jeudi 27 juin 2013

Les subtiles Géologies de Pierre Bergounioux (Editions Galilée, 2013)



En quarante-sept pages denses, en un récit au style impeccable, parfois émouvant, où affleure l’humour, Pierre Bergounioux évoque une quête de l’identité régionale – et même locale – passant par l’étude du grès primaire qui accompagna sa lignée et son enfance de sa teinte et de sa texture particulières. Une nouvelle façon de parler de la province, de la périphérie rurale, une autre manière aussi de parler de Brive et de ses abords, et de lui-même, qui se destinait à l’enseignement primaire avant d’être orienté vers les bancs et l’internat du Lycée Gay-Lussac (avec des camarades délurés) à Limoges puis vers l’Ecole Normale Supérieure, échappant à ce que certains appelaient « l’étroitesse bornée de la vie rurale ». Sans doute cet élégant ouvrage trouve-t-il son origine dans une déception éprouvée à l’occasion d’un cours de géologie de quatrième, où il ne fut pas question de « la roche bise, friable » que les élèves avaient sous leurs pieds, ni de cette « passée claire qui jurait avec le sombre des galets » que l’écrivain avait remarqué non loin du pont Cardinal dans la Corrèze et qui constituait pour lui comme une énigme.
            Sur la planche 22 du Nouvel atlas classique de M. Fallex (professeur agrégé d’histoire et de géographie au Lycée Louis-le-Grand) et d’A. Gibert (professeur de géographie à la Faculté des Lettres de Lyon), paru chez Delagrave en 1955, que je conserve dans mon bureau, le Massif Central explose de couleurs vives à dominantes mauves (roches volcaniques récentes), roses (gneiss et micaschiste où sont Tulle et Limoges) et rouges (granite et porphyre). Brive se distingue dans son étroite bande orange (« terrains primaires ») à la lisière du Jurassique. Pierre Bergounioux attribue à ce paysage minéralogique (qu’il situe très précisément) la faculté de donner à ceux qui la fréquentent « certain penchant incoercible à la mélancolie ». Démarche pertinente et totalement contraire à la méfiance que l’on m’a enseignée en géographie à propos des propos de Carl Ritter, qui s’intéressa aux sociétés et à leur évolution à travers leurs liens avec leur milieu et parla même de « l’influence fatale de la nature » qui, certes, n’explique pas tout, mais peut avoir une influence considérable. Celle du grès environnant Bergounioux en faisait comme « l’otage du soir d’octobre ou de novembre qui avait pesé sur les morts, de leur vivant » ; un cliché en noir et blanc – des anciens que l’on retrouve dans une vieille boîte en fer blanc ou en bois ; un film d’avant la couleur. Une « anomalie gréseuse [… qui …] déteignait sur l’humeur. Elle lui communiquait, malgré qu’on en ait, un goût fané, comme éteint, un peu funèbre, rendait triste quand on n’avait aucun motif précis, positif de l’être. » Une mauvaise terre également, sur le plan économique, pour ceux qui tentent de la mettre en valeur – le prolétariat agricole limousin dont Georges-Emmanuel Clancier a si bien dit la souffrance dans Le pain noir.
Bergounioux a donc entrepris, depuis sa jeunesse (déjà sur la banquette arrière de la voiture paternelle), cette quête qui n’a rien à envier à la geste arthurienne – notamment lorsqu’il a le bonheur de découvrir « une hache polie, intacte, de serpentine verte, qui pointait d’un centimètre ou deux hors de l’argile retournée, sous des noyers. » Mais cette recherche, qui passe par des promenades géologiques marteau et burin à la main dans les parages paternels à l’occasion des vacances, est faite, comme toutes les quêtes, d’occasions manquées : un étudiant géologue dilettante avec qui Bergounioux s’engage politiquement mais à qui il oublie de demander les précisions qui auraient pu l’éclairer ; les frères Boyssonie – Jean et Amédée – ecclésiastiques de leur état, inventeurs du premier Néandertalien français à La Chapelle-aux-Saints (ce qui donne lieu à une réflexion drôlatique à propos du dénigrement du premier des… Limousins), aux cours desquels le jeune Pierre n’assiste pas puisqu’il est à la « laïque » ; un inspecteur des contributions directes halluciné et obnubilé par le cardinal Dubois (qui laissa presque son nom au pont briviste et de beaux souvenirs sous les traits de Jean Rochefort dans Que la fête commence). Le révélateur du Graal est un instituteur (comme voulait l’être l’auteur), Yvon C., qui identifie les cailloux pieusement recueillis par Bergounioux et surtout lui remet un ouvrage semble-t-il captivant de Georges Mouret, ingénieur, affecté en Corrèze au service hydraulique, au service de navigation, au service vicinal, enfin au service de la construction et de l'exploitation des chemins de fer en Corrèze et Dordogne, qui participa à la levée de la carte géologique détaillée et entra à la Société géologique de France dont il devient vice président en 1888. Ce fut aussi (surtout ?) le fondateur de la Société des Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze et de la Société Archéologique et Historique de la Corrèze en 1878. Le livre donné à Pierre fut-il Études des gîtes minéraux de la France. Bassin houiller et permien de Brive. Fascicule I. Stratigraphie, publié en 1891 ? Ceux qui lisent les Carnets de notes de l’écrivain connaissent son goût pour ce type d’ouvrages… En tout cas, par-delà les années écoulées, il confirma, en quelque sorte, les intuitions poético-géologiques de Pierre Bergounioux, qui se résument en une phrase éclairante : « On est au monde et le monde en nous. Il n’existe pas de son côté ou pas du tout tandis que nous serions prisonniers d’un songe. »

