Festival
interceltique de Lorient : la révélation Kerham, le
bonheur d’entendre Jordi Savall – Alan Stivell aux Filets bleus
Il y a de la nostalgie, en essayant de me
frayer un chemin à travers la foule dense qui arpente les rues de Lorient en ce
dimanche 5 août, après la « grande parade des nations celtes » (60 à
100 000 personnes seraient là ce premier week-end !) : entre
deux averses de pluie, j’imagine les premières années ; l’histoire du
festival a d’ailleurs été racontée par Alain Cabon aux Editions Ouest-France,
ce qui rafraîchit la mémoire. J’y étais dès 1972, mais c’est surtout du concert
d’Alan Stivell dont je me souviens, le samedi 14 août 1976, à 21h30, au Parc du
Moustoir[1]
- c’était le temps de la grande vague bretonne militante, ces années où tout
semblait possible, sur le point de se réaliser, en Bretagne comme dans le reste
de la France
qui préparait le grand changement politique. Quarante ans après, les eaux du
Blavet et du Scorff ont bien coulé et le Festival est devenu une grosse machine
bien rodée, entre in et off, ses artistes venant du monde
entier, et mes rêves d’adolescent sont devenues le petit laisser passer que je
porte autour du cou pour assister aux différents concerts. Si les musiciens et
chanteurs limousins – pourtant ma région est ô combien, elle aussi, une
« nation celte » ! – ne sont toujours pas invités, les Acadiens
tenaient le haut du pavé cette année (avant les Galiciens en 2013), que ce soit
sous un chapiteau haut en couleurs où l’ambiance était à son comble et où la
bière coulait à flots ou à l’occasion d’une sympathique et animée « Grande
nuit de l’Acadie » mêlant tous les styles, de l’agile violon de Dominique
Dupuis au Néobrunswickois Roch Voisine. L’occasion de réapprécier La
Manikoutai, chanson entendue pour la première fois il y a
bien longtemps – alors superbement interprétée par le grand Gilles Vigneault,
lui-même d’origine acadienne – ici portée avec émotion par Monique Poirier,
dont le disque Parler de paradis vient
de sortir. L’occasion aussi de découvrir avec délectation Lisa LeBlanc –
chanteuse de folk trash à la belle et
forte voix jouant du banjo et de la guitare, âgée d’une vingtaine d’années –
lorsqu’elle chante le très bluezzy Câlisse-moi
là ou Ma vie c’est de la marde (et
que je préfère nettement, puis-je l’écrire, à Sandra Le Couteur, chanteuse à voix et à texte). Bien sûr, j’ai retrouvé ce grand plaisir d’entendre
chanter et parler cette langue acadienne si riche et si exotique, qui puise
pourtant ses origines dans notre ancien français. Lorsque Lisa LeBlanc utilise Câlisse, elle s’empare des fameux sacres – les jurons acadiens hérités de
l’imprégnation catholique. Dominique Breau, merveilleux et drôle
« conteux » également présent sur scène, sait d’ailleurs rendre
toutes les subtilités des dialectes acadiens. A la tête d’affiche du festival
également, des habitués comme le Bagad de Lann Bihoué, qui fêta ses 60 ans en
compagnie des danseurs du Cercle du Croisty et Alain Souchon (son ami depuis la
célèbre chanson de 1977) ; ou bien encore le guitariste Dan Ar Braz, venu
présenter son nouveau spectacle, Celebration,
en compagnie du Bagad Kemper, dans le décor austère et monumental du port de
pêche, et de deux chanteuses de talent : Clarisse Lavanant (originaire de
Morlaix, à la belle voix, pleine de fougue) et Morwenn Le Normand (tout juste
démissionnaire de l’Education Nationale pour embrasser une carrière de
chanteuse qu’elle n’aura pas de mal à réussir si j’en juge par sa prestation). La
création de Dan demeure dans l’esprit de son immense succès, L’Héritage des Celtes. S’il revendique
son ancrage et son amour pour la
Bretagne, le musicien condamne les dérives du nationalisme,
tout en prenant clairement parti pour le rattachement de la Loire-Atlantique
à la Région Bretagne.
Il présente à la fois des morceaux qui ont jalonné sa carrière et ceux de son
nouvel album, dans la même veine. 40 ans après le célèbre Olympia, celui qui
fut le guitariste d’Alan Stivell convie celui-ci à venir chanter en duo Borders of salt – le public, plutôt nombreux, apprécie. Stivell revient d’ailleurs à la
fin, pour improviser un sympathique duo mi Breton mi Amérindien.
***
Mais
mes deux plus grands plaisirs m’advinrent lors d’une même soirée, au Grand
Théâtre. La création par Yves Ribis de Kerham
– du nom d’un coin près de Ploemeur où le compositeur fait de la pêche
sous-marine – fut un pur bonheur. Le guitariste qui accompagna Alan Stivell à
la fin des années 80 est devenu compositeur et arrangeur ; il a réuni dix
musiciens venus des musiques classiques et traditionnelles en un orchestre de
chambre et leur a proposé d’interpréter des airs du répertoire breton, écossais
ou irlandais, ainsi que ses propres compositions – le tout orchestré par
Christophe Peloil, lui-même altiste. C’est une incontestable réussite, servie
par des musiciens de grand talent, qu’il convient de citer : Peloil,
Youenn Lorec et Christophe Devilliers (violons), Maud Caron (violoncelle),
Vincent Guérin (contrebasse), Thierry Besnard (clarinette), Mathieu Serot
(flûte traversière en bois), Christophe Moreaux (hautbois) et la fille
d’Yves : Elsa Ribis, à la harpe celtique. Au chant, Rozenn Talec –
originaire du Centre-Bretagne, qui maîtrise gwerz et kan ha diskan – est
époustouflante à la fois de justesse, de force et d’émotion. J’ai beaucoup aimé
sa voix, ses gestes et son humour. Yves Ribis donne parfois des noms de
poissons à ses compositions et il rend hommage à Michel Tonnerre, baroudeur
lorientais, fils de mareyeur groisillon devenu auteur-compositeur-interprète,
fondateur du groupe Djiboudjep, disparu un mois auparavant.
