Au Théâtre de La
Passerelle (Limoges), Michel Bruzat adapte et met en scène
Montaigne, dont l’œuvre l’accompagne depuis toujours, avec l’excellent
Jean-Pierre Descheix : un travail de la maturité pour les deux.
Jean-Pierre Descheix et moi avons vécu la même
expérience, au même endroit : dans les années 1970, alors que nous étions inscrits
dans la filière littéraire du vénérable lycée Gay-Lussac de Limoges, nous avons
rencontré une première fois l’œuvre de Montaigne, enseignée par un professeur
passionné, mais nous étions sans doute trop jeunes pour en apprécier toute la
vérité et toute la profondeur. Depuis, bien sûr, j’ai relu Les Essais – ce formidable work
in progress littéraire et philosophique – et j’ai appris à vivre et à
réfléchir avec leur auteur ; depuis,
Michel Bruzat, qui a beaucoup travaillé avec Jean-Pierre Descheix – on se
souvient de l’adaptation mémorable du Frigo
de Copi – a proposé au comédien et chanteur tout juste cinquantenaire d’interpréter
le texte du magistrat et penseur bordelais, qui l’accompagne aussi depuis
longtemps. Une triple connivence, si l’on veut : de pensée, de réflexion,
de jeu théâtral – ce qui est une gageure, car même le comédien avait du mal à
imaginer que ces lignes puissent devenir du théâtre. Mais c’est le grand talent
du metteur en scène et de l’auteur que de transformer cette méditation introspective
et évolutive en dialogue subtil et drôle avec un public – on doit le signaler –
totalement enthousiaste. Bruzat déclare que Montaigne lui manque car « Les Essais ne sont pas Montaigne. Un
livre n’est jamais qu’un livre, qui ne vaut pas une intelligence
vivante. » Alors, la grande réussite de ce spectacle est qu’il donne à
voir et entendre un Montaigne bien vivant, et pas une relique
poussiéreuse sortie d’on ne sait quel Lagarde
et Michard (le comédien commence en passant de l’encaustique sur la table,
c’est-dire si le propos est bien le dépoussiérage). Une constante chez Bruzat
qui n’a eu de cesse dans tout son beau parcours théâtral que de faire exister vraiment les classiques, de
Molière à Sophocle. Un Montaigne qui pense devant nous, qui monologue avec
intelligence, perplexité, humour, qui se moque de lui-même et de ces pauvres
humains que nous sommes, tout accaparés par des choses bien futiles ou
inutiles : le paraître, la richesse, la détestation de l’autre, alors que
lui propose au contraire d’ériger en règles de vie la curiosité de l’autre, l’étranger,
ou même l’animal le plus petit, comme les fourmis, l’amitié (La Boétie) – que Bruzat nous
montre comme un feu de joie qui réjouit et éclaire l’existence. Montaigne,
c’est aussi le plaidoyer permanent d’un catholique modéré pour la tolérance, à
une époque où les guerres de religion font rage, c’est encore le jeu du relativisme
presque absolu (qui peut être discutable),
face à trop de certitudes. Montaigne serait presque capable de se parer
des peintures corporelles des peuples lointains, d’entonner leurs chants
rythmés, comme un anthropologue voulant percer le mystère de l’humanité. Il
parle de l’homme, est un homme, avec ses faiblesses et ses vanités, ses petits
défauts et ses manies (celle de mettre de l’eau dans son vin, au propre comme
au figuré) et Descheix qui l’interprète passe devant chaque spectateur dont il
éclaire le visage, comme pour en apprécier à la fois l’humanité et lui apporter
cette lumière de l’humanisme qui semble tant nous faire défaut aujourd’hui.
Notre société est si abimée par ceux qui la gouvernent que les paroles si
réfléchies et tempérées de Montaigne apparaissent comme un brûlot ! C’est
bien là le grand mérite de Bruzat et de Descheix, répétons-le, que de nous
donner à entendre une parole certes venue du 16ème siècle, mais
toujours actuelle, qui nous pousse dans nos derniers retranchements.
On ne s’ennuie pas, à ce Montaigne ! Si l’adaptation permet
d’entendre l’essentiel d’une pensée en recherche – y compris, bien sûr, à
propos des femmes (Montaigne est un vrai féministe avant l’heure en cela qu’il
n’épargne pas les défauts des femmes), de l’éducation ou de la mort –, elle
nous montre un homme d’action, qui fut soldat, diplomate et voyageur, en épicurien
qui aime boire et manger et nous invite à sa table, celle de son château, qui
devient tour à tour support d’un banquet réel et philosophique, champ
d’expérimentation ou couche douillette quand il est question de l’incontrôlable
membre masculin. Le tout baigné, comme toujours, des lumières judicieuses de
Franck Roncière. Montaigne est pris sur le vif, lisant les maximes des poutres
de sa bibliothèque, ou dans la réalité crue de son corps nu. Il peut aussi en
imposer dans son costume bordeaux (évidemment !) créé par Dolores Alvez
Bruzat, ou le temps d’un claquement de talon à l’espagnol. A certains moments,
Descheix rappelle aussi Louis De Funès dans ce qu’il avait de meilleur. On a
l’impression de regarder un esprit en perpétuel bouillonnement intellectuel qui
nous fait partager un peu de son intelligence. On s’étonne de ses paradoxes, on
rit beaucoup, on chante, et l’on sort heureux d’avoir rencontré et compris le
vrai Montaigne, et l’on espère que nombreux seront les jeunes à venir entendre
cette leçon de vie jamais
ennuyeuse (même si l’on peut penser que comprendre Montaigne nécessite une
certaine expérience de la vie)! C’est, à n’en pas douter, la meilleure manière
imaginable d’entrer dans la pensée et l’écriture d’un homme exceptionnel qui
sait si bien nous parler de nous. Sortons les élèves de leur salle de cours, si
grises en ce mois de novembre, éteignons les écrans de leurs « réseaux sociaux »
virtuels, et invitons-les à ce festin joyeux où l’on peut serrer un vrai ami
dans ses bras et goûter son intelligence !
10 novembre 2010.
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