dimanche 30 décembre 2012

Ecrivains limousins : il était temps !



 Le poète Joseph Rouffanche (Prix Mallarmé 1984) photographié dans son jardin par Laurent Bourdelas


J’apprends par hasard qu’un colloque à l’Université de Limoges va s’intéresser aux écrivains « limousins » : il était temps ! En 2008, j’ai publié sous forme d’abécédaire chez Les Ardents Editeurs la première véritable histoire de la littérature du Limousin (évoquant depuis l’Antiquité des auteurs – de langue d’Oc ou française – nés en Limousin, y vivant, s’en étant exilés ou venus s’y installer), que m’a fait l’honneur de postfacer Pierre Bergounioux : Du pays et de l’exil. Rien n’avait jamais été véritablement entrepris de manière systématique et globale à ce sujet – notamment à propos des diaristes, auteurs dramatiques ou des poètes, y compris les plus contemporains (mais on doit cependant saluer les articles publiés dans diverses sociétés savantes depuis le 19ème siècle). Il ressortait de cette enquête, entreprise à la fois comme historien et passionné, qui m’occupa plusieurs années, que les auteurs de grande qualité avaient été et demeuraient particulièrement nombreux dans notre région (je ne me suis pas attardé sur les écrivains dits du terroir). Une impression confirmée lorsque les Editions Alexandrines publièrent un ouvrage sur les traces des écrivains en Limousin, sous la direction bienveillante de Georges Chatain, auquel j’eus également le plaisir de participer, puis lorsque le Centre Régional du Livre mit en place l’ambitieux projet numérique Géoculture.
            Cela aura été une longue prise de conscience, que l’on pourrait presque interpréter comme une survivance de ce complexe d’infériorité imposé pendant des siècles aux Limousins et parfois auto-développé (comme ce fut le cas en Bretagne). Ravages du jacobinisme et du parisianisme, parfois reproduit « en région ». Il en aura fallu, du travail patient, des combats difficiles – y compris au sein de revues comme Friches, L’Indicible frontière ou de maisons d’édition comme Rougerie ou La main courante – pour que les plaidoyers en faveur des écrivains « limousins » aient quelque audience ! Nul n’est prophète en son pays, dit le proverbe, mais quand même : c’est fort tardivement que certains furent salués ici tels qu’ils devaient l’être : ainsi le grand poète Joseph Rouffanche, Prix Mallarmé de poésie doit-il essentiellement à Gérard Peylet (de l’Université de Bordeaux 3) sa reconnaissance par les universitaires et il fallut attendre ses 80 ans pour que la Ville de Limoges lui rende un hommage « officiel » à la Bfm, grâce notamment à l’aide de Monique Boulestin, alors 1ère adjointe et active et cultivée députée. Et nous venons juste, avec la Bfm et Le Théâtre de La Passerelle, de rendre hommage au grand Bob Giraud, dont le biographe Olivier Bailly nous a montré combien sa genèse « limougeaude » avait finalement été fondatrice.
            Limoges est désormais une ville d’art et d’histoire, ce qui est amplement justifié ; comme le Limousin dans son entier, elle doit, pour être fidèle à son patrimoine et développer significativement le tourisme culturel, multiplier les initiatives – pas uniquement numériques, pas seulement à la Bfm, dont le pôle Limousin et son conservateur sont à saluer – mettant en valeur « ses » écrivains, poètes… j’étais il y a peu à Londres et me plaisais à lire toutes les plaques bleues et rondes, sur les façades, où sont mentionnées le nom de personnalités de la culture ayant habité les lieux ; il y a encore des maisons d’écrivains et de poètes, un peu partout, qui méritent de vraies visites, voire des aménagements (sans parler des… tombes !). C’est dire s’il reste des choses à faire, en attendant le grand hommage à Georges-Emmanuel Clancier, toujours vivant, mais né en… 1914. Par la même occasion, comme je l’ai fait dans mon livre, sans doute pourra-t-on saluer aussi les autres auteurs de la famille.

(2012)

Georges-Emmanuel Clancier, un grand monsieur en ses terres

En 2001, je me demandais, dans « Plaidoyer pour un limogeage », pourquoi l’on ne rendait pas l’hommage qu’il méritait à Georges-Emmanuel Clancier# et en 2003, L’Indicible frontière avait eu le plaisir et l’honneur d’exposer au Pavillon de l’Orangerie de l’Evêché, dans le cadre de « Lire à Limoges », un texte inédit de cet écrivain sur la rue d’enfance que je partage avec lui: l’ancienne route d’Ambazac, la rue Aristide Briand aujourd’hui, texte publié ces jours-ci dans notre n°6/7. Il m’avait fait la joie immense de « préfacer » mon parcours photographique tout au long de cet axe limougeaud bordant les voies de chemin de fer… J’avais d’ailleurs apprécié qu’il revienne visiter ces lieux dans le texte qu’il avait écrit pour le cahier de Libération consacré à notre ville. Cet hommage lui a été rendu, cent ans après les « évènements » de 1905, lors d’une « Carte blanche » organisée pour A.L.C.O.L. par Olivier Thuillas, qui doit en être grandement remercié.
    Durant quelques jours, Georges-Emmanuel Clancier s’est promené à travers des terres qui lui sont chères, de Limoges à Châlus, et s’est retrouvé avec plaisir et parfois étonnement sujet de conférence et de lectures. La journée qui l’a conduit du Lycée Gay-Lussac -où il reçut l’enseignement de Jean Le Bail- au Centre culturel Robert Margerit -son grand ami dont l’ombre tutélaire l’accompagne toujours#- était l’une des plus émouvantes. Bien sûr, il retrouva les murs de notre vieux lycée, là où sa mère lui avait promis qu’il apprendrait l’anglais, ce qui lui permettrait, comme elle, de lire la légende d’une gravure familiale: « a smiling nook of green and golden shadow »…#, mais il put dire aussi aux élèves des classes de lettres supérieures qu’il préférait jadis fréquenter les « mauvais garçons », comme cet apprenti boucher avec lequel il braconnait les truites du côté de Nedde. Jeanne-Marie Baude développa, lors d’une magnifique conférence, l’idée qu’elle se fait des liens profonds entre l’enfance (multiple) de GEC et son œuvre, expliquant notamment comment il s’était approprié les enfances de ses proches pour nourrir ses écrits. Une soirée riche ponctuée de lectures par des élèves du Lycée Léonard Limosin et véritablement accompagnée par la belle diction d’Elisabeth Bollinger, la nièce de l’écrivain. Je regardais Georges-Emmanuel, pendant ces lectures, entre pénombre et lumière, assis de profil sur la scène, enfant de 91 ans, croisant les mains, redécouvrant ses textes et son œuvre décryptée, songeant à tous les siens, à cette grand-mère qui inspira « Le Pain noir », à Margerit, dont le souvenir demeure accroché aux grands arbres du parc de Thias. Il essaya d’expliquer tout cela, avec espiéglerie et intelligence, par la suite.
    L’impression qui reste de ces rencontres est celle de la générosité amusée de Clancier, poète et écrivain limougeaud, ancré dans ses « Terres de mémoire »#, et ouvert sur le vaste monde - il existe au moins un poète de cette génération limousine qui soit à la fois homme de talent, très largement reconnu, mais aussi à l’écoute des autres et des jeunes, généreux et plein d’humour. Il était là, avec nous, quelle chance!
    A un moment de cette soirée à Isle, la poète Marie-Noëlle Agniau, à qui j’avais offert les si beaux « Contre-Chants » parus chez Gallimard en 2001, m’a lancé, amusée: « Georges-Emmanuel Clancier, c’est toi »… (c’était au moment où l’écrivain raconte combien il répugnait à empaler jadis des limaces sur des hameçons). Elle ne croyait pas si bien dire! Ô certes, je ne veux pas parler ici du talent ni de la réussite, il reste du chemin à parcourir! Mais je me reconnais pleinement en cet homme et en cette écriture et de multiples signes unissent ma vie à la sienne: à la fin de l’enfance ou au début de l’adolescence, je fus bouleversé par la lecture du « Pain noir », que je vis par la suite à la télévision… Ma grand-mère Rose, je m’en souviens, s’était liée d’amitié, sur le tournage, avec le comédien Henri Virlojeux et me parlait de leurs conversations. Je me reconnus encore plus, par la suite, dans « Ces Ombres qui m’éclairent », les trois romans autobiographiques parus chez Albin Michel, où je découvris que nous avions joué, rêvé, aimé dans le même quartier, doublement protégé par le clocher de Saint-Paul Saint-Louis et par le campanile de la gare des Bénédictins. Comme lui, j’ai appris à respecter les conducteurs de locomotive: mon père en était un! Et puis cette poésie: lisible et lyrique, entre « verts paradis des amours enfantines » et histoire, poèmes du « Pain noir » et d’Oradour-sur-Glane, où mon propre travail de photographe et d’écriture me conduit ces jours-ci. Cette tentative de dire les Baléares, « de croire aux îles invisibles », que nous partageons aussi, lui dans « Terres de mémoire », moi dans « Les Poèmes de Valldemossa »# - n’est-ce pas un signe, cette communauté d’inspiration? Oui, je l’aime cette poésie: celle qui dit les « monts nocturnes », et « l’ordre des campagnes », celle qui sait dire le Noir à New-York. Cette œuvre qui se construit encore, belle et juste: « Quel autre sens/à l’errance donner/que ce récitatif/sans lettres ni vocables/du cœur en vain/menant et poursuivant/son aveugle travail. »#