Moment
superbe, aussi, de beauté et d’intensité : le concert du trio formé par le
catalan Jordi Savall à la viole de gambe, Andrew-Lawrence King à la harpe
irlandaise et Frank Mc Guire au bodhran, qui rendirent un merveilleux hommage
aux compositeurs écossais et irlandais (oeuvres écrites par des maîtres des
XVIIe et XVIIIe siècles, comme O'Carolan – grand
harpiste irlandais – ou Niel Gow –célèbre violoniste écossais –, et pièces de
la fin du XIXème siècle). Savall a découvert la musique celtique en
1970 en étudiant le Manchester gamba book
(1660), mais s’y consacre véritablement depuis six années, fasciné par ce
répertoire (j’attends avec impatience ce qu’il va faire du répertoire breton
auquel il s’intéresse également). La mélodie – dépouillée, interprétée avec des
instruments venus des temps anciens – qu’il s’agisse de gigues ou de
complaintes, parfois ponctuées de déclamations poétiques par le harpiste,
suffit à émouvoir ceux qui écoutent. La virtuosité de Savall est extrême et
emporte le spectateur dans des rêveries infinies ; celle de King ne l’est
pas moins : originaire de Guernesey, passionné de navigation, c’est un
chef d’orchestre, un multi-instrumentiste, un maître de la harpe baroque et
continuiste, ayant joué dans le monde entier. A Lorient, sa maîtrise du
psaltérion a séduit tout autant que celle de la harpe, (et son humour). Frank
Mc Guire – fils et petit-fils de musiciens traditionnels ayant commencé à jouer
très tôt – est connu comme fondateur de Lyra Celtica et pour avoir joué avec
divers grands noms du folk, du rock, du blues et du jazz. Au sein de ce trio
voué à la musique ancienne, il a fait preuve lui aussi d’une maîtrise accomplie
du tambour et du bâtonnet, rythmant avec force ou douceur les différents airs. Une
soirée exceptionnelle.
***
Le
16 août, il pleut alternativement sur la ville close de Concarneau, près de
laquelle est installé le chapiteau des Filets Bleus, célèbre festival créé en
1905 pour venir en aide aux marins en difficulté, dont la tête d’affiche est
Alan Stivell. Souffrant de la gorge depuis trois jours, celui-ci passe dans
l’après-midi pour faire la balance et transforme le « chauffage de voix »
en mini concert pour le public de passage. A quelques mètres, sur le stand où
je dédicace sa biographie (et où il ne vient pas), je converse avec quelques
fans, mais aussi avec Jean-Noël Verdier, avec qui il cosigna Telenn, la harpe bretonne en 2004, et
surtout avec la belle-sœur d’Heather
Dohollau, poète galloise (1925) ; elle me raconte que lorsqu’elle était
enfant, à Garches, le bagad Bleimor, où débuta Alan Cochevelou, jouait dans le
jardin du café de ses parents. Je rencontre aussi un petit garçon de 9 ans,
admirateur du chanteur, qui me rappelle furieusement celui que je fus au même
âge ou presque.
En soirée, l’affluence est
grande pour son concert (mais difficile à évaluer), qui est celui de sa tournée
Olympia[2],
avec le passage de l’énergique guitariste Pat O’May. Malgré la pluie qui s’abat
avec véhémence sur les spectateurs et menace la scène, le chanteur breton
retrouve toute son énergie pour décliner ses standards, de la Suite Sudarmoricaine (repopularisée, si besoin était, par la
reprise de Nolwenn Leroy) à Brian Boru ou Miz tu, chanson composée au moment de l’embrasement des banlieues
françaises en 2005. Il chante aussi La
hargne au cœur, issue d’un texte de présentation sur le cd Back to Breizh, et qui sera, j’imagine, sur
son prochain album. De même joue-t-il de plusieurs instruments, comme à
l’accoutumée. Autour de moi, le public (trempé), plutôt familial, est
divers : « vieux de la vieille », fans de tous âges, mais aussi
curieux (le concert est gratuit) et touristes qui découvrent toutes les
facettes et le talent de Stivell – très applaudi. Il reste encore des
spectateurs pour lesquels le chant An
alarc’h signifie quelque chose, puisqu’un drapeau breton est brandi pendant
son interprétation. Alan chante aussi The
foggy dew (en 72, cette chanson
avait résonné singulièrement, puisque venant peu de temps après le funeste Bloody Sunday). Back stage, après le Tri martolod repris par la foule, je
salue les deux fils du chanteur, et son épouse me conduit jusqu’à lui ;
nous échangeons quelques mots et, surtout, mes deux jeunes fils lui disent leur
admiration.
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