Rue Guy de
Maupassant à Limoges, début des années 80, entre classes prépa et fac
d’histoire. J’ai encore ma coupe au bol et je porte des blousons informes. Je
suis un poète romantique qui n’en
finit pas de lire Charles Baudelaire, de déambuler dans les cimetières
parisiens et de se planter au bout des rochers de Port-Louis dans une posture à
la Chateaubriand. Bientôt, je délaisserai ma moto Suzuki pour une 504 grise à
sièges de cuir et toits ouvrants. La fille qui m’accompagne est une poète blonde à cheveux longs qui n’en
finit pas de lire Charles Baudelaire et d’autres choses encore. Bientôt, nous
participerons à la création de la revue Friches.
Face au Jardin du Luxembourg, José Corti nous enveloppe Le Rivage des Syrtes dans du papier cellophane. Il mourra deux ans
plus tard. Dans le garage d’un pavillon gris de la rue, non loin d’un collège
où je n’ai pas fait mes études, des platines ont été installées, des micros,
des nagras, un émetteur. Nous sommes des pionniers des radios libres et nous croyons même que la
gauche va révolutionner la France et le monde. Jack Lang n’en finit pas
d’inventer des choses joyeuses, journées de la musique ou de la poésie. A
Limoges, le metteur en scène Pierre Debauche insuffle de la vie au théâtre en jouant
partout où il peut, même dans des granges, et crée le Festival des
francophonies. On chante Faits divers de
Téléphone ou Antisocial avec Trust.
Plus rien ne sera jamais pareil. Renaud se fait un Olympia pour lui tout seul.
L’été, je suis auxiliaire de
contrôle à la S.N.C.F., je pars vers Carmaux où l’on joue à la pétanque près
d’une statue de Jean Jaurès, vers Agen où les trains chauffent toute la journée
au soleil, vers Paris surtout, où tous les contrôleurs de Limoges se retrouvent
autour d’une paëlla cuisinée avec l’argent mis en commun. Les après-midi, je
vais à Beaubourg, j’arpente les rues et les boulevards, je n’en finis pas
d’écrire dans de petits carnets noirs. Un temps, je m’essaie à la musique
electro. Hubert-Félix Thiéfaine chante Soleil
cherche futur, on n’en finit plus de passer à la radio des centaines et des
centaines de disques : Joe Jackson, Depeche Mode, The Cure, Fleetwood Mac,
Alice Cooper, The Clash, Elvis Costello, Pat Benatar, Blondie... L'album Dark Side Of The Moon de Pink Floyd
sort seulement des classements des meilleures ventes de disques, après 402
semaines de présence. Je me prends pour L’aventurier
d’Indochine. Il m’arrive fréquemment de rester à l’antenne de minuit à 8
heures du matin. Quand on ouvre la petite fenêtre qui donne sur la rue, il y a
toujours des filles du quartier qui viennent nous parler. Elles restent assises
sur des 103 Peugeot. « Tu peux
préparer le café noir... » propose Eddy Mitchell. Nous sommes les rois
des ondes et les rois de la nuit. Je ne sais pas encore que Jean-Jacques
Goldman est le demi-frère de Pierre, militant d’extrême gauche assassiné en
1979. Mon père a cinquante ans. Il a vu un communiste ministre des transports
avant de partir à la retraite. Mon père : un déclassé, apprenti à 14 ans,
conducteur de locomotives à vapeur. Un type qui passa le plus clair de son
temps dans les trains ou sur son vélo, avant de me passer le virus du jazz et
de la photographie. Nos terribles engueulades (Should
I stay or Should I go ?). Ma mère a
la quarantaine. A 6 mois, elle était sous les bombes de l’Exode, à 16 ans,
vêtue d’une robe blanche, elle descendait de la mercedes 219 de son oncle
Georges à Nice pour embarquer sur un voilier qui partait pour l’Italie. Elle
danse avec moi dans la cuisine. On chante à tue tête Is this love de Bob Marley. Mon chapeau africain en cuir s’envole
au-dessus de l’océan à Saint-Palais.
Je ne connaissais pas les Jackson Five, ou
vaguement. I want you back ne me
disait rien encore. Mais un jour, j’ai entendu Thriller, sans doute à la radio où nous avions reçu le disque. Une introduction
tonitruante, un type élastique vu dans les premiers clips diffusés sur la
chaîne musicale. Des pantalons trop courts. De la pop blanche et du groove de
chanteur noir. Un costume rouge qui me rappelait le survêtement jaune de Bruce
Lee. Beat it. Et surtout Billie
Jean. Jamais nous n’avons pu danser comme
Michael Jackson, malgré tous nos efforts. Nous ne savions pas que l’enfant
battu ne voulait pas grandir, que le petit enfant noir allait blanchir jusqu’à
oublier Donna Summer, qu’il voulait
se protéger du monde extérieur. Un soir, la robe d’Isabelle s’est prise dans la
roue de la moto de Jean-Eric...
Qui est mauvais ?
[Beaucoup de mes amis, déjà, se
prenaient pour Peter Pan].
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