Pourquoi ai-je envie d’écrire à
propos de Pierre Bergounioux ? Parce qu’il a enseigné mes cousins
lorsqu’il était professeur au collège d’Orsay ? Parce qu’il a fait comme
moi des rêves de révolution jamais advenue ? Parce que nous avons tous les
deux usé nos fonds de culottes sur les bancs des classes prépas du vieux Lycée
Gay-Lussac à Limoges ? Parce qu’il m’a aimablement répondu lorsque je lui
ai envoyé quelques textes ? Parce qu’il fut à la fois si brillant et si
proche lorsque nous nous rencontrâmes à l’occasion de La Folie les Mots, en 2006, à Faux-la-Montagne ?
Parce
que c’est un grand écrivain dont l’écriture me touche.
Parce
qu’il a écrit, dans Miette : « le haut plateau granitique du Limousin
fut l’un des derniers refuges de l’éternité. Des êtres en petit nombre y
répétaient le rôle immémorial que leur dictaient le sang, le sol et le rang.
Puis le souffle du temps a touché ces hauteurs. Ce grand mouvement a emporté
les personnages et changé le décor. On a tâché de fixer les dernières paroles,
les gestes désormais perdus de ce monde enfui. »
Parallèlement
mais différemment de Richard Millet et de Pierre Michon – oui, trois des plus
grands écrivains français sont des écrivains limousins ! –, il a dit cette
« zone imprécise, plissée, qui
sépare l’Auvergne de l’Aquitaine » qui est nôtre, où une civilisation
a longtemps perduré, avant de disparaître emportée par une triste modernité. Civilisation
toutefois non idéalisée, qui avait tout de la froideur des salons froids de
l’enfance où l’on utilisait des patins pour ne pas rayer le sol ; celle,
peut-être, d’un monde étriqué qui pesait sur les aspirations adolescentes à
l’ailleurs et au bouleversement : « la
petite ville en quoi le monde a consisté, d’abord, pour moi, flottait dans les
profondeurs enchevêtrées de la durée. »
Quand
il jouait avec ses Dinky Toys, petit
garçon né en 1949, il avait sans doute l’envie de monter dans la Studebaker
Commander dessinée par Raymond Loewy, pour s’échapper, et rejoindre sous les
tropiques, par-delà les océans, des guerilleros barbus, porteurs de tous les
espoirs d’une génération, mais devenus geôliers quelques décennies plus tard. Sans
doute rêvait-il aussi de forteresses volantes, comme celle dont il a imaginé la
destruction dans B-17 G. Il se
souvenait de la moto pétaradante de son père. Les limousines sont aussi des voitures, ne l’oublions pas : le
syndrome du départ est dans nos gênes, ou en tout cas dans nos mémoires :
l’épopée des maçons de la Creuse est aussi la notre. Bergounioux, lui, a
abandonné « l’univers des origines [qui]
ruisselait de sources, miroitait d’étangs »
pour rejoindre l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud et devenir agrégé
de lettres modernes. Il a quitté l’état de sauvagerie
pour rejoindre les élites des « milieux
avancés dont la sensibilité, le sentiment qu’ils ont de leur valeur, se
traduisent par une stylisation de la vie quotidienne. »
Mais
l’agrégé est devenu dans le même temps fonctionnaire de l’Education Nationale,
subissant le collège unique et ses monceaux d’innombrables copies à
corriger : « Levé à cinq
heures. Je corrige des copies jusqu’à sept heures et demie (…) Quatre heures de
cours. » Subissant mais participant et s’impliquant – l’éternel
paradoxe des professeurs. Pierre Bergounioux est devenu un moine copiste,
cistercien laïc, laborieux et émacié, il a transformé sa vie en scriptorium. Il n’a pas pris la
kalachnikov mais la plume. Ecrivant encore et encore : ses Carnets de notes chaque matin, où il se
fait pudique et admirable chroniqueur de l’écriture elle-même, de la vie
familiale – parfois difficile –, aux côtés de Catherine, tendrement aimée, de
l’apprentissage du métier de père, de la vie ou de la perte des proches, des
amis et des illusions ; ses romans et ses essais ; sa correspondance,
notamment avec Ernst Jünger. Sa proximité avec François Bon ou Pierre Michon. Ecriture
et lecture, permanente, curieuse de littérature et de philosophie. Un homme de
lettres (et de l’être). D’un monde finalement hors des temps actuels où
semblent triompher l’égoïsme, le libéralisme et l’inculture.
Parti
d’un monde où les héros pêchaient la truite pour aller rencontrer ceux de la Parabole de Faulkner, Pierre Bergounioux
n’a cessé d’y revenir pour y traquer le mythe et nous le révéler, à nous qui
nous sentions orphelins et qui étions fils de la désespérance et de la fin
annoncée de l’histoire ; il nous a proposé des Simples, magistraux et autres antidotes. Il a fini par
écrire : « Je suis de Brive. Si
j’ai mis longtemps à concevoir qu’on puisse naître ailleurs, vivre autrement,
ce fut par la force des choses. » Il nous a donné un pays et une
mémoire, quand son propre père les perdait.
Sculpteur
de ferraille – alors ferrailleur
comme un mousquetaire, mais contre la langue et les mots –, entomologiste
(Gide : « Les plus beaux sujets
de drame nous sont proposés par (…) l’entomologie. »), Pierre
Bergounioux nous dit l’indicible livre après livre.
12 février 2008
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