    Un grand Monsieur était en ces terres, les siennes et les miennes, j’en suis heureux.

(2009)





Laurent Bourdelas : l’œil photographique sous l’angle du détail





par Marie-Noëlle Agniau,
écrivain et philosophe

         Il n’y a pas de photographie par hasard. Ou du moins, le hasard peut prendre part à l’œil photographique sous l’angle du détail. Nous avons là un réel œil photographique. J’entends par là un réel cheminement par l’image et donc la réelle capacité (ainsi de l’artiste) à donner un « cadre » aux choses.

         (…)

         L’œil photographique ne se contente pas de voir. Il approfondit bien plus (et peut-être bien mieux) notre vision. Il saisit ce que nous ne voyons pas ou plus, à être et passer trop rapidement et donc à passer sans considération pour toutes les choses et les êtres qui nous entourent.
         L’œil photographique est une saisie. Saisie du lieu. Cette saisie ne peut être que révélatrice puisque nous précisément, nous ne « saisissons » pas. Nous voyons, nous pouvons regarder, tout au plus avec attention mais sans saisir. Sans prendre possession du lieu en lui donnant sa forme achevée et ouverte. Or cette saisie essentiellement révélatrice ne l’est que parce qu’elle donne en même temps l’espace multiple de sa vision – et rappelons-nous toujours que l’espace est fait de dimensions. Là où nous voyons telle chose – un grillage et de l’herbe – l’œil photographique nous redonne cette même chose, ce même ensemble dans la profondeur des plans de perception qui lui donnent sens et permettent ainsi de la différencier et donc de la distinguer. Aussi la photographie ne serait que la rencontre créée par divers plans de profondeur et de surface dont l’œil (photographique) a su trouver la pointe fulgurante. Autant dire que cette même chose – herbe et grillage ou du linge qui sèche – devient dans et par l’œil photographique, l’autre d’elle-même, saisie d’essence(s), trace plus vraie et peut-être plus réelle, plus singulière, de sa propre réalité.
         Révélation d’une différence, révélation de ce qui est, révélation d’une autre qualité – ce grillage là est fin comme de l’herbe. Sans doute pouvons-nous parler de photographie comme « épiphanie » de la chose même. Qualité de manifestation (au moins toujours possible – car il y a toujours du possible à voir) qu’attendait le muscle de l’œil photographique. En cela, l’œil du photographe – lui-même à multiples dimensions – veut voir ce qu’il veut saisir et souvent le photographe est d’abord quelqu’un dont la volonté de « vision » ne fait que répondre à l’œil secret des choses. Comme si les choses elles-mêmes voulaient être vues par-delà leur présence massive et opaque. Et si par hasard (car finalement tout arrive) quelque chose échappait à l’œil photographique – quelque chose comme de l’imprévu – alors la saisie photographique aura cette chance ou malchance de pouvoir faire évènement de cet imprévu et donc de laisser venir à soi une autre dimension que celle envisagée. C’est en effet une chance. Ou pas. Car le risque est grand de « rater ».
         Le bon œil photographique sait ainsi multiplier et accroître le réel en révélant ses épaisseurs, en dépliant ses latitudes et ses plis, en conjuguant ses données éparses mais possiblement liées, et donc en manifestant toujours l’angle d’une saisie. L’œil photographique ne serait que liaison(s). Et plus les liaisons – ce qui n’empêche pas le contraste – sont nombreuses, plus la photographie qui nous est donnée, est pleine d’une réalité saisissante mettant à mal et déchirant nos aveuglements utiles et fonctionnels. La photographie comme déchirure du réel et de nos visions quotidiennes. Voilà une belle et douloureuse définition. Déchirure par le dedans et le dehors. Voilà le fond.

L’éclatement photographique

         Plénitude de la vision. Ou de la saisie. L’œil photographique saisit une densité et une totalité : présence active d’un monde – y compris celui d’une rue – qui était là et que pourtant nous n’avions pas vu. Scandale ! Or l’œil du photographe répare et transcende le scandale de chaque jour pour donner de ce quotidien, l’invisible et pourtant si visible tissu. L’œil photographique donne à voir le creux ou le détail, le fait surgir, comme l’envers de ce que les choses sont, réalité d’être ni trop simple ni trop complexe mais simplement et de toute évidence, éclatante. Au photographe alors de rendre ses photographies à l’espace infini de ce qui se montre, sans épuisement. Ni de nous-mêmes ni dans la chose regardée.


L’Indicible frontière, n°6/7, printemps-été 2005, « Rue(s) d’enfance(s) ».

samedi 29 décembre 2012

L'année Stivell s'achève, le saviez-vous?




