mercredi 27 mars 2019

Dom Juan ou Le Festin de Pierre Un spectacle de Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra


En 1991, j’avais aimé le Don Juan d’origine de Louise Doutreligne, ou la représentation improbable du Don Juan de Tirso de Molina par les Demoiselles du Collège de Saint-Cyr en l’an 1696, d’après Tirso de Molina et la correspondance de Madame de Maintenon, une pièce mise en scène comme toujours avec talent par Jean-Luc Paliès. Le beau spectacle de Jean Lambert-wild et de Lorenzo Malaguerra vient à nouveau de me réjouir, de manière différente. En 1957, dans le Bulletin hispanique, Charles-V. Aubrun écrivait, à propos de la pièce de Tirso de Molina, El burlador de Sevilla : « … le personnage se prête volontiers à une interprétation toute moderne : étranger dans un monde sans lois valables, il se damne en toute lucidité ; seul, il assume son destin. » La version proposée à L’Union est tirée, inspirée, à la fois par Molière, mais aussi par « le mythe de Don Juan », après « la lecture de mille et une versions littéraires, théâtrales et fantasques du mythe ». Et dans ceux qui ont réfléchi [à]et construit ce mythe, on songe aussi inévitablement à Albert Camus, dont on se souvient qu’il fit l’apologie de Don Juan dans Le Mythe de Sisyphe, faisant de lui un exemple de l’homme absurde, en tant que personnage séducteur, conquérant et acteur, qui vit dans l’accumulation d’un présent lucide sans espérer la promesse d’une éternité. « Il ne nourrit aucune espérance quant à l’au-delà, et il se contente d’accumuler le nombre de ses séductions, d’épuiser ses chances d’aventure et de vivre le plus intensément possible chaque instant. Camus considère que la séduction de Don Juan est libératrice. »[1]
Le spectateur de L’Union est d’abord face à un décor imposant : une jungle tropicale et colorée – presque psychédélique – en tapisserie en point numérique d’Aubusson alliée à de la porcelaine de Limoges (escalier monumental, superbes souliers), une scénographie magnifique de Jean Lambert-wild et Stéphane Blanquet, réalisée avec le soutien de la fabrique Porcelaines de la Fabrique et l’entreprise Néolice. Les lumières de Renaud Lagier, le son de Jean-Luc Therminarias, contribuent à rendre le lieu à la fois vivant, étouffant et inquiétant. A n’en pas douter, la moiteur menace. D’ailleurs, Dom Juan est malade, il tousse – l’ensemble est malsain. Est-ce une allusion à Hispaniola, où Tirso de Molina fut prêcheur ? A La Réunion où Jean Lambert-wild passa sa jeunesse et dont il voulut s’échapper ? Aux plantations de tabac dont quelques sacs décorent la scène, comme pour illustrer la fameuse tirade de Sganarelle, chez Molière, qui affirme que « le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. » ? On est heureux que l’artisanat d’art limousin soit mis à l’honneur, même si, à un moment, on s’amuse à casser le vase en porcelaine de Limoges comme jadis Molière cassa l’image du Limousin en le moquant sous les traits de Monsieur de Pourceaugnac.
Jean Lambert-wild et Catherine Lefeuvre ont quelque peu modifié l’ordre des dialogues de Molière, adapté le texte pour le rendre, en quelque sorte, plus dynamique. On retrouve avec plaisir, dans le rôle de Dom Juan, le clown blanc Gramblanc – personnage cher au directeur de L’Union – les cheveux orange comme ceux d’Alex DeLarge, le jeune délinquant obsédé par le sexe dans Orange mécanique de Stanley Kubrick (d’ailleurs, dans cette pièce comme dans le film, on fait apparaître un fauteuil roulant). Dom Juan serait-il un punk ? On le sait, il semble être un libertin – au sens du XVIIe siècle. Il s’agit de refuser la morale dogmatique, celle dispensée au nom d’un créateur dans lequel Dom Juan ne croit pas. Chez Molière, c’est dans la scène II de l’Acte V qu’il dénonce avec force l’hypocrisie, « un vice à la mode ». Ce fut aussi le combat du dramaturge dans Tartuffe. Une dénonciation ô combien d’actualité au fur et à mesure que se dévoilent les errements de certains au sein de l’Eglise contemporaine. Cependant, le  faux  libertin  est  la  réponse  de  Molière  à  la  