***

            J’aurais bien envie – oui, je le ferai –, après avoir lu ces quasi cinquante pages, d’entreprendre aussi ma réflexion granitique de Limougeaud du gneiss et du micaschiste environné de granite et de porphyre (exactement comme les Bretons qui me semblent si proches). Il y serait question – sans doute – d’obstination et de vocation monastique. De souvenirs et de vieux manuels, inévitablement. De cartes et de promenades aux côtés d’un père amateur d’églises romanes et de châteaux-forts qui sut me transmettre ses passions. D’évasion, enfin, du déterminisme minéralogique car, ce que montre aussi le « s » à la fin du titre Généalogies de Pierre Bergounioux, c’est que l’influence de la pierre se nuance de bien des subjectivités. Et que, si la subtile démonstration de l’écrivain peut convaincre, on peut penser que cette mélancolie profonde (l’acedia médiévale ou le spleen baudelairien ?), ne vient pas du grès friable de Brive, mais bien de l’écrivain lui-même, désirant partir mais, parti, désirant toujours revenir.

mercredi 19 juin 2013

Battle Circus - le spectacle de l'atelier théâtre du collège Guy de Maupassant à Limoges

Il fait gris, orageux sur Limoges. Et donc chaud dans la belle salle théâtre du Lycée Léonard Limosin, au coeur de Limoges, où je ne suis pas revenu depuis mes épreuves du baccalauréat. Cette année-là, il faisait gris, orageux sur Limoges et, je ne l'ai pas oublié, un trompettiste joua sur la place durant toute mon épreuve de philosophie. Je repense donc à tout cela en allant vers le lieu du spectacle. Et aussi aux résultats de ce fameux bac que nous avons consultés sous la pluie sur des feuilles scotchées sur les vitres de notre vieux lycée Gay-Lussac - car à l'époque, internet n'était qu'un rêve.
Je viens ce soir voir d'autres (jeunes) élèves qui ont décidé - grâce à une professeur de lettres, Isabelle Cardona - de participer à un atelier théâtre au sein de leur collège; et cette simple idée est réjouissante, alors que se perdent progressivement le goût de la littérature, de la poésie, du théâtre et... de l'effort; car la pratique du théâtre est effort, particulièrement pour les jeunes élèves: effort de réflexion sur un texte, effort de mémorisation, effort pour maîtriser son corps, ses gestes, sa voix. Mais ce sont là des efforts qui libèrent, qui aident à la créativité, à la fantaisie, qui épanouissent - comme tous ceux nécessaires à l'art en général: musique, peinture, écriture... et il est à la fois louable et réjouissant de constater que malgré les nombreuses contraintes désormais inhérentes à leur profession, des enseignants aient encore le désir de favoriser cet épanouissement par la culture. Il faut dire qu'Isabelle Cardona a eu la chance, durant toute l'année scolaire, d'être épaulée par une excellente comédienne: Nadine Béchade. 