            Le 6 janvier 2013, dans quelques jours, Alan Cochevelou, plus connu sous le pseudonyme d’Alan Stivell (de stivell, la source jaillissante), fêtera ses 69 ans. Pour ceux qui l’ont vu sur scène il y a peu, par exemple l’été dernier à Concarneau devant environ 10 000 personnes, cela pourrait sembler étonnant, tant sa créativité et sa forme demeurent intactes.
            2012 aura été – en quelque sorte – une « année Stivell », sans que les médias en prennent véritablement la mesure. D’abord, bien sûr, parce que l’album Bretonne de Nolwenn Leroy, largement constitué de reprises du chanteur breton, a continué à cartonner, devenant double disque de diamant, mais aussi parce qu’il a rempli L’Olympia pour un concert anniversaire, quarante ans après celui qui avait été à l’origine de la grande vague bretonne des années 70 et plus encore de la vogue roots de ces années-là – suivie de la parution du Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias dans la collection « Terre humaine » chez Plon en 1975. Un succès qui allait conduire à celui du festival interceltique de Lorient mais aussi permettre à de nombreux autres artistes, notamment bretons, de franchir le pas du professionnalisme. Le succès de Stivell, préparé depuis son enfance lorsqu’il pinça pour la première fois les cordes de la harpe celtique réinventée par son père Georges, a eu aussi pour conséquence la naissance de multiples vocations de harpistes (Cécile Corbel, désormais star au Japon, ou Loreena McKennitt, pour ne citer qu’elles), de luthiers, de classes de harpes celtiques dans les conservatoires du monde entier. 2012 aura aussi été une « année Stivell » parce sont parus conjointement ma biographie du chanteur et musicien et un très beau documentaire de Pascal Signolet, co-écrit par François Bensignor, une coproduction Bleu Iroise / France Télévisions, avec le soutien de la Région Bretagne en partenariat avec le CNC, de la Procirep-Angoa et de la Sacem.
            Bien que celui-ci ait drainé des millions de spectateurs à l’occasion de tournées triomphales à travers l’Europe et le monde (on raconte qu’il serait à l’origine de la mode du prénom Britney aux Etats-Unis !), bien qu’il ait été l’un des précurseurs de la world music et se soit montré innovant dès ses débuts, unissant avec subtilité tradition musicale et apports folk, rock puis electro, bien que ses albums aient été en permanence salués par la critique, du Melody Maker à Libération (dont il fut un « compagnon de route » depuis le début des années 70), on se demande si le public et les médias (en particulier audiovisuels) ont pris la mesure de cette œuvre importante et du rôle primordial que joua Stivell à sa manière dans la réflexion commune qui devait conduire à la décentralisation politique du début des années 80 mais également dans l’enseignement des langues dites à tort « régionales » et singulièrement du breton dans les écoles associatives, laïques et gratuites Diwan. 
            J’ai rencontré Alan Stivell la semaine dernière, son enthousiasme reste entier : il réfléchit à la construction d’une nouvelle harpe et prépare son futur album, dans le home studio de sa maison non loin de Rennes.


[1] Dernier livre paru : Alan Stivell, Editions Le Télégramme, 2012.

vendredi 28 décembre 2012

Le site de Châlucet en Limousin : de l’histoire et la littérature à la mise en valeur (texte publié aux PULIM)




                Le site archéologique, historique et naturel de Châlucet, classé et protégé, occupé depuis la protohistoire, doté d’un ensemble castral imposant au Moyen Age, est situé sur la commune de Saint-Jean-Ligoure, en Haute-Vienne, au sud de Limoges. Le bilan de dix-huit années de recherches sur le site de Chalucet, effectuées par C. Chevillot, fait apparaître une occupation humaine essentiellement concentrée à la fin de l'âge du Bronze et le 1er âge du Fer, soit donc entre le 9ème et le 4ème siècle av. J.-C[1].
                Le site présente la particularité de se diviser en deux ensembles fortifiés (haut-castrum et bas-castrum). D’après une chronique de l’époque, le château de Châlucet a été fondé vers 1130 par deux chevaliers de la famille des Jaunhac, vassaux du vicomte de Limoges. L’agglomération de Châlucet-bas rassemblait alors, en contrebas de la tour Jeannette, une vingtaine de chevaliers et leur famille résidant dans de hautes maisons, presque des tours. Ils étaient les co-seigneurs du lieu. Châlucet-haut, à l’origine simple donjon protégé qui aurait été construit par les Jauhnac au 12e siècle, fut radicalement transformé vers 1270-1280 par la construction d’un château neuf. Cet extraordinaire palais fortifié fut financé par Géraud de Maulmont, conseiller des rois de France Philippe le Hardi et Philippe le Bel.
                La forteresse de Châlucet et le parc adjacent de Ligoure présentent un grand intérêt paysager, botanique et ornithologique. Ils sont inclus dans le site inscrit de la vallée de la Briance et inventoriés comme une Zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique (Znieff) ; avec de la chance, on peut y voir des chauves-souris, reptiles et autres amphibiens, des loutres ou une des 26 espèces de poissons recensées dans la rivière, nombres d’oiseaux et diverses variétés botaniques.


                En 1887, l’érudit Louis Guibert a consacré au site une première histoire détaillée[2] ; en 1993, après avoir réalisé avec Corinne Géraud une étude de bilan du site et de propositions de sauvegarde et de mise en valeur culturelle et touristique, j’ai publié Châlucet en Limousin, site historique, site romantique aux Editions Lucien Souny de Limoges (publication avant fouilles); l’histoire du site a également été étudiée par le médiéviste Christian Rémy, en particulier dans ses deux ouvrages sur les Seigneuries et châteaux-forts en Limousin chez Culture & Patrimoine en Limousin, en 2005. Sans compter les divers articles publiés dans les associations savantes du Limousin, ou même de protection de la nature comme la Société d’Etude et de Protection des Oiseaux du Limousin. De 1992 à 1997, j’ai oeuvré à la présidence de l’association « Châlucet en Limousin » pour la sauvegarde et la mise en valeur de ce site exceptionnel et en 1996, le Conseil général de la Haute-Vienne – présidé par l’historien Jean-Claude Peyronnet – s’est porté acquéreur du site. Depuis cette date, des travaux de cristallisation et de dégagement des ruines ont été entrepris, des fouilles effectuées et des visites partielles sont ouvertes au public.

                Si l’on connaît désormais plutôt bien l’histoire du lieu, c’est, comme il est normal, aux époques où on en savait moins qu’elle a le plus alimenté fantasmes et hypothèses. L’imagination cherche toujours à combler les interstices entre les savoirs, comme les choucas des tours aiment à habiter les lézardes des murailles de Châlucet. C’est pourquoi, dès le 19ème siècle, ces ruines romantiques ont nourri légendes et écrits de toutes sortes[3]. Le fait que la forteresse ait notamment été occupée par le routier Perrot dit Le Béarnais de 1381 à 1394, pratiquant « le rançonnement des individus, les pillages, le racket des collectivités (sufferte ou patis), en faisant payer des autorisations de circuler appelées aussi sauf-conduits »[4], le fait qu’il l’ait utilisée comme base arrière pour attaquer les environs et jusqu’en Auvergne, contribuant, avec d’autres, à faire régner la peur en Limousin, a durablement marqué les esprits, de génération en génération. Tout comme les rapines effectuées par la garnisons seigneuriale du seigneur d’Albret qui tint la place vers 1420-1440. L’utilisation de Châlucet pendant les guerres de religion et son démantèlement en 1594 également. De plus, la destruction au 16ème siècle a installé durablement aux portes de Limoges des ruines « mystérieuses » et inspirantes, y compris pour les peintres et les photographes. Durant des décennies, les visiteurs – d’abord de Limoges et des environs – y sont venus, à pied, en train, à vélo, en voiture, souvent en famille, pour y passer la journée ou l’après-midi, moment qui comprenait généralement l’ascension vers les ruines par le fossé arrière, puis un temps de repos au bord de l’une des deux rivières baignant cet éperon sur confluent : la Ligoure et la Briance – cette dernière étant également chargée pour les Limousins d’un sentiment fort d’appropriation et de représentation, comme le prouvent la chanson Lo Brianço ou les poèmes d’Edouard Michaud dans Le Chalel d’or publié en 1910. Dans les années 1960 à 1990, Châlucet est devenu un lieu « obligé » d’expéditions (en particulier nocturnes) pour des étudiants en mal de sensations fortes et parfois baudelairiennes (donc cannabiques), à tel point que des chutes furent à déplorer !