censure  du  faux  dévot et le salut n’est pas non plus dans la posture d’Alceste, le faux misanthrope. L’étymologie grecque du mot hypocrite nous rappelle qu’il a un lien avec la comédie, la mauvaise conduite, et même le jeu d’acteur. Don Juan est aussi au centre de tout cela. Le décor lui ménage en hauteur une petite loge d’acteur où il peut se maquiller à loisir. Car c’est un noble débauché et dangereux – pour le malheur de son père qui lui reproche  de  ne pas  faire  preuve  des  qualités  intérieures  qu'exigeraient ses privilèges – qui utilise le mensonge pour séduire les femmes et circonvenir les hommes. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut devenir aimable. Et ses justifications philosophiques, dans son dialogue quasi socratique permanent avec Sganarelle – interprété avec puissance et avec un immense talent par Steve Tientcheu, grand comédien, laquais noir face à son maître blanc – ne sauraient finalement lui donner raison, puisqu’il fait souffrir ses conquêtes. Il est d’ailleurs ici armé de pistolets pétaradants et n’hésite pas à percer comme un ballon de baudruche le ventre d’Elvire enceinte, dont le costume sombre n’est pas sans rappeler à la fois celui de la veuve d’amour qu’elle est devenue et celui des femmes d’avant 1914, qu’essayaient de délivrer les « faiseuses d’anges » à l’aide de mortelles aiguilles à tricoter. Dom Juan le cruel absolu. Sganarelle résume : « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d’Epicure, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on peut lui faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. » Certes, mais attention aux donneurs de leçons hypocrites : lorsque Dom Juan fait l’aumône à un pauvre hère, sous couvert d’humanisme, c’est Sganarelle qui le dépouille et le fait trépasser avec force hémoglobine.
Le mythe éternel nous est conté, la tragédie se joue. On nous l’annonce dès le début, par le costume-même de Sganarelle (un squelette omniprésent), par le squelette avec lequel joue Dom Juan, par le crâne qu’il essaie de cacher, par l’horloge aux aiguilles cassées car l’heure du trépas a déjà sonné, par la toux incessante – un cancer des poumons dû au tabac, peut-être, ou des accès de tuberculose tels qu’en connut Camus. La présence menaçante et fumeuse du Commandeur est suggérée, jusqu’à l’arrivée des spectres à la fin, qui portent le même costume que celui qu’ils vont emporter, signifiant par là que c’est bien lui l’artisan de son propre trépas. C’est une danse macabre permanente qui accompagne le séducteur amoral, comme celle que l’on peut voir sur les murs de l’église de Kernascléden, dans le Morbihan, comme celles chantées dans les gwerzioù bretonnes, notamment par Yann-Fañch Kemener, artiste ami de Jean Lambert-wild, qui disparut au moment de la préparation de la pièce. Le festin de pierre nous attend tous, ne l’oublions pas.
Mais on rit aussi, à ce spectacle tragique, devant le clown cynique et narcissique qui cabotine et cabriole, sautant avec souplesse sur les tables ou grimpant les escaliers comme Buster Keaton dans ses plus belles scènes. On s’amuse honteusement des mauvais tours qu’il joue aux femmes, goûtant ses artifices abjects, de la peur qu’il inflige à Sganarelle ou à ce chœur extraordinaire qui accompagne tout le spectacle : trois formidables musiciens et chanteurs suisses perchés – dans tous les sens du mot –, de la Compagnie de l’Ovale, avec leurs instruments de cirque et bizarres (la scie musicale), leur jeu burlesque désopilant. Après tout, les musiciens ont aussi souvent été inspirés par Don Juan, Glück, Gazzaniga ou le génial Mozart. Ici, on désacralise, entre disco, paillettes, et rock-jazz. De jeunes comédiens de l’Académie de L’Union sont associés à la création et se relaient pour interpréter les autres personnages. 
Le spectacle est donc particulièrement réussi, beau et divertissant et nous fait réfléchir de belle manière aux grandes questions éternelles qui sont soulevées par le mythe donjuanesque, puisque la pièce jouée est éminemment philosophique. Liberté, liberté chérie, mais à quel prix ?


