La
Folie Descheix
Après avoir interprété le Montaigne
de Michel Bruzat, l’excellent comédien Jean-Pierre Descheix retrouve le
metteur en scène pour une performance époustouflante dans L’Eloge de la folie. Reprise du mardi 26 au lundi 31 décembre à 20h30 - Dimanche 30 à 18h. 05 55 79 26 49.
On regarde la
4ème de couverture du programme du Théâtre de La Passerelle à Limoges,
et l’on découvre vingt spectacles qui y a joué le comédien Jean-Pierre
Descheix ! Vingt petites vignettes photographiques qui retracent un (beau)
parcours théâtral. Une cohérence s’en dégage, bien sûr : je n’ai jamais oublié
sa grandiose interprétation du Frigo de
Copi, de l’Ubu de Jarry, et de tous
ces autres rôles, entre littérature et fragilité humaine. Et à peine a-t-il
enthousiasmé le public à Limoges et en Avignon dans une belle adaptation de
Montaigne qu’il est de retour pour fêter, à quelques mois près, le 500ème
anniversaire de L’Eloge de la folie d’un
certain Geer Geertz, né à Rotterdam vers 1469, plus connu sous le nom de
Desiderius Erasmus Roterodamus, le « prince de l’humanisme ». On se
souvient de son portrait par Hans Holbein le Jeune : figure de sage, les
mains posées sur un livre, vêtu de noir, le regard semblant perdu dans une
méditation, un demi sourire sur les lèvres. Un docteur en théologie,
aujourd’hui surtout connu pour avoir écrit cet Eloge formidable d’ironie et d’intelligence, écrit à l’origine chez
son ami Thomas More, où la déesse Folie (Stultitia) prend la parole pour rendre
hommage à tous les aveuglements humains – particulièrement ceux des puissants. L’adaptation
du texte par Jean-Marc Chotteau est plutôt pertinente, elle est servie
magnifiquement par la mise en scène de Bruzat et l’exubérance géniale – dans la
parole et dans le chant – de Jean-Pierre Descheix, imaginé comme une sorte de mignon délirant, avec boucle d’oreille
et bague gigantesque. Tout au long de ce spectacle férocement satirique à
l’égard des princes, des religieux, des professeurs, des bellicistes, des
superstitieux, des écrivains et des poètes narcissiques, de la famille, des
hommes d’une manière générale lorsqu’ils s’abaissent en croyant s’élever, le
comédien s’en donne à cœur joie, arpentant le plateau avec fougue, prenant à
parti les spectateurs, grimpant sur un podium circulaire où il esquisse
quelques pas de claquettes, ou s’asseyant sur un trône avec phares clignotant qui
n’est là que pour satisfaire la vanité de ses personnages. Moi, moi, moi, moi, chantonne-t-il en permanence, pour se gausser
de tous ces grands malades de l’amour de soi, qui vont coassant à travers le
monde comme les grenouilles d’Aristophane ou de La Fontaine. Bien sûr, on éclate
de rire, et c’est sur nous-mêmes. Tout repose sur lui, la vivacité de son jeu,
sur son corps jamais immobile, évoluant dans les sobres lumières de Franck
Roncière, son regard à la fois acéré et amusé, qui pénètre les âmes, sur sa
voix puissante et hallucinée, au service d’un texte dévastateur aussi bien à l’époque
où il fut écrit – critiqué par Luther qui l’accusa d’avoir écrit une œuvre d’ « ordure et d’excréments » que
par l’Eglise qui le mit à l’index pour avoir nourri la Réforme – qu’aujourd’hui,
tant ce qu’il dénonce est toujours si profondément ancré dans l’humaine nature.
Vanité, vanité, tout est vanité.
A travers le
théâtre est tendu un grand tapis rouge : celui que l’on place sous les pas
de la folie des hommes qui vont et viennent en tous sens sur cette planète,
depuis toujours guidés par leurs étranges passions, se bouchant les oreilles
dans le voisinage des philosophes ou dédaignant les véritables idéaux chrétiens
auxquels était attaché Erasme, moine dispensé de la vie monastique, théologien
ouvert, plein d’humour et de finesse. Dans un très beau moment de théâtre, la Folie-Descheix
s’amuse avec deux petites marionnettes auxquelles il fait contempler
l’inconsistance dérisoire des hommes… et pourtant, de temps à autres, semble
surgir de ce pamphlet terriblement caustique et noir (si Jésus avait été une
citrouille, comment aurait-on fait pour le crucifier ? blasphème-t-il), de
cette interprétation et de cette mise en scène, une sorte de tendresse pour ces
humains aveuglés qui ont aussi besoin de folie-douce pour échapper à leur
condition.
Laurent
Bourdelas, RCF, lundi 9 avril 2012.
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