vendredi 21 décembre 2012

Montaigne mis en scène par Bruzat : Un cœur mis à nu



Au Théâtre de La Passerelle (Limoges), Michel Bruzat adapte et met en scène Montaigne, dont l’œuvre l’accompagne depuis toujours, avec l’excellent Jean-Pierre Descheix : un travail de la maturité pour les deux.

            Jean-Pierre Descheix et moi avons vécu la même expérience, au même endroit : dans les années 1970, alors que nous étions inscrits dans la filière littéraire du vénérable lycée Gay-Lussac de Limoges, nous avons rencontré une première fois l’œuvre de Montaigne, enseignée par un professeur passionné, mais nous étions sans doute trop jeunes pour en apprécier toute la vérité et toute la profondeur. Depuis, bien sûr, j’ai relu Les Essais – ce formidable work in progress littéraire et philosophique – et j’ai appris à vivre et à réfléchir avec leur auteur ; depuis, Michel Bruzat, qui a beaucoup travaillé avec Jean-Pierre Descheix – on se souvient de l’adaptation mémorable du Frigo de Copi – a proposé au comédien et chanteur tout juste cinquantenaire d’interpréter le texte du magistrat et penseur bordelais, qui l’accompagne aussi depuis longtemps. Une triple connivence, si l’on veut : de pensée, de réflexion, de jeu théâtral – ce qui est une gageure, car même le comédien avait du mal à imaginer que ces lignes puissent devenir du théâtre. Mais c’est le grand talent du metteur en scène et de l’auteur que de transformer cette méditation introspective et évolutive en dialogue subtil et drôle avec un public – on doit le signaler – totalement enthousiaste. Bruzat déclare que Montaigne lui manque car « Les Essais ne sont pas Montaigne. Un livre n’est jamais qu’un livre, qui ne vaut pas une intelligence vivante. » Alors, la grande réussite de ce spectacle est qu’il donne à voir et entendre un Montaigne bien vivant, et pas une relique poussiéreuse sortie d’on ne sait quel Lagarde et Michard (le comédien commence en passant de l’encaustique sur la table, c’est-dire si le propos est bien le dépoussiérage). Une constante chez Bruzat qui n’a eu de cesse dans tout son beau parcours théâtral que de faire exister vraiment les classiques, de Molière à Sophocle. Un Montaigne qui pense devant nous, qui monologue avec intelligence, perplexité, humour, qui se moque de lui-même et de ces pauvres humains que nous sommes, tout accaparés par des choses bien futiles ou inutiles : le paraître, la richesse, la détestation de l’autre, alors que lui propose au contraire d’ériger en règles de vie la curiosité de l’autre, l’étranger, ou même l’animal le plus petit, comme les fourmis, l’amitié (La Boétie) – que Bruzat nous montre comme un feu de joie qui réjouit et éclaire l’existence. Montaigne, c’est aussi le plaidoyer permanent d’un catholique modéré pour la tolérance, à une époque où les guerres de religion font rage, c’est encore le jeu du relativisme presque absolu (qui peut être discutable),  face à trop de certitudes. Montaigne serait presque capable de se parer des peintures corporelles des peuples lointains, d’entonner leurs chants rythmés, comme un anthropologue voulant percer le mystère de l’humanité. Il parle de l’homme, est un homme, avec ses faiblesses et ses vanités, ses petits défauts et ses manies (celle de mettre de l’eau dans son vin, au propre comme au figuré) et Descheix qui l’interprète passe devant chaque spectateur dont il éclaire le visage, comme pour en apprécier à la fois l’humanité et lui apporter cette lumière de l’humanisme qui semble tant nous faire défaut aujourd’hui. Notre société est si abimée par ceux qui la gouvernent que les paroles si réfléchies et tempérées de Montaigne apparaissent comme un brûlot ! C’est bien là le grand mérite de Bruzat et de Descheix, répétons-le, que de nous donner à entendre une parole certes venue du 16ème siècle, mais toujours actuelle, qui nous pousse dans nos derniers retranchements.
            On ne s’ennuie pas, à ce Montaigne ! Si l’adaptation permet d’entendre l’essentiel d’une pensée en recherche – y compris, bien sûr, à propos des femmes (Montaigne est un vrai féministe avant l’heure en cela qu’il n’épargne pas les défauts des femmes), de l’éducation ou de la mort –, elle nous montre un homme d’action, qui fut soldat, diplomate et voyageur, en épicurien qui aime boire et manger et nous invite à sa table, celle de son château, qui devient tour à tour support d’un banquet réel et philosophique, champ d’expérimentation ou couche douillette quand il est question de l’incontrôlable membre masculin. Le tout baigné, comme toujours, des lumières judicieuses de Franck Roncière. Montaigne est pris sur le vif, lisant les maximes des poutres de sa bibliothèque, ou dans la réalité crue de son corps nu. Il peut aussi en imposer dans son costume bordeaux (évidemment !) créé par Dolores Alvez Bruzat, ou le temps d’un claquement de talon à l’espagnol. A certains moments, Descheix rappelle aussi Louis De Funès dans ce qu’il avait de meilleur. On a l’impression de regarder un esprit en perpétuel bouillonnement intellectuel qui nous fait partager un peu de son intelligence. On s’étonne de ses paradoxes, on rit beaucoup, on chante, et l’on sort heureux d’avoir rencontré et compris le vrai Montaigne, et l’on espère que nombreux seront les jeunes à venir entendre cette leçon de vie jamais ennuyeuse (même si l’on peut penser que comprendre Montaigne nécessite une certaine expérience de la vie)! C’est, à n’en pas douter, la meilleure manière imaginable d’entrer dans la pensée et l’écriture d’un homme exceptionnel qui sait si bien nous parler de nous. Sortons les élèves de leur salle de cours, si grises en ce mois de novembre, éteignons les écrans de leurs « réseaux sociaux » virtuels, et invitons-les à ce festin joyeux où l’on peut serrer un vrai ami dans ses bras et goûter son intelligence !

            10 novembre 2010.

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