[1] R. de Diego, « Le « donjuanisme » de Camus », MuseMedusa Revue de littérature et d’art modernes

vendredi 8 mars 2019

Comment vivre en poète: Marie-Noëlle Agniau, Jérôme Leroy, Eric Poindron

Marie-Noëlle Agniau à Brest (c) L. Bourdelas

            J’ai déjà écrit combien j’aimais l’écriture de ces trois poètes, combien je m’en sentais proche. Eric Poindron (qui ne fait pas partie des poètes qui « intriguent dans les réunions de poètes ») publie au Castor Astral Comment vivre en poète 300 questions au lecteur et à celui qui écrit préfacé par CharElie Couture qui écrit : « Vivre en poète n’est pas un choix (…) un jour, on s’aperçoit que c’est inexorable : on est perméable à l’influence d’autrui. Un jour, on se veut libre. » Oui, la poésie est une histoire de liberté – elle n’est peut-être que cela. Et le nouveau recueil de Poindron se déploie aux grands vents de la liberté, dans le fond comme dans la forme, à la fois traité poétique érudit, profond et léger, drôle, philosophique (car il ne cesse de (se) poser des questions, heureusement sans toujours y répondre, ou alors avec des peut-être), accompagné, comme toujours, par une foule d’autres auteurs captivants, de la France à la Chine et à bien d’autres recoins de la planète – car Poindron rend hommage à une belle Compagnie fraternelle. Peut-on encore écrire dans une critique qu’un texte est beau ? Pourtant, c’est bien le cas de celui-ci, avec ses considérations, ses circonvolutions, ses images et métaphores fulgurantes, son style. « Vivre en poète, c’est peut-être chercher des itinéraires insolites en dehors de tout chemin préconçu, siffloter en observant la lune et tordre le cou aux apothicaires et à leur vilain calcul. » Et puis surtout, il va à l’essentiel avec les dérives « vers les enfances fragiles », qui sont au cœur-même de la création poétique – Baudelaire parlait du « vert paradis des amours enfantines ». Toutes ces choses étranges et merveilleuses qui font du poète à la fois un provocateur, un aristocrate, un gueux, un anarchiste, qui le rendent précieux et ridicule. Ars poetica original et puissant, ce recueil fabriqué en lisant, en écrivant, parle de marges (avec Georges Perros) et d’inutilité, de rêves de nuit et de sentiment, de nos frères les oiseaux, de photographie, de coups de baguette, de la relation amoureuse que le poète entretient avec la nuit… Bref, de toutes ces choses tellement inutiles qu’elles sont les seules à nous permettre de vivre. Il nous dit aussi que « le temps est un fruit confit d’antan ». Si le poète le mange et s’en délecte, peut-être abolira-t-il la mort ?

