samedi 28 décembre 2013

Big Bang ou la vie d'un professeur de philosophie à La Passerelle (Limoges)


 
Avargues, Avron, Bruzat
pour un spectacle intelligent, énergisant et drôle


            J’avais découvert Ma cour d’honneur, de Philippe Avron, au théâtre de La Passerelle à Limoges, et je m’étais alors intéressé à ce comédien et auteur jadis aperçu à la télévision. Un type intelligent et doué qui avait bourlingué, dans la vie et sur les planches (le TNP de Jean Vilar, c’est-à-dire le mythe), depuis qu’il était né en 1928 au Croisic, dans une famille de marins. Un type qui connaissait bien l’enfance et l’adolescence, aussi. Ce que l’on perçoit très bien dans le texte mis en scène avec brio par Michel Bruzat, hanté par des figures chères à Avron : Montaigne, Shakespeare, mais aussi Kant, Nietzsche, Bachelard, Bergson, Descartes, Pascal, Platon et quelques autres, sans oublier un chat qui se dandine et réfléchit (ô Baudelaire !) et un cheval des écuries de Bartabas.
            C’est Flavie Avargues – que l’on avait beaucoup aimée, déjà, ici, dans Antigone –, qui porte ce magnifique texte, lui prêtant son intelligence des mots et des gestes, sa beauté, son énergie, son talent de comédienne (mais aussi de mime qui sait jouer de tous ses muscles, de son visage, de sa langue). C’est un monologue comme les affectionne Bruzat, c’est surtout un dialogue entre un professeur de philosophie et sa classe – les spectateurs (enthousiastes) figurant même parfois les élèves, ce qui leur permet de se souvenir de ces enseignants – pas si nombreux – qui les ont marqués, qu’ils soient professeurs de philosophie ou d’une autre discipline. Dans L’enseigneur, de Jean-Pierre Dopagne, Bruzat et Flavie Avargues avaient raconté l’usure, la désillusion qui peuvent frapper ceux qui ont pour mission, pour passion, d’ouvrir les plus jeunes sur le monde et la culture ; ici, la pensée est vive, et le maître – malgré les contraintes du programme, malgré la visite de l’inspecteur, franc-maçon et sans doute très fier de ses palmes académiques, malgré la résistance, parfois, de ses élèves, malgré l’échéance du bac qui se profile, malgré la thèse qu’il n’achèvera jamais – est un éveilleur perpétuel, un philosophe en mouvement, un de ceux qui voudraient accompagner ses élèves sur le chemin de la connaissance. Il y a quelques années, Gilbert Pons – lui-même professeur de philosophie – avait réuni dans Portraits de maîtres (Editions du CNRS) des témoignages de professeurs de philosophie, de philosophes, à propos de ceux qui, justement, les avaient éveillés à cette discipline exigeante. Le texte de Philippe Avron brosse le portrait d’un enseignant que l’on pourrait croire idéal, qui provoque ses élèves – qu’il n’appelle jamais par leurs vrais noms mais par des surnoms plus ou moins pertinents (Dèmos ou Anaximandre, il y a pire) – tout au long de l’année de terminale, la seule où l’on « fait de la philosophie », pour les inviter à réfléchir en permanence. Cogito ergo sum. Il utilise pour ce faire des méthodes qui ne peuvent convenir à « l’Institution » (avec un I majuscule), ni même aux parents d’élèves, prompts l’une comme les autres à se méfier de ce qui pourrait transformer les chères têtes blondes en individus trop libres, peut-être même rebelles – ainsi n’hésite-t-il pas, comme le fit d’ailleurs vraiment un professeur de philosophie, à se mettre nu pour faire apparaître la vérité ; penser, c’est être sur un fil, comme un funambule. Car la philosophie, comme l’a si bien montré Montaigne, c’est (se) poser des questions, c’est échapper à l’habitude, à la coutume. C’est aussi aller à l’essentiel, en se débarrassant de tout ce qui encombre et pèse, comme le professeur tente d’en faire l’expérience en arrêtant d’enseigner, en partant au contact des pratiques zen, en triomphant de l’inutile pour accéder à une sagesse légère et essentielle qui le fait s’envoler pour rejoindre dans une très belle évocation d’autres philosophes vivants ou morts dans un empyrée merveilleux.
            Flavie Avargues interprète le professeur, ses collègues pas piquées des vers (Mesdames Plotin et Hommasse), ses élèves, quelques grands philosophes ou auteurs, et d’autres personnages encore (y compris une majorette aux différents âges de sa carrière), avec justesse, force et humour. Car le texte d’Avron est très drôle. Parce que le rire, comme le meurtre, est peut-être le propre de l’homme. Et dans la semi pénombre poétique de la scène, dans les lumières douces conçues par Franck Roncière, un univers propice à ce jeu est créé, sans qu’il soit besoin d’en faire trop : le crâne d’Hamlet est suspendu dans les airs (l’énigme constante de la mort), une lanterne colorée marque le temps, la fraise de Montaigne ponctue l’espace et le récit. Et comme depuis la nuit des temps, c’est-à-dire depuis que l’on inventa à la fois le théâtre et la philosophie, la magie opère, qui tout à la fois divertit et fait réfléchir. Nous avons retrouvé « la goutte initiale », celle d’avant le Big bang.

