Certes, Gabor Rassov n'est pas
Dante Alighieri; certes, "L'Enfer" mis en scène par Pierre Pradinas
n'a pas la profondeur noire et dense que l'on pourrait attendre d'une
adaptation du poète médiéval florentin; certes, la présence de nazis grotesques
en enfer n'est pas une grande surprise; certes, les différences de rythme
rendent parfois le spectacle un peu longuet, mais il y a aussi un foisonnement
d'idées hétéroclites, de la musique, un agréable côté farce médiévale, de
bonnes créations vidéos et surtout l'excellent comédien David Ayala, déjà très
apprécié dans le beau "Maldoror" l'an passé, qui révèle ici à nouveau
toute sa mesure d’acteur.
Dom
Farkas et Christophe Minck ont fait de « L’Enfer » une comédie
musicale plutôt sympathique, entre la « Salsa du démon » du Grand
Orchestre du Splendid lorsque Coluche incarnait ledit démon, Higelin
interprétant « Champagne », et scène electro. Les comédiens et
chanteurs sont d’ailleurs irréprochables, de Romane Bohringer à la puissante
Nathalie Loriot, qui incarne une superbe et rougeoyante Gorgone. Après tout, le
Diable connaît la musique depuis les origines ! Depuis que les hommes
célébraient Bacchus avec leurs tambourins, et peut-être même avant. Au Moyen
Age, la musique tintamarresque tentait de ridiculiser l’Ennemi, sans parler,
bien plus tard, de sa célébration par Berlioz, Gounod ou aujourd’hui Marilyn
Manson (dont l’imagerie se rapproche aussi de celle de « L’Enfer »,
que l’on songe par exemple au clip de « The Nobodies »). Comme
Paganini, qui se croyait fils d’un incube, Dom Farkas et son complice se
sont-ils sentis guidés par le Malin ?
Soit
l’aventure d’un descendant de Dante, interprété par Joan Mompart, qui perd sa
femme, Beatrix – la rayonnante Romane Bohringer, fidèle à Pradinas – dans un
accident de voiture. Il est vaguement poète, plus ou moins fauché, et noie son
chagrin dans l’alcool. A peine est-il donc surpris par l’apparition dans son
canapé d’un semblant de métèque, de Juif errant, de pâtre grec, qui n’est autre
que Virgile (Thierry Gimenez). Ce n’est pas plus aberrant que ce qui arrivait
au pauvre Alighieri dans son poème : égaré en forêt alors qu’il cherchait
une branche d’arbre pour la fête des Rameaux, il prenait peur, encerclé par un
lion, une louve, et un lynx, jusqu’à l’arrivée de son antique guide. Evidemment,
voir son salon se transformer en antichambre de l’enfer peut surprendre, et
l’on sait bien notre héros un peu hébété tout au long de son bad trip. On sait que la chute du Diable
a creusé une cavité conique dont l'axe passe par Jérusalem – une région du
monde où l’enfer, c’est bien les autres – et que l’enfer est compartimenté en
neuf cercles. Virgile convainc le nouveau Dante de le suivre – d’ailleurs c’est un type qui a de chouettes
copains avec lui dans les profondeurs : Homère, Horace, Ovide et Lucain et
qui cause d’Aristote "maître de tous les savants", de Socrate, Platon,
Euclide ou bien encore Hippocrate. Plut au Ciel que nous ne soyons ni
indifférents ni lâches, nous serions coincés dans le vestibule, tourmentés par
les mouches et les guêpes, foulant un tapis de vers ! Mais l’enfer que
découvrent nos héros a changé. Virgile semble y perdre son latin et les
habitués du Gaffiot savent ce que
cela veut dire. D’abord, ils rencontrent Gabor Rassov, non pas envoyé là à
cause de son adaptation, mais parce qu’il interprète Charon, le gardien, le
passeur, qui navigue à travers les rochers sur l’Achéron. Le pauvre n’arrive
plus à s’en sortir : trop de travail pour une si petite barque, les damnés
sont devenus légions. Depuis le 13ème siècle, la situation n’a fait
que se dégrader, et les chiens de guerres, les génocidaires, et tous les autres
l’ont rempli bien plus que la lutte sanglante entre les Guelfes et les Gibelins !