            Jérôme Leroy est pour moi avant tout un élégant poète, c’est-à-dire qu’il a du style. Nager vers la Norvège, son nouveau recueil paru chez La Table Ronde, dont le titre occupe la bouche comme un vin gouleyant qui aurait plu à Pirotte, en est la preuve évidente. « Il faut savoir dater/aussi/son plaisir d’être au monde/malgré tout » écrit-il dès la première page. Eric Poindron (dédicataire de l’un de ses poèmes) l’a dit, je le répète : « le temps est un fruit confit d’antan » ; alors le poète – ici Leroy, ailleurs Proust, Rouffanche, Follain ou Charles d’Orléans – part à sa recherche avec panache, même si l’aventure s’achèvera avec mélancolie et/ou nostalgie (Leroy évoque joliment « le tweed du temps » et dit que « l’âge et une certaine gueule de bois/[l]e rendent aussi fragile/que la trame du ciel »). Leroy voyage « comme dans le monde d’avant », sans portable ni GPS (plutôt avec une vieille carte Michelin), sur les routes départementales, du côté de Vierzon et d’Aubusson – destinations improbables, villes assoupies de la France provinciale, pompidolienne (avec ses DS et ses ID ou ses R 16 bleues), celle des Trente glorieuses et du Parti Communiste, sous-préfectures endormies, douces avec leurs squares, leurs statues de gloires locales, leurs trains régionaux (et notamment la magnifique ligne Limoges-Ussel, où l’on croise des contrôleuses « aux yeux de forêt »), « les toits de lauze en Corrèze ». Une France apaisée, charnelle, des bistrots, où l’on se sent chez soi, une France qui n’est ni celle de l’Europe technocratique, ni celle du numérique, une France qui se dissipe comme un rêve qui passe, qui fait dire à l’auteur – dans un très beau texte – : « je suis français par une certaine aptitude à la mélancolie ». Jusqu’à écrire aussi : « Je suis le souvenir de moi-même plus que moi-même ». De là naît aussi la poésie. Comme des amours douloureuses et déraisonnables car impossibles ou disparues, par exemple pour « l’adolescente du dimanche soir » croisée sur une départementale ou pour celle qui passe sur la plage, pour Corinne aimée en 1979 que le poète cherche dans les cartons de copies du temps jadis ou pour « une jeune fille/en gilet fluo » qui accompagne des enfants à Dinard. C’est donc tout ce qu’il a à déclarer, ce temps enfui ? « Il aurait fallu ne pas/redémarrer/des années 70 »… Oui, c’est bien ça, garder nos pères jeunes, éternellement, demeurer petits garçons, écouter la météo marine à la radio… Alors pour conjurer le sort, on croit (ou pas) à la révolution, on écrit de la poésie, on évoque les courts bonheurs essentiels : faire la sieste sous les tamaris, regarder une jeune fille en bikini qui rit et rappelle toutes les héroïnes de la Grèce ancienne, écouter Joe Cocker et du doo-wop, croire finalement que l’éphémère est immortel, en attendant « d’aller boire avec les poètes au royaume des morts. »

            Autre ( ?) poésie, celle de Marie-Noëlle Agniau, qui livre Psalmet suivi de La légèreté de l’arc et des flèches chez La Porte, où elle a déjà publié de nombreux recueils cousus de petit format qui constituent comme une œuvre à part dans son œuvre. Chaque poème est accompagné, en bas de page, par le leitmotiv Pirogue – Psalmet – Pirogue qui donne un rythme permanent à l’ensemble, et il faut avoir vu l’auteur lire ses textes à haute voix pour savoir combien ce rythme lui importe. Saint Psalmet est le nom d'un ermite connu dans la Montagne limousine, pour avoir fondé la ville d'Eymoutiers. Comme il se doit, on lui attribue des miracles, il guérit, il rend la vue. Une autre réponse aux questions d’Eric Poindron : le poète rend la vue, il donne à voir ce qu’on ne regardait plus. Chez Marie-Noëlle Agniau, ce peut être un « petit fagot [qui] brûle de côté » ou « le grain d’un papier », bref « les petites choses qui ne valent même pas 5 grammes » qu’elle s’efforce de peser, c’est-à-dire de nommer. Il est ici question d’une nature réconfortante, d’un bonheur possible – celui des jeux et des paroles d’enfants – mais sans cesse menacé : « Le maître voilier fabrique aussi des linceuls », les missiles volent, les gaz asphyxient, il y a « un bouquet d’enfants morts », des hurlements, trop de cendres, les espèces meurent. Les images sont constamment belles et puissantes : « L’aube est pareille aux bêtes et rage d’être née toute nue » et le frère disparu (prétexte à écriture) devient superbement Orrorin, du nom d’une espèce éteinte d'hominines du Miocène supérieur – d’ailleurs, elle-même se dit « ancien royaume ». La poésie pour éclairer jusqu’à la nuit des temps. Pirogue, sa poésie coule comme un grand fleuve qui charrie les impressions, les sentiments, les références bibliques et grecques, chante comme une comptine d’enfant, elle se nourrit de mots et de jeux contemporains (les nerfs, les vortex…), elle essaie de dissiper la brume ou le brouillard, de chasser les nuages et les ténèbres, de retrouver « le halo bleu des fleurs », de détecter une vision. Elle est poète, elle est Psalmet, elle est le « Cyclope/amoureux d’une sirène », elle aide à recouvrer la vue, la lumière, à colorier les planètes, à trouver l’Eden peut-être, malgré – ou grâce à – la faille, même si la « Joie est triste ». Elle est comme Arlequin qui rapièce son costume.

            Laurent Bourdelas, 8 mars 2019