***

                En 1840, le romantisme gagnant le Limousin, paraît à Limoges le roman en deux tomes de Francis Levasseur intitulé : Le Château de Chalusset ou l’excommunication, chronique du 11ème siècle. L’auteur, qui écrit dans un style « troubadour », est né au Mans en 1776, mais il est secrétaire de l’Académie de Limoges de 1831 à 1837 ; inspiré sans doute par Victor Hugo, il tente de nourrir sa narration de quelques repères historiques. Pour une raison inconnue, l’auteur commence son histoire par ce qu’il appelle un épilogue, plutôt qu’un prologue, où il met en scène le sire comte Oldoric de Mortemart, seigneur (fantaisiste) de Châlucet, qui attaque son voisin, le vidame de Solignac. Dans la confusion provoquée par cet assaut, Emmeline, l’épouse de ce dernier, disparaît dans un souterrain et se réfugie chez son fidèle vassal, Marcillac. C’est chez lui qu’elle meurt, lui confiant ses enfants. Le roman commence véritablement  à la page 77, avec le récit intitulé Le château de Chalusset, histoire d’amour, de mystère et d’aventures non dénuée de suspens.

                En 1900, Barthélémy Mayéras (Limoges, 1879-1942), conservateur à la Bibliothèque de Limoges, traducteur de Heine, publie une nouvelle intitulée Fin d’idylle à Chalusset.

                Treize ans plus tard, Edmond Jacquet, qui s’est choisi pour pseudonyme Jean Printen, publie une pièce, Jeannette, la bâtarde de Châlucet, qu’il reprend sous forme de roman en 1921 sous le titre : Las Baricada, le bourineur. C’est une histoire d’amour et de trésor, qui se déroule dans un climat fantastique. L’ouvrage comprend quelques illustrations et il est assez agréable à lire.

                Mais l’ouvrage le plus délirant est celui d’Alfred Lavauzelle (Limoges, 1881-Paris, 1944), auteur auparavant de plusieurs contes, collaborateur de divers journaux limousins ou parisiens : L’Auberge du chat crevé, publié à Paris en 1931. Il raconte l’histoire d’un évêque limousin devenant pape (cela s’est vu !) mais surtout l’histoire d’un jeune valet devenant « roi du Limousin » et vivant à Châlucet. Lavauzelle revendiquait la liberté du romancier mais précisait dans La Vie limousine en novembre 1933 : « son devoir, même lorsqu’il ment de la manière la plus outrageante, est de démontrer que ce qu’il dit est vrai », le but étant d’impressionner agréablement le lecteur pour qu’il oublie ses « servitudes terrestres ».

                Châlucet a inspiré les poètes, à commencer par Louis Guibert, le premier historien du site, qui taquina aussi la muse et publia ses Rimes franches. Des chansons-poèmes ont encore les lieux pour décor, comme La Promenade à Châlucet de José Mozobrau (1883), La Bicicleta de Pradeu, retrouvée et publiée par Jan dau Melhau et Le Sire de Châlucet, complainte sur l’air du tra la la, attribuée au comte de Coëtlogon, alors préfet de la Haute-Vienne, qui pourrait être l’auteur des Lettres sur le Limousin (1857-59)[5], récit de voyage relatant entre autres une nuit passées dans les ruines de Châlucet – c’est dire si cette tradition d’arpentage nocturne remonte à loin !

                Incontestablement, ces divers exemples montrent combien Châlucet est devenu un objet littéraire, en particulier aux 19ème et 20ème siècles.

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                On l’a écrit en introduction, après l’activisme militant de l’association « Châlucet en Limousin », le Conseil général est propriétaire depuis 1996 des ruines de Châlucet, forteresse classée monument historique par Prosper Mérimée (dont j’ai publié le rapport de classement dans mon livre), et du parc forestier du domaine de Ligoure. « Il a lancé un vaste programme de sauvegarde et de mise en valeur du site afin d’en faire un lieu culturel et touristique de qualité »[6]. De 1997 à 2002, une première tranche des travaux a porté sur la consolidation des murs de Châlucet-bas et de la porte du Capitaine. Par la suite, le traitement de la Tour Jeanette a abouti à son ouverture au public en 2004. En 2005, ce sont les vestiges de la façade principale de Châlucet-Haut qui ont fait l’objet de travaux de consolidation. Puis, entre 2006 et 2008, devait venir l’opération de restauration et de mise en valeur du village médiéval découvert sur le site de Châlucet-bas lors des fouilles archéologiques : caves, maisons de chevaliers. Des spectacles et animations divers ont été accueillis in situ : baptêmes de vol en montgolfière, promenades contées, spectacles folkloriques ou bien encore création théâtrale ; La compagnie Chabatz d’entrar proposa ainsi sa création 2006, « en chantier », un spectacle autour de matériaux bruts et naturels qui revendiquait de poser « une question essentielle » : « qu’est-ce qu’on construit aujourd’hui ? ». En 2007, la jeune troupe Du Grenier au Jardin, présenta « Bradiski », un spectacle de cirque-théâtre déambulatoire et de la musique médiévale résonna enfin en ces lieux : La Camerata vocale proposa en effet  « Le livre vermeil », un concert de musique médiévale interprété par cinq musiciens et quinze choristes sous la direction de Jean-Michel Hasler. Enfin, on put même assister à une soirée astronomique animée par l’association Découverte Atmosphère et Espace.

                En 2008, la commission permanente du Conseil général de la Haute-Vienne – présidé par Mme Perol-Dumont – a approuvé le plan de financement du programme de travaux pluriannuel 2008-2013 au château de Châlucet : mise en sécurité de la lice ouest, cristallisation des façades de la cour d'entrée, stabilisation et cristallisation du donjon, dégagement et consolidation des zones au pied du donjon et du logis ancien. Le coût global de l'opération est de 2,32 millions d'euros HT. L'Etat participe à hauteur de 525 000 euros permettant le lancement d'une tranche de travaux de 1,05 million d'euros, dont la consolidation de la lice ouest pour un coût de 350 000 euros[7]. Une première et longue phase, nécessaire est donc en cours : celle de la sauvegarde effective et des fouilles, qui permettent de mieux connaître la véritable histoire du site. Une deuxième phase, à mener en parallèle, serait de « construire » une politique de mise en valeur en lien à la fois avec cette histoire des lieux mais également les représentations qu’ils peuvent susciter chez les Limousins, et chez tous les visiteurs, nombreux, venus de France et d’ailleurs. C’est ce que nous préconisions déjà avec Corinne Géraud en 1992, après avoir longuement et précisément interrogé les touristes. Une action culturelle à mettre en réseau avec deux autres sites médiévaux du Limousin ayant également une forte identité culturelle et littéraire : Ventadour – site littéraire s’il en est, haut lieu des troubadours[8] -, mis en valeur grâce à l’obstination de Luc de Goustine qui y a créé le festival « Estival », et Crozant – dont la fameuse Ecole rassembla une pléiade de peintres paysagistes qui, un siècle durant, de 1850 à 1950, bravant les humeurs des saisons, posèrent inlassablement leurs chevalets le long des paysages sans cesse changeants de la vallée de la Creuse. Parmi eux, les plus grands : Monet, Guillaumin[9]. Cette mise en réseau de trois pôles très cohérents serait à la fois nécessaire et bénéfique pour la Région Limousin, qui doit exploiter au mieux et au plus le tourisme culturel.
                Un premier pas est accompli avec une triple publication : le guide touristico-littéraire publié par le Centre régional du livre en Limousin[10] à destination du grand public et des touristes ; bien sûr celle de mon Abécédaire de la littérature du Limousin en 2008 ; et, en principe en 2009, celle – moins exhaustive mais captivante – des éditions Alexandrines, coordonnée par le critique Georges Chatain, où nous sommes plusieurs écrivains « limousins » à écrire sur d’autres écrivains « limousins ».
                En ce qui concerne plus spécifiquement le site de Châlucet, nul doute qu’une réédition des trois principaux ouvrages l’ayant pour décor que j’ai cités ci-dessus, en un seul volume illustré et convenablement introduit, serait un important premier pas. Il conviendrait ensuite de proposer sur place, par exemple dans la « maison d’accueil », une première exposition fondatrice sur Châlucet littéraire et artistique (écrits, tableaux, photographies...), et de construire une programmation touristico-culturelle d’envergure en rapport. Ainsi retrouverons-nous enfin à Châlucet les soirs historiques chantés par  le visionnaire Arthur Rimbaud :

                En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant[11].