A tel point qu’il a fallu trouver une solution à cet embrouillamini : c’est
Bernard Satan, un descendant de l’autre, souffrant d’être affublé d’un tel
prénom, qui s’en est chargé, transformant l’enfer en une sorte de paradis
capitaliste et libéral où triomphent la publicité, les escrocs en col blanc et
la télé réalité (excellent passage où le mythe d’Orphée se transforme en jeu
télévisé). On craint le pire pour Denis Gauthier Savagnac et pour ceux qui
fêtent leur élection sur un yacht plutôt que dans un monastère ! Le huitième
cercle les menace... David Ayala, drôle et pertinent en Ténébreux, pendu à son
portable, bavard comme un commercial ou comme un éditeur de best-sellers (ce
qui est la même chose), vante son domaine, mais sa queue de monstre rappelle sa
vraie nature. Que disait Prévert, déjà ? « Dieu fait ce qu’il veut de ses mains, mais le Diable fait
beaucoup mieux de sa queue. »
Dès
lors, le rejeton Dante va évoluer, comme son illustre prédécesseur, de cercle
en cercle, de crimes en châtiments, accédant à la terrible cité de Dité – New
York revisitée avec son ground zero en
boule de feu ou Gotham City. Qui cherche-t-il ? Beatrix, interprétée avec
grâce et force par la belle Romane Bohringer. Que doit-elle lui
apprendre ? Qu’il est seul désormais, qu’il est du peuple des vivants
(ceux qui laissent traces de leurs pas) et ne pas s’abîmer dans le remords.
Elle doit l’habituer à sa disparition. Il est un sage en devenir. Finalement,
le spectacle est médiéval en cela qu’il mêle les vivants et les morts, les
grands et les petits, en une véritable danse macabre, comme celles qui
fleurirent sur la pierre des églises aux temps des grandes inquiétudes dues aux
épidémies, aux guerres, aux crimes des routiers. Pas si loin de Limoges et de
son théâtre de L’Union, régnait au 14ème siècle le terrible bandit
Perrot le Béarnais. Nul doute qu’il est avec les autres de ses compagnons dans
l’un des cercles infernaux. L’iconographie diabolique qui nous est proposée,
tout droit venue du tympan de Conques, de Sandro Botticelli et des réinterprétations
romantico-gothiques, est magnifiquement revivifiée par les créations vidéos de
Simon Pradinas, Herbert Posch, Antonin et Benjamin Delboy, avec leurs damnés sans
cesse précipités dans les flammes ou leurs ballets de squelettes. L’apparition
presque terrifiante de Minos (Gérard Chaillou) n’est pas sans rappeler la lune
de Méliès, clin d’oeil peut-être du théâtre au cinéma. Les effets spéciaux sont
utilisés avec justesse, les costumes de Danik Hernandez, la création des
lumières d’Orazio Trotta, contribuent à la beauté du spectacle.
L’enfer,
ce sont les efforts vains de Sisyphe et le supplice toujours recommencé de
Tantale : il est inhérent à l’homme, sans doute comme le paradis. Le mal
nous accompagne depuis la nuit des temps, c’est ce que nous disent à leur
manière Dante Alighieri et Gabor Rassov aujourd’hui. Sous le vernis des
statues, dans la folie du Sabbat, dans les choeurs et le riff des guitares
électriques (« Sympathy for the
devil »), une seule vérité : la folie immortelle de l’homme. Et
son exorcisme : l’art, pour conjurer l’Ange de la mort.
[On
croise Pierre Pradinas comme inquiet, frôlant le mur : se souvient-il que
les comédiens n’avaient pas droit, jadis, à la terre consacrée des cimetières
et rejoignaient directement les limbes maléfiques ?]
7
mars 2008.
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