Le titre du spectacle - Battle circus - est aussi celui d'un film de guerre que tourna Richard Brooks en 1953 à propos de la Corée. Mais ce titre métaphorique convient aussi très bien au spectacle de l'atelier théâtre, qui affiche clairement une paire de gants de boxe sur son programme. Car, sous des dehors parfois humoristiques (avec une gourmandise lexicale se nourrissant de poésie, d'amusantes caricatures comme celle du pédopsychiatre et parfois de quelques mots grossiers qui font toujours la joie des jeunes qui les prononcent - car le théâtre doit aussi apprendre une juste transgression), une bataille est bien engagée sur la scène, inspirée par le montage de textes de divers auteurs, comme Ribes ou Jodorowski. Cette bataille est celle de la jeunesse en quête d'indépendance par rapport à ses parents - une génération d'adultes post soixante-huitards englués dans leurs propres problèmes d'immaturité sentimentale qui ne facilite pas l'éducation équilibrée de leurs enfants. Cette bataille est celle du temps qui passe et qui fait imperceptiblement basculer de l'enfance à l'âge adulte, avec ses révoltes et ses rêves de bonheur différent de ceux imposés par la famille ou par l'école. L'âge où l'on découvre l'autre et l'amour (drolatique scène des trucs pour séduire interprétée par Roméo Destruhaut-Pelletier et Arthur Godefroy).
Avec un décor simple, quelques cubes noirs à escalader (et l'on salue au passage la pauvre jeune fille qui joue malgré son pied immobilisé et ses béquilles!) et des rangs de chaises, les dix-neuf élèves (dont seulement trois garçons et donc seize filles enthousiastes, au premier rang desquels, peut-être, Dounia Brousse, très à l'aise) réalisent une belle performance, faisant à la fois rire et réfléchir les spectateurs. On se plait à voir certains élèves timides en classe se révéler pleins de fougues sur les planches. Entre chaque scène, un brouhaha de paroles, d'envies, de considérations, exprime tous les possibles et, lorsque la représentation s'achève, on regrette qu'elle ne dure pas un peu plus longtemps.
Que restera-t-il de cette expérience pour les élèves? Difficile de le dire pour le critique habitué au théâtre professionnel. D'abord, sans doute, une expérience partagée du plaisir de jouer avec les mots; de comprendre que la littérature est vivante et qu'elle dit tout de nos sentiments; peut-être l'envie de poursuivre - et l'on connait des vocations théâtrales éveillées par Isabelle Cardona à l'occasion d'autres ateliers. Une fierté des familles (et des professeurs) présents dans la salle. Le sentiment aussi - primordial - que tout n'est pas perdu. Philippe Léotard, cité sur le programme, disait qu' "il faut d'abord s'aimer soi-même pour faire l'amour à la vie", c'est bien ce que permet le théâtre - et l'art d'une manière générale. La preuve magistrale en était sur cette scène.

(Pour des raisons radiophoniques, il ne nous a pas été possible d'assister aux représentations des classes ULIS et SEGPA du même collège, dont on nous a cependant dit le plus grand bien).