jeudi 21 août 2014

Béatrice Castaner, Aÿmati, Serge Safran: l'un de mes coups de coeur de la rentrée 2014!



            Béatrice Castaner, née en 1961 à Limoges, est la secrétaire générale du festival des Francophonies en Limousin ; elle publie un premier roman chez Serge Safran et c’est une réussite. Il s’agit d’abord du portrait de trois femmes à travers le temps et même les millénaires : Aÿmati, une jeune femme néandertalienne d’il y a trente mille ans, Gabrielle, une archéologue d’aujourd’hui et Mära, dernière représentante de l’espèce sapiens. Une quatrième qui les accompagne intervient de temps à autre entre parenthèses : l’auteur elle-même.
            Béatrice Castaner, qui connaît bien la Préhistoire si l’on en croit ses remerciements en fin d’ouvrage, rejoint, dans sa première partie au moins, un genre littéraire bien établi, celui de la fiction préhistorique, qui compte des adeptes chez les écrivains et les lecteurs depuis au moins la célèbre Guerre du feu de J.H. Rosny aîné, publiée en feuilleton dès 1909. L’originalité du récit de Béatrice Castaner vient d’abord de son style, particulièrement poétique et même inventif dans la ponctuation, lorsqu’il s’agit du récit néandertalien ; d’ailleurs, le texte prend parfois la forme du poème et c’est bien ainsi car il s’agit de dire un temps très lointain, un  temps où l’on dessine sur les parois des grottes avec des morceaux de charbon de bois non taillé, un temps où le cheval de la paroi semble prêt à bondir dans la lumière ténue. Il s’agit de dire un temps où l’on découvre le plaisir de souffler dans un os long et blanc percé de petits trous. Béatrice Castaner invente des mots, des prénoms, des histoires et des contes, dit la nature essentielle, le froid, les éléments, la nourriture d’alors : viande séchée, quelques noix et pignons. Elle raconte l’éparpillement puis l’extinction possible d’une espèce avec la disparition de deux femmes : Jy et Aÿmati – celle-ci revenant seule vers sa terre natale dans une longue marche qui la conduit jusqu’à son dernier souffle. Tout au long du voyage, elle sculpte des figurines d’ivoire avec des pointes de silex.
            C’est l’une d’elle que retrouve Gabrielle, archéologue, le personnage de la deuxième partie, dont le style alterne entre le récit et les extraits de carnets de fouilles. « J’aime fouiller, gratter, déterrer, mettre au jour, à la lumière, les traces de nos passés », dit-elle : le travail de l’archéologue, certes, de l’historien, mais aussi parfois celui de l’écrivain. La préhistorienne est convaincue que les néandertaliens sont des êtres d’une grande richesse culturelle et avec son personnage comme avec celui d’Aÿmati, Béatrice Castaner évoque la bouleversante naissance de l’art. Et cette évidence : l’homme moderne n’en est pas l’inventeur. Sur les traces de Pic de la Mirandole ou de Pascal, l’archéologue comme l’écrivain s’interrogent sur la place de l’être humain dans l’univers, dans l’infini, mais plus encore sur notre planète que l’homme moderne semble s’acharner à vouloir détruire.
            Une destruction qui prend la forme métaphorique d’une épidémie provoquant une exsudation frappant les êtres humains au milieu du 21ème siècle et les faisant progressivement tous mourir, après qu’ils s’en soient pris aux derniers primates vivant sur la terre. Car Béatrice Castaner qui réfléchit sur ce qui précède ou frôle l’humain, écrit aussi sur les bonobos, si proches génétiquement des humains – ce qui se lit même dans la profondeur d’un échange de regards entre l’homme et celui qui est bien plus que l’animal que l’on croit. C’est ce qu’évoque sa dernière partie qui met en scène Mära, dernière représentante de la race sapiens bientôt mourante comme le fut des millénaires plus tôt Aÿmati.
            Parfois, dans le beau et dense roman de Béatrice Castaner, les rêves se répondent, les êtres entrent en correspondances à travers les temps, parfois, des dessins dans la cendre ou ceux des enfants sont des réminiscences. Des témoins fugaces que l’on se passe. Avant la catastrophe annoncée.
            Enfin, le livre est aussi une manière de réfléchir au thème de la disparition, de la mort – l’archéologue étant elle-même victime d’une leucémie –, de l’apprivoiser, peut-être, par la littérature et la poésie.
            L’écrivain dédie son livre à Bénit Pascal Pandian, jeune conteur centrafricain disparu en mai 2013 et cet hommage contribue à rappeler qu’elle-même, avec Aÿmati, est une conteuse sur papier de grand talent ; elle le dédie aussi à Mara Negron, universitaire et écrivaine portoricaine, elle-même disparue, docteure en études féminines, et cet autre hommage donne l’occasion de dire combien Béatrice Castaner brosse ici les portraits de trois belles femmes, de belles âmes – comme la sienne.

