C’est
sans doute l’un des plus beaux spectacles adaptés d’une pièce de Molière qu’il
m’ait été donné de voir, et sans conteste la meilleure version du Bourgeois gentilhomme (même si j’avais
beaucoup apprécié en son temps la version cubaine de Jérôme Savary à Chaillot).
Denis Podalydès (assisté du scénographe Eric Ruf, comme lui sociétaire de la Comédie Française
et de Laurent Podalydès) a su tirer avec subtilité et pertinence toute la
substantifique moelle de la comédie-ballet et turquerie écrite par Molière et Lully en 1670 et lui redonner toute
son ampleur initiale, avec d’excellents comédiens, la direction musicale de
Christophe Coin, et la chorégraphie à la fois contemporaine et respectueuse du
texte de Kaori Ito. Les costumes de Christian Lacroix sont beaux et le décor
aussi, qui reconstitue sur le plateau et à la verticale la boutique du marchand
Jourdain, avec ses gros rouleaux de tissu, son comptoir et son grenier (où se
joueront divers moments du spectacle rappelant même la scène du linge qui sèche
d’Une journée particulière d’Ettore
Scola).
Le
talent des comédiens est grand, de même que leur énergie : Pascal Rénéric
qui interprète Jourdain avec candeur (et un suprême mépris pour son épouse
jouée avec justesse par Emeline Bayart), prenant souvent la salle à partie, Manon
Combes, l’accorte et gouailleuse servante Nicole, qui n’hésite pas à descendre
du grenier en glissant sur une rampe de pompiers, l’excellent Julien Campani en
Maître de musique et en Dorante (le courtisan endetté qui vient quémander chez
le drapier), Nicolas Orlando en Maître d’armes, Francis Leplay en maître de
philosophie (vu au cinéma, entre autres, devant la caméra d’Emmanuel Bourdieu,
collaborateur artistique de ce Bourgeois,
qui connut Podalydès en khâgne), Thibault Vinçon en maître de danse et surtout
en Cléonte prêt à tout pour conquérir Lucile Jourdain, y compris à se grimer en
fils du Grand Turc ici tout droit sorti d’un imaginaire cinématographique à la
Star Wars (le comédien a joué dans Les Amitiés maléfiques, autre film
d’Emmanuel Bourdieu). Il est assisté par le valet Covielle (Alexandre Steiger),
qui n’hésite pas à se jeter d’une table pour l’amour de Nicole quand son maître
menace lui de sauter du haut du décor (belle prouesse physique de Vinçon qui se
déplace comme un Spider Man du 17ème
siècle !). Et puis il y a la belle Bénédicte Guilbert en Dorimène, veuve
cupide dont on aime la voix. Et tous les autres rôles qui méritent d’être
salués, tous les comédiens servant fort bien le texte de Molière devenu
classique avec ses répliques et ses scènes que l’on connaît par cœur depuis le
collège. Jourdain ridicule avec son obsession des « gens de qualité » - semblable à la grenouille de La Fontaine qui veut se
faire aussi grosse que le bœuf -, Jourdain qui apprend à former les lettres
qu’il utilise depuis toujours, Jourdain parlant en prose, Jourdain pressuré par
Dorante, Jourdain qui se voudrait élégant mais que ses nouvelles chaussures
blessent, Jourdain qui transforme une passe d’armes en pantalonnade et un
ballet en pitrerie, Jourdain qui préfère les chansons populaires à la grande
musique. Chassez le naturel, il revient
au galop, dit le proverbe. Jourdain enfin victime ici d’une violente farce
dionysiaque lorsqu’il est intronisé grand mamamouchi. Misères de la prétention.
Misères aussi de tous les autres, avec leurs petits calculs : artistes et
courtisans vivant sur la bête, Maître de philosophie prêt à oublier ses
principes à la première querelle, tout comme Cléonte pour enfin épouser celle
qu’il aime, jusqu’à Madame Jourdain prête à succomber au séducteur dont elle
sait pourtant qu’il la spolie.
Le
spectacle est ponctué de moments de bravoure comme la fameuse scène X de l’Acte
III où les propos et les gestes de Lucile et Cléonte, de Covielle et Nicole
s’entremêlent si joliment ; des danses de Windy Antognelli, Jennifer
Macavinta et Artemis Stavridi, qui dépoussièrent le ballet sans jamais le
trahir, et, bien sûr, par la belle musique de Lully, magnifiquement interprétée
par les solistes de l’Ensemble Baroque de Limoges au premier rang desquels le
grand Christophe Coin au violoncelle et les chanteurs Romain Champion, Marc
Labonnette, Francisco Manalich et Cécile Granger, qui n’hésitent pas à donner
de leur personne lorsque la mise en scène l’exige d’eux. Avec humour et force,
avec profondeur mais sans peser, Denis Podalydès nous donne à rire et à
réfléchir, et son Bourgeois mérite
pleinement les deux derniers vers chantés : « Quels spectacles charmants, quels plaisirs goûtons-nous !
Les Dieux mêmes, les Dieux n’en ont point de plus doux. » Le public ne
s’y trompe pas – surtout les jeunes – qui applaudit tout au long de la
représentation et ovationne les comédiens à la fin.
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