               



               
               

               


[1] « Le site protohistorique de Chalucet, commune de Saint-Jean-Ligoure (Haute-Vienne). Bilan de dix-huit années de recherche », Aquitania Bordeaux, 1984, no2, pp. 3-36.
[2] Après une enquête sur le terrain dont son descendant m’a confié copie des notes et croquis.
[3] L. Bourdelas, Du Pays et de l’exil – Un Abécédaire de la littérature du Limousin, Les Ardents Editeurs, Limoges, 2008, p. 43-44. Toutes les références non sourcées dans notre communication vienne de cette notice.
[4] C. Rémy, Seigneuries et châteaux-forts en Limousin, Culture & Patrimoine en Limousin, Limoges, 2005, vol. 2, p.20.
[5] Les Ardents Editeurs, Limoges, 2007.
[6] Le Magazine de la Haute-Vienne, août 2006, n°91, p.15.
[7] Le Moniteur-Expert, 31 octobre 2008, n°5475.
[8] L. Bourdelas, Du Pays et de l’exil, déjà cité, p. 164-167.
[9] C. Rameix, L’Ecole de Crozant, Les Peintres de la Creuse et de Gargilesse, 1850-1950, Lucien Souny, Limoges, 1991-2002.
[10] Guide de balades littéraires en Limousin, Limoges, 2007.
[11] « Soir historique », in Illuminations, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p.150.

mercredi 26 décembre 2012

Avec Denis Podalydès, l’essence de Molière




            C’est sans doute l’un des plus beaux spectacles adaptés d’une pièce de Molière qu’il m’ait été donné de voir, et sans conteste la meilleure version du Bourgeois gentilhomme (même si j’avais beaucoup apprécié en son temps la version cubaine de Jérôme Savary à Chaillot). Denis Podalydès (assisté du scénographe Eric Ruf, comme lui sociétaire de la Comédie Française et de Laurent Podalydès) a su tirer avec subtilité et pertinence toute la substantifique moelle de la comédie-ballet et turquerie écrite par Molière et Lully en 1670 et lui redonner toute son ampleur initiale, avec d’excellents comédiens, la direction musicale de Christophe Coin, et la chorégraphie à la fois contemporaine et respectueuse du texte de Kaori Ito. Les costumes de Christian Lacroix sont beaux et le décor aussi, qui reconstitue sur le plateau et à la verticale la boutique du marchand Jourdain, avec ses gros rouleaux de tissu, son comptoir et son grenier (où se joueront divers moments du spectacle rappelant même la scène du linge qui sèche d’Une journée particulière d’Ettore Scola).
            Le talent des comédiens est grand, de même que leur énergie : Pascal Rénéric qui interprète Jourdain avec candeur (et un suprême mépris pour son épouse jouée avec justesse par Emeline Bayart), prenant souvent la salle à partie, Manon Combes, l’accorte et gouailleuse servante Nicole, qui n’hésite pas à descendre du grenier en glissant sur une rampe de pompiers, l’excellent Julien Campani en Maître de musique et en Dorante (le courtisan endetté qui vient quémander chez le drapier), Nicolas Orlando en Maître d’armes, Francis Leplay en maître de philosophie (vu au cinéma, entre autres, devant la caméra d’Emmanuel Bourdieu, collaborateur artistique de ce Bourgeois, qui connut Podalydès en khâgne), Thibault Vinçon en maître de danse et surtout en Cléonte prêt à tout pour conquérir Lucile Jourdain, y compris à se grimer en fils du Grand Turc ici tout droit sorti d’un imaginaire cinématographique à la Star Wars (le comédien a joué dans Les Amitiés maléfiques, autre film d’Emmanuel Bourdieu). Il est assisté par le valet Covielle (Alexandre Steiger), qui n’hésite pas à se jeter d’une table pour l’amour de Nicole quand son maître menace lui de sauter du haut du décor (belle prouesse physique de Vinçon qui se déplace comme un Spider Man du 17ème siècle !). Et puis il y a la belle Bénédicte Guilbert en Dorimène, veuve cupide dont on aime la voix. Et tous les autres rôles qui méritent d’être salués, tous les comédiens servant fort bien le texte de Molière devenu classique avec ses répliques et ses scènes que l’on connaît par cœur depuis le collège. Jourdain ridicule avec son obsession des « gens de qualité » - semblable à la grenouille de La Fontaine qui veut se faire aussi grosse que le bœuf -, Jourdain qui apprend à former les lettres qu’il utilise depuis toujours, Jourdain parlant en prose, Jourdain pressuré par Dorante, Jourdain qui se voudrait élégant mais que ses nouvelles chaussures blessent, Jourdain qui transforme une passe d’armes en pantalonnade et un ballet en pitrerie, Jourdain qui préfère les chansons populaires à la grande musique. Chassez le naturel, il revient au galop, dit le proverbe. Jourdain enfin victime ici d’une violente farce dionysiaque lorsqu’il est intronisé grand mamamouchi. Misères de la prétention. Misères aussi de tous les autres, avec leurs petits calculs : artistes et courtisans vivant sur la bête, Maître de philosophie prêt à oublier ses principes à la première querelle, tout comme Cléonte pour enfin épouser celle qu’il aime, jusqu’à Madame Jourdain prête à succomber au séducteur dont elle sait pourtant qu’il la spolie.
            Le spectacle est ponctué de moments de bravoure comme la fameuse scène X de l’Acte III où les propos et les gestes de Lucile et Cléonte, de Covielle et Nicole s’entremêlent si joliment ; des danses de Windy Antognelli, Jennifer Macavinta et Artemis Stavridi, qui dépoussièrent le ballet sans jamais le trahir, et, bien sûr, par la belle musique de Lully, magnifiquement interprétée par les solistes de l’Ensemble Baroque de Limoges au premier rang desquels le grand Christophe Coin au violoncelle et les chanteurs Romain Champion, Marc Labonnette, Francisco Manalich et Cécile Granger, qui n’hésitent pas à donner de leur personne lorsque la mise en scène l’exige d’eux. Avec humour et force, avec profondeur mais sans peser, Denis Podalydès nous donne à rire et à réfléchir, et son Bourgeois mérite pleinement les deux derniers vers chantés : « Quels spectacles charmants, quels plaisirs goûtons-nous ! Les Dieux mêmes, les Dieux n’en ont point de plus doux. » Le public ne s’y trompe pas – surtout les jeunes – qui applaudit tout au long de la représentation et ovationne les comédiens à la fin.

vendredi 21 décembre 2012

Billie Jean (et moi)



