dimanche 24 janvier 2016

Loyaulté me lie : le Richard III de Jean Lambert-wild

Ce n’est pas rien que le projet théâtral de Jean Lambert-wild me donne envie de retourner au théâtre de L’Union, le centre dramatique national du Limousin, à Limoges, qui fut le cœur du duché d’Aquitaine, dont l’histoire est en partie liée à celle des Plantagenet. J’étais demeuré sur de vieux souvenirs de la pièce, ceux, en particulier, excellents, de Looking for Richard, le documentaire d’Al Pacino sorti en 1996. Aussi, en venant dans l’ancienne salle des coopérateurs limougeauds, ce que je venais voir, c’était la confrontation du nouveau directeur du centre dramatique avec ce grand classique…
            Richard III revêt donc l’allure d’un clown – personnage qu’il affectionne particulièrement – interprété avec subtilité par Jean Lambert-wild, confronté à Elodie Bordas, puissante comédienne qui joue tous les autres rôles ou presque, évoluant dans un décor, imposant, réjouissant et innovant, sorte de carrousel infernal dessiné par Stéphane Blanquet, rappelant à la fois les œuvres de Jérôme Bosch, mais aussi le psychédélisme (des fleurs de pavots colorées ?) et même l’esthétique des petits dessins animés du  Holy Graal  des Monty Python.  Cette adaptation, dirigée par Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Gérald Garutti (qui témoigne d’un formidable travail d’équipe dont il conviendrait de citer tous les noms (lumières, son, costumes…), et qui bénéficie d’une nouvelle traduction dépoussiérée par l’omniprésent Lambert-wild et Gérald Garutti, souligne, par l’économie des comédiens présents sur la scène, le face à face de Richard III confronté à lui-même (« myself upon myself »), face à son alter ego féminin, à Buckingham, son âme damnée, mais aussi au public (la conscience spectatrice), régulièrement pris à partie tout au long du spectacle. Si le mot n’était pas si galvaudé, on oserait presque dire qu’il s’agit d’une vision psychanalytique de la pièce de Shakespeare : celle qui met en scène un individu ivre de lui-même (mais peut-être aussi de son ennui), de la puissance qu’il souhaite acquérir, fusse à travers le dévoiement, le mensonge, la trahison, la corruption et le crime – jusqu’au plus abject : celui des enfants. Richard étant lui-même l’incarnation de tous les maux qui accablent le monde, celle de toute la violence et du mal qui peuvent habiter l’humain – et l’on n’a guère de peine à trouver des échos très contemporains au texte du dramaturge anglais… D’ailleurs, le projet de Jean Lambert-wild et de son équipe a commencé dans un hôpital psychiatrique en Suisse et la folie affleure en permanence dans l’interprétation. Hasard ou signe, comme on voudra, cette adaptation a été accompagnée par la découverte, à Leicester, des restes du vrai Richard III sous un parking : quelle déchéance, pour celui qui se crut sans doute roi du monde ! Et quelle ironie lorsque le balai-serpillère qui sert dans cette adaptation à nettoyer le sang répandu se transforme en sceptre de souverain ! Quelle dérision lorsque la couronne royale n’apparaît que sous la forme d’un chapeau de clown ! En cela, nul doute, cette version est fidèle à Shakespeare, qui savait bien mêler la poésie à la trivialité, le rire à la tragédie.
            Le (considérable) travail de Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Gérald Garutti donne aussi à voir avec Richard III le travail inlassable d’un comédien : car qu’est donc d’autre cet extraordinaire personnage ? Ainsi voit-on durant toute la représentation le miroir et la table de maquillage de l’acteur, des marionnettes et des pantins, et tous les artifices révélés du spectacle. D’ailleurs, cette adaptation est le lieu permanent du Deus ex machina, du trucage, de l’artifice, d’où émane la poésie : bouches animées par une roue avec stroboscope, au milieu d’autres roues décorées d’un formidable engrenage sans doute métaphorique, des ballons et des barbes-à-papa où l’on projette de merveilleux visages parlant, ou le chambellan Hastings envisagé comme une statue colorée s’animant et finissant par exploser en une nuée de confettis… Tout cela a finalement des airs de fête foraine du début du 20ème siècle, lorsqu’Elodie Bordas revêt son uniforme et son fez, lorsqu’elle parle comme à la parade, et lorsque Richard III s’amuse à un jeu de massacre dont les têtes-cibles, qu’il s’amuse à viser, sont la reproduction à l’infini de la sienne. Le jeu – certains diraient « la performance – des deux comédiens est en tout point remarquable, dans les variations de la parole et des déplacements, dans le respect du texte et même dans la « mise en danger » des corps se tournant et retournant au-dessus du vide.
            Loyaulté me lie convoque sans en abuser quelques accessoires et sons plus contemporains : pistolets, échos qui renvoient Richard à sa folle solitude, à sa mélancolie dévorante, fenêtres qui claquent en se refermant comme des couvercles de tombeau. Et l’on admire l’hommage à Limoges lorsque le roi revêt son armure en porcelaine réalisée par Stéphane Blanquet, Christian Couty et Monique Soulas : on songe un instant à tous les ouvriers en porcelaine qui fréquentèrent jadis cette rue qui ne portait pas encore le nom des coopérateurs. L’armure est en effet magnifique, dans ses tons de bleu, de blanc, d’argent… mais elle montre un monstre – hydre ou serpent biblique comme on se plaisait à les représenter aussi sur les émaux d’autrefois – qui semble prêt à dévorer cet homme coupable et elle ne couvre Richard III qu’à moitié : fragile, elle ne peut le protéger vraiment de son principal ennemi, lui-même.
            Jusqu’à la lie, avec Richard, nous buvons la liqueur d’amertume, qui est aussi un peu la nôtre. Jusqu’au final magnifique ou, suspendu dans l’éther aux couleurs de Turner, habité par des nuages à la Constable et des images rappelant les funérailles de Georges VI, l’âme de l’assassin, dialoguant avec elle-même, sa conscience ou Dieu, et sans doute le Diable, vogue vers la mort qui abolit tout, dans un ultime riff de guitare.
             Etre ou ne pas être, et être cela, telle est bien toujours la question.



(24 janvier 2016)