On avait coutume d’appeler cela la collecte de
renseignement d’origine humaine : j’étais l’un de ces officiers traitants
rencontrant d’honorables correspondants souhaitant travailler avec le Service
pour diverses raisons : amour de la Patrie (« Soutiens, conduis nos bras vengeurs... »), déception
professionnelle ou sentimentale, goût du risque, impression de jouer dans un
film en noir et blanc des années 50, et bien d’autres choses encore, plus
obscures, mystérieuses et, finalement, inexplicables – peut-être organiques, de
l’ordre du boyau ou du coeur. Les informations étaient bonnes, la plupart du
temps, intéressantes, utiles, et ne nous coûtaient qu’un bon dîner dans un
restaurant huppé mais discret, de ces établissements qu’aucune plaque n’indique
au commun des mortels. Je travaillais bien sûr aussi avec les agents rétribués
par le Service, des professionnels efficaces, pour qui le cloisonnement était
de mise. Nous étions en costume, comme les jeunes cadres ou universitaires que
nous fréquentions, nous étions amis avec des journalistes, des jeunes filles
diplômées aux carnets d’adresses bien fournis, l’Europe était notre
territoire : Paris, Londres, Barcelone et ailleurs.
Mais
j’effectuais parfois aussi des périodes d’investigation avec la cellule de
renseignement de source ouverte, qui exploitait les ressources précisément
données par la presse spécialisée, les commentateurs, certaines bases de
données spécifiques et informatiques, ou avec la cellule de renseignement
d’origine image, qui scrutait les photographies d’origine aérienne ou spatiale
acquises par nos satellites d’observation. Il n’était pas rare de détecter et
de caractériser des activités humaines dans les zones qui nous intéressaient
particulièrement, et même de prévenir des partenaires européens également
concernés.
J’étais
à l’aise dans ce monde parallèle qui me distrayait de mes angoisses
perpétuelles, et persuadé que rien de grave ne pourrait finalement arriver –
confiance en ma destinée tout à fait justifiée, puisque j’écris ces lignes
aujourd’hui, sans que rien de fâcheux ne soit advenu. A douze ans, sur la plage
de Port-Louis, séchant sur ma serviette devant l’alignement des cabines, je
lisais les aventures de Langelot,
dans la Bibliothèque verte d’Hachette, écrites par un mystérieux Lieutenant X.
Il appartenait au Service National d’Information Fonctionnelle, indiquait sa
carte de sous-lieutenant reproduite à l’intérieur de chaque volume. Il portait
le matricule 222, sa photographie tamponnée figurait au-dessus de sa signature
et de ses empreintes digitales : c’était un jeune blond à l’allure
sportive. La mention suivante était imprimée : « Obligation est faite à toutes les autorités civiles et
militaires de faciliter l’exécution des missions du titulaire. »Le 8 septembre
1977, si j’en crois l’exemplaire conservé dans l’une de mes bibliothèques et
annoté de ma main, je lisais encore : Une
offensive signée Langelot, où un sinistre Monsieur T. menaçait le monde. Deux
ans plus tard, lycéen, j’avais écrit au Service pour lui proposer mes services.
Sans être surpris, j’avais reçu une réponse, plutôt engageante, m’indiquant que
j’étais encore un peu jeune, qu’il serait utile que j’accomplisse mon service
militaire, que je fasse des études supérieures et que je parle au moins une
langue étrangère. Toutes les conditions étaient donc réunies à l’occasion de
mon passage de quelques mois à Saint-Cyr Coëtquidan – mon bataillon ayant pour
devise : « Officiers appelés –
l’Audace de servir ». Le nom du parrain de ma promotion était
Montfroid. Convoqué à l’issue de mes classes au Poste de Commandement installé
dans l’ancien musée du souvenir, je fus à peine surpris qu’un officier que je ne
connaissais pas me rappela ma lettre d’adolescent. Après l’entretien, je fus
envoyé pour 8 mois à La Courtine comme aspirant, avant de rejoindre le Service
et de poursuivre mes études supérieures, ma « couverture ».
En
septembre 1986 eut lieu une série d'attentats à Paris, revendiqués
par le Hezbollah
pro-iranien. Le 8 mars, une équipe de journalistes de la chaîne Antenne
2 fut enlevée par le Jihad islamique à Beyrouth. Face à la guerre
irrégulière, nous devions mener une guerre secrète sans répit. Alors, les
anciennes questions ne se posaient plus : Les mains sales devaient l’être. Il y avait une guerre juste :
c’est nous qui la menions, sans états d’âme. Contacts, infiltrations,
intoxications, désinformations, pièges. Impression fausse de faire l’histoire
ou de la modifier.
Je
lisais Agrippa d’Aubigné :
... les ondes si claires
Qui eurent les saphirs et les perles
contraires
Sont rouges de nos morts ; le
doux bruit de leurs flots,
Leur murmure plaisant heurte contre
des os. »
Vie étrange, comme dans un roman tragique. Nous n’avions plus
d’identité et vivions et pensions comme Les
Lutteurs peints en 1905 par George Luks. J’ai vu un jour cette huile sur
toile au Musée de Boston. Corps tendus, enlacés dans la souffrance, la
résistance et la volonté. Une représentation possible de l’humanité : peau
contre peau, amour, haine, combat. J’étais toutes ces années l’un de ces
hommes, mais lequel ? Tantôt dominant l’autre, désirant le soumettre avec
une force violente venue du fond des âges ; tantôt soumis, arc bouté, le
corps tendu des pieds à la tête et regardant le monde à l’envers.
Nous
n’avons pas gagné. Mais nous avons su bien des choses que les autres ne
savaient pas. Pétrole, puissance, religion, réseaux, clans, désinformation. Nous
avons appris une part infime des secrets du Monde, nous sommes passés de
l’autre côté du miroir, vécu des vies parallèles, évolué dans les doubles jeux
d’apparences puis perdu nos illusions. Le retour à ce que les autres croient
être le réel fut comme une terrible redescente : nous retrouvions des
ignorants persuadés de détenir la vérité, ayant des idées pour organiser le
monde et croyant, comme nous avant, que la démocratie n’était pas une chimère.
Certains nous parlaient du droit avec des accents condescendants parce que
c’était leur métier. Nous les écoutions un demi sourire sur les lèvres, nous
souvenant de couloirs sombres, d’odeurs pestilentielles, de pièces closes et de
l’odeur âcre des armes refroidies, entre poudre et métal graisseux.
Nous
n’avons pas gagné. Le jeu a continué. J’ai quitté le Service au bout de 7 ans.
Je n’ai rien vu, rien entendu, rien su, rien dit. C’est comme si tout cela n’avait
pas existé. Pourtant, le combat qui mène le Monde ne s’est pas arrêté ;
les forces obscures ont fait s’écrouler des tours, enfermer et torturer des
hommes transportés d’un continent à un autre, exploser des enfants sur des
marchés, démembrer des femmes dans la rue. Des avions indétectables bombardent
les montagnes et des soldats mutants qui ne dorment jamais scrutent la nuit
avec leurs yeux à infra-rouges – des assassins drogués comme au temps du Vieux
de la montagne les guettent en silence, un couteau effilé à la main pour leur
trancher la gorge.
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