Rue Guy de Maupassant à Limoges, début des années 80, entre classes prépa et fac d’histoire. J’ai encore ma coupe au bol et je porte des blousons informes. Je suis un poète romantique qui n’en finit pas de lire Charles Baudelaire, de déambuler dans les cimetières parisiens et de se planter au bout des rochers de Port-Louis dans une posture à la Chateaubriand. Bientôt, je délaisserai ma moto Suzuki pour une 504 grise à sièges de cuir et toits ouvrants. La fille qui m’accompagne est une poète blonde à cheveux longs qui n’en finit pas de lire Charles Baudelaire et d’autres choses encore. Bientôt, nous participerons à la création de la revue Friches. Face au Jardin du Luxembourg, José Corti nous enveloppe Le Rivage des Syrtes dans du papier cellophane. Il mourra deux ans plus tard. Dans le garage d’un pavillon gris de la rue, non loin d’un collège où je n’ai pas fait mes études, des platines ont été installées, des micros, des nagras, un émetteur. Nous sommes des pionniers des radios libres et nous croyons même que la gauche va révolutionner la France et le monde. Jack Lang n’en finit pas d’inventer des choses joyeuses, journées de la musique ou de la poésie. A Limoges, le metteur en scène Pierre Debauche insuffle de la vie au théâtre en jouant partout où il peut, même dans des granges, et crée le Festival des francophonies. On chante Faits divers de Téléphone ou Antisocial avec Trust. Plus rien ne sera jamais pareil. Renaud se fait un Olympia pour lui tout seul.
            L’été, je suis auxiliaire de contrôle à la S.N.C.F., je pars vers Carmaux où l’on joue à la pétanque près d’une statue de Jean Jaurès, vers Agen où les trains chauffent toute la journée au soleil, vers Paris surtout, où tous les contrôleurs de Limoges se retrouvent autour d’une paëlla cuisinée avec l’argent mis en commun. Les après-midi, je vais à Beaubourg, j’arpente les rues et les boulevards, je n’en finis pas d’écrire dans de petits carnets noirs. Un temps, je m’essaie à la musique electro. Hubert-Félix Thiéfaine chante Soleil cherche futur, on n’en finit plus de passer à la radio des centaines et des centaines de disques : Joe Jackson, Depeche Mode, The Cure, Fleetwood Mac, Alice Cooper, The Clash, Elvis Costello, Pat Benatar, Blondie... L'album Dark Side Of The Moon de Pink Floyd sort seulement des classements des meilleures ventes de disques, après 402 semaines de présence. Je me prends pour L’aventurier d’Indochine. Il m’arrive fréquemment de rester à l’antenne de minuit à 8 heures du matin. Quand on ouvre la petite fenêtre qui donne sur la rue, il y a toujours des filles du quartier qui viennent nous parler. Elles restent assises sur des 103 Peugeot. « Tu peux préparer le café noir... » propose Eddy Mitchell. Nous sommes les rois des ondes et les rois de la nuit. Je ne sais pas encore que Jean-Jacques Goldman est le demi-frère de Pierre, militant d’extrême gauche assassiné en 1979. Mon père a cinquante ans. Il a vu un communiste ministre des transports avant de partir à la retraite. Mon père : un déclassé, apprenti à 14 ans, conducteur de locomotives à vapeur. Un type qui passa le plus clair de son temps dans les trains ou sur son vélo, avant de me passer le virus du jazz et de la photographie. Nos terribles engueulades (Should I stay or Should I go ?). Ma mère a la quarantaine. A 6 mois, elle était sous les bombes de l’Exode, à 16 ans, vêtue d’une robe blanche, elle descendait de la mercedes 219 de son oncle Georges à Nice pour embarquer sur un voilier qui partait pour l’Italie. Elle danse avec moi dans la cuisine. On chante à tue tête Is this love de Bob Marley. Mon chapeau africain en cuir s’envole au-dessus de l’océan à Saint-Palais.
           
            Je ne connaissais pas les Jackson Five, ou vaguement. I want you back ne me disait rien encore. Mais un jour, j’ai entendu Thriller, sans doute à la radio où nous avions reçu le disque. Une introduction tonitruante, un type élastique vu dans les premiers clips diffusés sur la chaîne musicale. Des pantalons trop courts. De la pop blanche et du groove de chanteur noir. Un costume rouge qui me rappelait le survêtement jaune de Bruce Lee. Beat it. Et surtout Billie Jean. Jamais nous n’avons pu danser comme Michael Jackson, malgré tous nos efforts. Nous ne savions pas que l’enfant battu ne voulait pas grandir, que le petit enfant noir allait blanchir jusqu’à oublier Donna Summer, qu’il voulait se protéger du monde extérieur. Un soir, la robe d’Isabelle s’est prise dans la roue de la moto de Jean-Eric...

            Qui est mauvais ?

            [Beaucoup de mes amis, déjà, se prenaient pour Peter Pan].
           

Pour un oui pour un non

Nathalie Sarraute, rattachée dans tous les esprits à l'ennuyeuse tentative du Nouveau Roman, a livré avec "Pour un oui pour un non" un très beau, limpide et perspicace texte sur l'amitié, mis en scène par Philippe Carbonneaux (et en musique très "contemporaine" - accordéon et violon- par François Marillier) et interprété avec talent et justesse par les comédiens et musiciens Anne-marie Bisaro, Jean-Philippe Labadie, Emmanuelle Laborit, Antoine de La Morinerie, Aristide Legrand et Chantal Liennel. Un spectacle qui réunit littérature, théâtre et chorégraphie (ou presque), puisqu'il mélange comédiens sans handicaps et comédiens sourds pratiquant la langue des signes, très belle à simplement regarder. Un formidable travail d'adaptation et de traduction, on s'en doute, très rigoureux, de cette langue des signes au texte de l'écrivain.
Le metteur en scène couple aux deux comédiens qui parlent "de vive voix" deux comédiennes qui traduisent leurs, propos en, langue des signes: eux sont en noir, elles sont en beige, il n'y a pas de décor, simplement les lumières de Matthieu Ferry. H 1 et H2, les protagonistes, sont des amis intimes de longue date, depuis l'enfance et l'époque où ils faisaient de l'alpinisme ensemble;l'un semble installé dans le confort apparent du conformisme familial et de la paternité assumée et démonstrative, l'autre évolue dans les affres de l'instabilité et fréquente les poètes, Verlaine en particulier. Pour un rien -ce presque rien cher à Jankélévitch-, une broutille, une intonation de voix, ils en viennent à tout se reprocher, eux qui n'ont justement rien à se reprocher d'autre que cette amitié, cet amour presque, qui les unit si profondément et depuis si longtemps. La conversation qui les oppose et s'envenime ira même jusqu'à d'étranges révélations: « j'ai eu envie de te tuer »  avoue l'un des deux. Où l'on réalise que l'amitié est ambiguë comme une guerre de tous les instants, s'entretient, se ménage, réjouit et blesse, se préserve, est menacée en permanence, semblable à un fil ténu de rosée qui relie deux herbes à l'aube. Au bout de cette échauffourée, les deux amis ne rompront pas... Les quatre comédiens et les deux musiciens, parfois pris à parti comme on somme parfois ses voisins de se prononcer dans une querelle d'amoureux, sont merveilleux d'agilité, d'intelligence, d'émotion et de précision. Parfois, les "traductrices" semblent échapper à la trop évidente parole pour montrer ce que ressentent toujours les deux débatteurs et, tandis que le texte les oppose, elles s'embrassent tendrement.
Le langage double ici parlé, si parfaitement synchrone, est universel, c'est celui de notre complexe, dérisoire et émouvante humanité.

26 septembre 2001.



