vendredi 21 décembre 2012

La Guerre irrégulière



On avait coutume d’appeler cela la collecte de renseignement d’origine humaine : j’étais l’un de ces officiers traitants rencontrant d’honorables correspondants souhaitant travailler avec le Service pour diverses raisons : amour de la Patrie (« Soutiens, conduis nos bras vengeurs... »), déception professionnelle ou sentimentale, goût du risque, impression de jouer dans un film en noir et blanc des années 50, et bien d’autres choses encore, plus obscures, mystérieuses et, finalement, inexplicables – peut-être organiques, de l’ordre du boyau ou du coeur. Les informations étaient bonnes, la plupart du temps, intéressantes, utiles, et ne nous coûtaient qu’un bon dîner dans un restaurant huppé mais discret, de ces établissements qu’aucune plaque n’indique au commun des mortels. Je travaillais bien sûr aussi avec les agents rétribués par le Service, des professionnels efficaces, pour qui le cloisonnement était de mise. Nous étions en costume, comme les jeunes cadres ou universitaires que nous fréquentions, nous étions amis avec des journalistes, des jeunes filles diplômées aux carnets d’adresses bien fournis, l’Europe était notre territoire : Paris, Londres, Barcelone et ailleurs.
            Mais j’effectuais parfois aussi des périodes d’investigation avec la cellule de renseignement de source ouverte, qui exploitait les ressources précisément données par la presse spécialisée, les commentateurs, certaines bases de données spécifiques et informatiques, ou avec la cellule de renseignement d’origine image, qui scrutait les photographies d’origine aérienne ou spatiale acquises par nos satellites d’observation. Il n’était pas rare de détecter et de caractériser des activités humaines dans les zones qui nous intéressaient particulièrement, et même de prévenir des partenaires européens également concernés.
            J’étais à l’aise dans ce monde parallèle qui me distrayait de mes angoisses perpétuelles, et persuadé que rien de grave ne pourrait finalement arriver – confiance en ma destinée tout à fait justifiée, puisque j’écris ces lignes aujourd’hui, sans que rien de fâcheux ne soit advenu. A douze ans, sur la plage de Port-Louis, séchant sur ma serviette devant l’alignement des cabines, je lisais les aventures de Langelot, dans la Bibliothèque verte d’Hachette, écrites par un mystérieux Lieutenant X. Il appartenait au Service National d’Information Fonctionnelle, indiquait sa carte de sous-lieutenant reproduite à l’intérieur de chaque volume. Il portait le matricule 222, sa photographie tamponnée figurait au-dessus de sa signature et de ses empreintes digitales : c’était un jeune blond à l’allure sportive. La mention suivante était imprimée : « Obligation est faite à toutes les autorités civiles et militaires de faciliter l’exécution des missions du titulaire. »Le 8 septembre 1977, si j’en crois l’exemplaire conservé dans l’une de mes bibliothèques et annoté de ma main, je lisais encore : Une offensive signée Langelot, où un sinistre Monsieur T. menaçait le monde. Deux ans plus tard, lycéen, j’avais écrit au Service pour lui proposer mes services. Sans être surpris, j’avais reçu une réponse, plutôt engageante, m’indiquant que j’étais encore un peu jeune, qu’il serait utile que j’accomplisse mon service militaire, que je fasse des études supérieures et que je parle au moins une langue étrangère. Toutes les conditions étaient donc réunies à l’occasion de mon passage de quelques mois à Saint-Cyr Coëtquidan – mon bataillon ayant pour devise : « Officiers appelés – l’Audace de servir ». Le nom du parrain de ma promotion était Montfroid. Convoqué à l’issue de mes classes au Poste de Commandement installé dans l’ancien musée du souvenir, je fus à peine surpris qu’un officier que je ne connaissais pas me rappela ma lettre d’adolescent. Après l’entretien, je fus envoyé pour 8 mois à La Courtine comme aspirant, avant de rejoindre le Service et de poursuivre mes études supérieures, ma  « couverture ».

            En septembre 1986 eut lieu une série d'attentats à Paris, revendiqués par le Hezbollah pro-iranien. Le 8 mars, une équipe de journalistes de la chaîne Antenne 2 fut enlevée par le Jihad islamique à Beyrouth. Face à la guerre irrégulière, nous devions mener une guerre secrète sans répit. Alors, les anciennes questions ne se posaient plus : Les mains sales devaient l’être. Il y avait une guerre juste : c’est nous qui la menions, sans états d’âme. Contacts, infiltrations, intoxications, désinformations, pièges. Impression fausse de faire l’histoire ou de la modifier.

            Je lisais Agrippa d’Aubigné :
            ... les ondes si claires
            Qui eurent les saphirs et les perles contraires
            Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,
            Leur murmure plaisant heurte contre des os. »

            Vie étrange, comme dans un roman tragique. Nous n’avions plus d’identité et vivions et pensions comme Les Lutteurs peints en 1905 par George Luks. J’ai vu un jour cette huile sur toile au Musée de Boston. Corps tendus, enlacés dans la souffrance, la résistance et la volonté. Une représentation possible de l’humanité : peau contre peau, amour, haine, combat. J’étais toutes ces années l’un de ces hommes, mais lequel ? Tantôt dominant l’autre, désirant le soumettre avec une force violente venue du fond des âges ; tantôt soumis, arc bouté, le corps tendu des pieds à la tête et regardant le monde à l’envers.

            Nous n’avons pas gagné. Mais nous avons su bien des choses que les autres ne savaient pas. Pétrole, puissance, religion, réseaux, clans, désinformation. Nous avons appris une part infime des secrets du Monde, nous sommes passés de l’autre côté du miroir, vécu des vies parallèles, évolué dans les doubles jeux d’apparences puis perdu nos illusions. Le retour à ce que les autres croient être le réel fut comme une terrible redescente : nous retrouvions des ignorants persuadés de détenir la vérité, ayant des idées pour organiser le monde et croyant, comme nous avant, que la démocratie n’était pas une chimère. Certains nous parlaient du droit avec des accents condescendants parce que c’était leur métier. Nous les écoutions un demi sourire sur les lèvres, nous souvenant de couloirs sombres, d’odeurs pestilentielles, de pièces closes et de l’odeur âcre des armes refroidies, entre poudre et métal graisseux.

            Nous n’avons pas gagné. Le jeu a continué. J’ai quitté le Service au bout de 7 ans. Je n’ai rien vu, rien entendu, rien su, rien dit. C’est comme si tout cela n’avait pas existé. Pourtant, le combat qui mène le Monde ne s’est pas arrêté ; les forces obscures ont fait s’écrouler des tours, enfermer et torturer des hommes transportés d’un continent à un autre, exploser des enfants sur des marchés, démembrer des femmes dans la rue. Des avions indétectables bombardent les montagnes et des soldats mutants qui ne dorment jamais scrutent la nuit avec leurs yeux à infra-rouges – des assassins drogués comme au temps du Vieux de la montagne les guettent en silence, un couteau effilé à la main pour leur trancher la gorge.

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