            Laurent Bourdelas
          

mardi 3 décembre 2013

Les "noyés" de Max Eyrolle


 

            En voyant les nouvelles toiles de Max Eyrolle, je songe à Saint-Pol-Roux, à son texte « Le Fol », paru, peut-être, dans La Rose et les épines du chemin : « Près d’un champ de lin en fleur, sur un tronc mort, je découvris, vêtu de sac, pieds nus, l’air d’un naufragé de la Vie, l’haleine en va-et-vient de scie, un homme aux regards vers ailleurs. » C’était à l’aube d’un siècle nouveau, comme nous sommes aujourd’hui à l’aube d’un siècle nouveau. Max Eyrolle peint lui aussi des formes allongées qui captent la lumière et pourraient être des troncs morts ou des naufragés de la Vie, comme le sont les femmes suicidées auxquelles songe parfois l’artiste lorsqu’il contemple les étangs, dans le souvenir d’une Ophélie bercée par la clarté de la lune. Naufragé de la vie comme le fut Ulysse que l’on imagine, dans l’un des tableaux, échoué sur une plage où l’attendent des sortilèges : corps allongé, semble-t-il, dans la lueur dorée d’un matin, dans l’infinité des gris satinés à force de couches épaisses.
            Coulures de couleurs, abstraction qui confine cependant à la figuration, formes ébauchées, maîtrise constante de la lumière, la peinture de Max Eyrolle laisse place à l’imaginaire de celui qui la regarde, elle ouvre sur les champs possibles de la poésie, sur le rêve éveillé. Ces corps doucement étendus ne sont peut-être, après tout, que des troncs emportés par une rivière et laissés là sur la grève : traces sombres, parfois, qu’approcheront sans bruit les loutres lorsque nous partirons. J’y vois encore les bois flottés, drossés sur la côte par l’action du vent, des courants ou des marées, car les gris du peintre sont peut-être moins calmes qu’il n’y paraît : et s’ils étaient, sans même qu’il le sache lui-même, des gris atlantiques ? Une peinture d’embruns, alors, de mouettes et de grande liberté salée.
            Travail admirable du peintre et du poète à l’écoute des vents, des brises, des vagues, des secrets liquides – Moesta et errabunda… et si la peinture de Max Eyrolle aidait à exorciser toutes les suffocations pour ouvrir sur « un autre océan où la splendeur éclate » comme l’envisageait Baudelaire ? Et si – spectateurs xylophages – nous cherchions à abolir les sortilèges dangereux de nos existences, à redonner vie aux arbres déracinés, à relever les corps allongés, pour retrouver des temps heureux enfouis sous les épaisses couches qu’étala le pinceau ou le couteau ?

            Mardi 3 décembre 2013