Joseph ROUFFANCHE « Instants de plus » suivi de « En progrès d’ombre » Rougerie, 2004

L’éditeur René Rougerie reste fidèle au poète Joseph Rouffanche: c’est la même ancienne génération, et la poésie de l’un va bien avec la typographie de l’autre, même si l’on regrette dans le cas présent une économie d’encre pour imprimer les textes sur le papier bouffant.
    Une bonne nouvelle d’abord: Rouffanche est toujours vivant, même s’il ne cesse d’écrire sur ses derniers instants, recueil après recueil: « L’Avant-dernier devenir », « En laisse d’infini », et cette fois: « Instants de plus » suivi d’ « En progrès d’ombre ». Vivant et reconnu, quoiqu’il en dise, les colloques ou études se multipliant à son endroit. Le style et l’inspiration demeurent les mêmes, même si « Instants de plus » est une suite de tercets, avec ou sans ponctuation, mais se terminant toujours par un point. Il s’agit en quelque sorte d’épiphanies gagnées sur le temps qui passe, des fulgurances aphoristiques de l’instant présent. Parmi les figures de style chères à l’auteur, l’ellipse intéressante des articles, par exemple: « Sur toile goudronnée/où leurs hymens roucoulent/piétinent les colombes. » Cette économie ajoute à la brièveté, tente d’aller à l’essentiel et renforce à la fois le sentiment d’urgence et l’allure de psaumes ou proverbes bibliques. Le mot « ellipse » est d’ailleurs utilisé à diverses reprises: les « ellipses d’amour » sont-elles des regrets? Rouffanche propose donc des images et des métaphores où se côtoient souvenirs d’enfance, nature idéalisée rousseauiste, fleurs et femmes, neige et parfums, mer et humains, parents, amis, inconnus… ensemble unis avec élégance par les mots simples du poète;ainsi: « Oblats au fond des bruines./Anémones des bois/dans des cils de poupée. » Rouffanche est toujours à la recherche du temps perdu et de l’Absolu, il y tend mais ne l’atteint pas, comme chacun d’entre nous. On le suit dans son désir de « Rejoindre la tendresse/en habit de merveille/dans un pré sans personne. »
    Suit la deuxième partie, « En progrès d’ombre », aux textes plus longs, la plupart du temps de deux strophes, avec cet impératif dans le malheur ou la détresse: « il faut chanter. » Alors viennent les belles assonances, les heureuses métaphores, et les hommages aux Grands d’Espagne: Cervantès, Machado, Lorca. Et l’ange n’est jamais loin, ni la part divine, et toujours est chantée la campagne limousine: « Moutons dessus/taupes dessous/prés limousins contre chez nous. » Et toujours les oiseaux et les fleurs -images pures et légères-, et la nostalgie de celui qui était un « joli coeur », un « cœur de lumière », et toujours le regret: « Loriot surpris crie de frayeur/qu’il est tard pour revivre/la splendeur infinie! ». Bientôt, le poète le sait, viendra « le Déchirant », il a besoin d’exorcismes simples: « trois fleurs dans le vase du jour », voir passer un papillon blanc, écrire encore, quand « tout s’apaise » même si l’ombre progresse.
    Certains disent que Joseph Rouffanche est d’un autre temps ou pire, qu’il a fait son temps et, sans doute, faut-il toujours aller au fond du gouffre pour y trouver du nouveau… Mais, justement, c’est cet autre temps qui séduit dans l’écriture et l’inspiration de Rouffanche, cette impression douce-amère de suranné, cette nature crépusculaire, cette volonté de retenir les impressions fugitives et de se souvenir d’un monde qui n’exista peut-être jamais.

    5 janvier 2005.


On the horse for love Frédérique Lemarchand expose ses tableaux équins à Ambazac (Limousin)



Frédérique Lemarchand est une romantique égarée au 21ème siècle, ses longs cheveux blonds, ses tenues corsetées laissant deviner sa beauté et certaines de ses oeuvres rappelant les lavis de Victor Hugo en sont les signes les plus apparents, tout comme son amour de la littérature, totalement démodé en ces temps où l’on fustige La Princesse de Clèves au sommet de l’Etat. De son enfance à la Jonchère, dans les Monts d’Ambazac, elle a conservé une fausse ingénuité de jeune femme sauvage et l’amour des chevaux hérité de son grand-père – un goût renforcé par les spectacles de Bartabas. Qu’elle peigne amazones et belles montures n’a donc rien d’étonnant, le cheval étant presque un « motif obligé » pour certains peintres, poètes et écrivains ; que l’on se souvienne par exemple de Géricault, Goya, ou du magnifique Cheval effrayé sortant de l'eau de Delacroix. Frédérique Lemarchand a d’ailleurs travaillé avec le peintre chinois Cao Bei-An, disciple de grands artistes et calligraphes, qui ont eux-mêmes souvent dessiné les chevaux à l’encre de Chine. Elle a fait sien le proverbe arabe qui affirme que « l’air du paradis est celui qui souffle entre les oreilles d’un cheval. » Tout l’été 2009, ses grandes toiles sont exposées à Ambazac, petite ville liée au cheval puisqu’elle accueille depuis plusieurs années, au domaine du Petit Muret, un magnifique centre équestre. Peut-être les lieux sont-ils encore imprégnés du souvenir de saint Etienne de Muret qui établit ici un ermitage, dans les temps anciens où l’homme et le cheval vivaient en parfaite harmonie ?
            Frédérique Lemarchand a eu l’idée d’un vernissage en mouvement pour ses oeuvres et conçu avec deux cavaliers et une cavalière une performance au coeur du manège. Au centre de la piste sableuse, une grande toile qu’elle peint devant le public, en musique, en action, en dansant. De temps à autre, l’un de ses autres tableaux, suspendus dans ce que l’on croirait être d’antiques cieux, s’illumine : cheval, cheval, cheval toujours. En noir et blanc. Tout en force et en finesse. Pégase n’est pas loin, s’envolant par-delà nos pesanteurs. Au fur et à mesure que l’artiste peint avec fougue et virtuosité, fine silhouette contemplée de dos comme une ombre créatrice, des tableaux vivants ponctuent l’espace : amazone coiffée jouant de la flûte ou éventant un cheval ; possible tournoi ; réminiscence de Don Quichotte ; et bien d’autres choses encore, comme sorties de l’imagination de Frédérique Lemarchand, véritable projection de son inspiration. Dans la semi pénombre, des couleurs chaudes, comme des touches de peinture. Du rouge. A la fin, un grand et beau cheval bien vivant viendra masquer la toile achevée, comme pour s’y confondre.
            Toujours, on aime l’invitation au voyage de cette artiste envoûtante.

            Dimanche 7 juin 2009

L’Echo, depuis longtemps…



Mon premier contact avec L’Echo remonte aux années 1970, lorsque son critique musical, Jacques Ruaud, ami d’enfance de mon père, m’amenait avec lui voir des spectacles à Limoges et contribuait à me former le goût – même si les « années Longequeue » furent assez conventionnelles dans ce domaine. Premiers contacts avec le monde des répétitions, des musiciens, de leurs coulisses. Plus tard, lorsqu’adolescent j’affichais mes premiers textes au Salon artistique des cheminots puis lorsque la Bibliothèque du Lycée Gay-Lussac m’invita – comme élève – à faire ma première exposition de photographies et de poèmes, c’est Jacques Morlaud, aujourd’hui disparu, qui me fit la grande joie de s’y intéresser et d’en parler, ce qui n’était pas rien pour un débutant de 16 ans ! Jusqu’à sa mort, il ne cessa d’ailleurs jamais de rendre compte de mes créations et de mes écrits et – même si je ne fus pas toujours d’accord avec lui ! – je lui en fus reconnaissant. Je sais aussi que je lui avais permis de renouer avec le grand poète Joseph Rouffanche qui avait été son professeur. Pas de vendredi qui vaille, par ailleurs, sans la lecture du supplément culturel concocté notamment par Georges Chatain, quelqu’un pour qui j’ai estime et amitié. On le voit, mes souvenirs liés à L’Echo sont d’abord culturels, littéraires, et je crois que dans le paysage médiatique limousin, il a su faire preuve d’intelligence et de pertinence à ces sujets.
            L’autre source d’intérêt – pour moi – de L’Echo est son forum de discussion, libre et nécessaire – même en ces temps où les opinions s’expriment plus ou moins bien sur le web. Il est toujours intéressant de pouvoir débattre, avec conviction (mais en signant ses contributions…), d’exprimer ses idées, ses différences – on me l’a même reproché! La liberté est toujours dérangeante.  
            Même si je n’ai pas toujours partagé toutes les prises de position de ce quotidien, je ne peux que l’apprécier, l’aimer, et souhaiter du fond du cœur qu’il survive. Le pluralisme de la presse permet d’éviter la « pensée unique », d’où qu’elle vienne.

