
plus (triomphe du système cybernétique), comprenant bien qu’elle est en partie
initiée et contrôlée par de grands groupes capitalistes dont la motivation est
le profit et qui ont réussi à faire passer un patron ultra-libéral récemment
disparu pour un gourou sympathique et libertaire. Cette mutation a eu lieu, il
serait vain de le nier. Nous sommes désormais dans l’immédiateté, l’hyper
connexion, l’hyper présent. Il faut vérifier à chaque instant si nous avons un
message, sur notre iphone, notre ipad, si nous sommes sollicité par un nouvel
« ami » – quelle blague, ce terme galvaudé ! – sur
Facebook, bref être dans la distraction permanente. Certes, une initiative
comme publie.net (dont le postulat « le
contemporain s’écrit numérique » est discutable) peut aider à mettre
du sens dans tout cela mais, je te prie de me croire, mes élèves ne sont pas
connectés en permanence pour accéder à la littérature, la poésie ou la
philosophie (si ce n’est pour faire un copié collé de temps à autre). On sent
poindre la dictature soft des marchés derrière les écrans de veille, n’est-ce
pas (sans même soulever la question de l’exploitation de ceux qui fabriquent
les objets dont on nous dit un si grand bien – par exemple les 700 000
chinois travaillant pour Apple – ni celle de la pollution à outrance des sites
producteurs).
Il
n’est pas anodin que tout cela prenne de l’ampleur au moment où mon presque
voisin l’éditeur-typographe René Rougerie disparaît, juste après avoir édité
l’œuvre poétique de Xavier Grall. Rougerie symbolisait la résistance – celle face à l’ennemi pétainiste ou nazi ; celle
face à la marchandisation idiote du livre (Ah ! sa dénonciation des Fêtes des ânes – c’est-à-dire du
livre… !). Certes, tout ceci existait avant le numérique, mais on a
l’impression que celui-ci a permis l’accélération et la généralisation du
phénomène. Sa mondialisation. Cher François, Rougerie fabriquait les livres que
j’aime : ceux dont on coupe les pages, que l’on respire, que l’on caresse,
avec qui on a une relation sensuelle, qui contribue grandement au plaisir de la
lecture. Ceux qui exigent du temps, de la concentration et du calme – quand je
lis un tel ouvrage sous les chênes de mon jardin, je n’ai pas envie d’aller
voir toutes les cinq minutes si on m’a laissé un message : je savoure la
littérature ; je suis en communion avec un écrivain. Et ces livres, je ne
les commande pas d’un clic – au détriment des libraires –, comme on achète un
paquet de lessive, mais je les cherche
(ou les découvre) durant parfois plusieurs heures sur les tables et les
étagères de libraires brouillons et de bouquinistes – comme mon ami Frédéric
Bazin, à Brive, dont la boutique porte le nom si bien choisi de L’Ivresse, car c’est bien aussi ce
désordre reconstructeur[1] que
je cherche dans la poésie et la littérature, que ne permet plus le système
positiviste et technologique dont tu fais l’éloge.
23 décembre 2011.
[1] Il y aurait beaucoup à
dire sur le plaisir de lutter avec le vent sur la plage de Port-Louis, en
Bretagne, pour arriver à lire son Libé –
combat poétique que ne permet pas l’ipad par ailleurs menacé par le moindre
grain de sable.
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