Automne 2012.

La Guerre irrégulière



On avait coutume d’appeler cela la collecte de renseignement d’origine humaine : j’étais l’un de ces officiers traitants rencontrant d’honorables correspondants souhaitant travailler avec le Service pour diverses raisons : amour de la Patrie (« Soutiens, conduis nos bras vengeurs... »), déception professionnelle ou sentimentale, goût du risque, impression de jouer dans un film en noir et blanc des années 50, et bien d’autres choses encore, plus obscures, mystérieuses et, finalement, inexplicables – peut-être organiques, de l’ordre du boyau ou du coeur. Les informations étaient bonnes, la plupart du temps, intéressantes, utiles, et ne nous coûtaient qu’un bon dîner dans un restaurant huppé mais discret, de ces établissements qu’aucune plaque n’indique au commun des mortels. Je travaillais bien sûr aussi avec les agents rétribués par le Service, des professionnels efficaces, pour qui le cloisonnement était de mise. Nous étions en costume, comme les jeunes cadres ou universitaires que nous fréquentions, nous étions amis avec des journalistes, des jeunes filles diplômées aux carnets d’adresses bien fournis, l’Europe était notre territoire : Paris, Londres, Barcelone et ailleurs.
            Mais j’effectuais parfois aussi des périodes d’investigation avec la cellule de renseignement de source ouverte, qui exploitait les ressources précisément données par la presse spécialisée, les commentateurs, certaines bases de données spécifiques et informatiques, ou avec la cellule de renseignement d’origine image, qui scrutait les photographies d’origine aérienne ou spatiale acquises par nos satellites d’observation. Il n’était pas rare de détecter et de caractériser des activités humaines dans les zones qui nous intéressaient particulièrement, et même de prévenir des partenaires européens également concernés.
            J’étais à l’aise dans ce monde parallèle qui me distrayait de mes angoisses perpétuelles, et persuadé que rien de grave ne pourrait finalement arriver – confiance en ma destinée tout à fait justifiée, puisque j’écris ces lignes aujourd’hui, sans que rien de fâcheux ne soit advenu. A douze ans, sur la plage de Port-Louis, séchant sur ma serviette devant l’alignement des cabines, je lisais les aventures de Langelot, dans la Bibliothèque verte d’Hachette, écrites par un mystérieux Lieutenant X. Il appartenait au Service National d’Information Fonctionnelle, indiquait sa carte de sous-lieutenant reproduite à l’intérieur de chaque volume. Il portait le matricule 222, sa photographie tamponnée figurait au-dessus de sa signature et de ses empreintes digitales : c’était un jeune blond à l’allure sportive. La mention suivante était imprimée : « Obligation est faite à toutes les autorités civiles et militaires de faciliter l’exécution des missions du titulaire. »Le 8 septembre 1977, si j’en crois l’exemplaire conservé dans l’une de mes bibliothèques et annoté de ma main, je lisais encore : Une offensive signée Langelot, où un sinistre Monsieur T. menaçait le monde. Deux ans plus tard, lycéen, j’avais écrit au Service pour lui proposer mes services. Sans être surpris, j’avais reçu une réponse, plutôt engageante, m’indiquant que j’étais encore un peu jeune, qu’il serait utile que j’accomplisse mon service militaire, que je fasse des études supérieures et que je parle au moins une langue étrangère. Toutes les conditions étaient donc réunies à l’occasion de mon passage de quelques mois à Saint-Cyr Coëtquidan – mon bataillon ayant pour devise : « Officiers appelés – l’Audace de servir ». Le nom du parrain de ma promotion était Montfroid. Convoqué à l’issue de mes classes au Poste de Commandement installé dans l’ancien musée du souvenir, je fus à peine surpris qu’un officier que je ne connaissais pas me rappela ma lettre d’adolescent. Après l’entretien, je fus envoyé pour 8 mois à La Courtine comme aspirant, avant de rejoindre le Service et de poursuivre mes études supérieures, ma  « couverture ».

            En septembre 1986 eut lieu une série d'attentats à Paris, revendiqués par le Hezbollah pro-iranien. Le 8 mars, une équipe de journalistes de la chaîne Antenne 2 fut enlevée par le Jihad islamique à Beyrouth. Face à la guerre irrégulière, nous devions mener une guerre secrète sans répit. Alors, les anciennes questions ne se posaient plus : Les mains sales devaient l’être. Il y avait une guerre juste : c’est nous qui la menions, sans états d’âme. Contacts, infiltrations, intoxications, désinformations, pièges. Impression fausse de faire l’histoire ou de la modifier.

            Je lisais Agrippa d’Aubigné :
            ... les ondes si claires
            Qui eurent les saphirs et les perles contraires
            Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,
            Leur murmure plaisant heurte contre des os. »

            Vie étrange, comme dans un roman tragique. Nous n’avions plus d’identité et vivions et pensions comme Les Lutteurs peints en 1905 par George Luks. J’ai vu un jour cette huile sur toile au Musée de Boston. Corps tendus, enlacés dans la souffrance, la résistance et la volonté. Une représentation possible de l’humanité : peau contre peau, amour, haine, combat. J’étais toutes ces années l’un de ces hommes, mais lequel ? Tantôt dominant l’autre, désirant le soumettre avec une force violente venue du fond des âges ; tantôt soumis, arc bouté, le corps tendu des pieds à la tête et regardant le monde à l’envers.

            Nous n’avons pas gagné. Mais nous avons su bien des choses que les autres ne savaient pas. Pétrole, puissance, religion, réseaux, clans, désinformation. Nous avons appris une part infime des secrets du Monde, nous sommes passés de l’autre côté du miroir, vécu des vies parallèles, évolué dans les doubles jeux d’apparences puis perdu nos illusions. Le retour à ce que les autres croient être le réel fut comme une terrible redescente : nous retrouvions des ignorants persuadés de détenir la vérité, ayant des idées pour organiser le monde et croyant, comme nous avant, que la démocratie n’était pas une chimère. Certains nous parlaient du droit avec des accents condescendants parce que c’était leur métier. Nous les écoutions un demi sourire sur les lèvres, nous souvenant de couloirs sombres, d’odeurs pestilentielles, de pièces closes et de l’odeur âcre des armes refroidies, entre poudre et métal graisseux.

            Nous n’avons pas gagné. Le jeu a continué. J’ai quitté le Service au bout de 7 ans. Je n’ai rien vu, rien entendu, rien su, rien dit. C’est comme si tout cela n’avait pas existé. Pourtant, le combat qui mène le Monde ne s’est pas arrêté ; les forces obscures ont fait s’écrouler des tours, enfermer et torturer des hommes transportés d’un continent à un autre, exploser des enfants sur des marchés, démembrer des femmes dans la rue. Des avions indétectables bombardent les montagnes et des soldats mutants qui ne dorment jamais scrutent la nuit avec leurs yeux à infra-rouges – des assassins drogués comme au temps du Vieux de la montagne les guettent en silence, un couteau effilé à la main pour leur trancher la gorge.