            Jeudi 21 août 2014.

dimanche 20 juillet 2014

"Cavale" de Marie-Noëlle Agniau, L'Harmattan, 2013



En exergue de ce recueil de 60 poèmes tous intitulés Cavale, Marie-Noëlle Agniau cite Les Métamorphoses d’Ovide ; car écrire, sans doute, c’est se métamorphoser, « advenir », comme l’auteur le dit dès le début du deuxième texte. Si la métamorphose est la période de la vie d'un animal qui correspond au passage d'une forme larvaire – Marie-Noëlle Agniau évoque « le poème [qui] isole dans son cœur un cocon » – à une forme juvénile ou adulte, ici, il est question des commencements, simples ou « plus complexes » : ceux des histoires d’amour, ceux de l’écriture, sans écarter le questionnement sur l’origine et le parcours : « D’où je viens, je suis vivant toujours plus vivant » ou bien encore : « les sources qui nous meuvent précèdent. » Advenir, ce n’est pas que « naître aveugle », c’est aussi être projeté « hors de soi ». « Ce trou génial est une genèse » ; il est question de dire son nom et du poème qui « donne son nom à quelqu’un ». Mais la mue prend du temps : « j’ai en moi/une moitié de bête. » Et « en tant que bête, j’ai peur de moi. » Advenir est un passage, peut-être une évasion, une « cavale ». Un doute, peut-être : « je voudrais savoir si j’existe encore ».
            Advenir, c’est être au monde. Même si la puissance des cavales, des juments, s’atténue parfois en simple cheval à bascule. Il faut dire le rêve, quand même. En laisser une subtile trace. Et c’est au poème que Marie-Noëlle Agniau assigne cette grave mission. Dire le rêve et l’envie, dire le monde, annoncer : « le poème est venu te parler/des choses qui ne sont pas encore là. » Poète voyant, poète de chaque instant car tout fait poème : « où qu’on soit, le poème est en faction ». A chaque texte, Marie-Noëlle Agniau sait qu’elle va « chanter la chanson » et exorciser une fatalité : « les récits sont désertés » et le désert a « la sève rare ».
Ecrire un poème, c’est exprimer une faim. Ovide lui-même l’a décrite : « Elle cherchait la Faim : elle la vit dans un champ pierreux, d'où elle s'efforçait d'arracher, des ongles et des dents, de rares brins d'herbe. Ses cheveux étaient hirsutes, ses yeux caves, sa face livide, ses lèvres grises et gâtées, ses dents rugueuses de tartre. Sa peau sèche aurait laissé voir ses entrailles ; des os décharnés perçaient sous la courbe des reins. Du ventre, rien que la place ; les genoux faisaient une saillie ronde énorme, et les talons s'allongeaient, difformes, sans mesure... » Marie-Noëlle Agniau (qui toujours utilise le genre masculin) écrit : « je suis plus seul que la faim qui tanne et relance. L’os dont elle parle en écho à ceux de la faim d’Ovide est quelque part dans sa propre mâchoire : esquille, obstacle à dépasser pour dire le monde ; mais, plus qu’un os, n’est-ce pas la langue, le langage, que le poète doit réussir à vaincre à sa façon : « mille milliards de mots nouent mon visage par le bas ». Il faut délivrer la langue « comme tenue en laisse. » La mission du poète, toujours, ainsi résumée : « Je suis l’enfant de sable qui dépouille les chants d’oiseaux et met au centre leur clarté. » Il faut faire face à « l’accélération croissante du rythme des mots. » Ecrire un poème, c’est exprimer une soif : « une bouche sèche réinvente boire. » Mieux encore, le moment du poème est en ce vers : « frémir s’impose et souffler juste ». Le moment de la vie, aussi. L’ultime Cavale (60) dit tout en une courte prose – la dernière phrase en justifierait l’exégèse : « Et je tire ma langue en courant sans penser à tomber » ; la petite fille, le pied-de-nez, la poète, et la chute évitée, en tout cas évitable.
Avec ce recueil, Marie-Noëlle Agniau poursuit une œuvre dense et belle et continue d’explorer des thèmes qui lui sont chers, comme celui de l’enfance innocente mais révélatrice, parfois meurtrie, ce temps des jeux dont bien des poètes ont la nostalgie, ce temps des pas incertains où l’on « hésite à tomber. » Comme la nature, toute la nature, organique, animale, végétale, tous les éléments : coquillages, jacinthes, érable, sources, sable, oiseaux, sel, blé, vent, littorines, corps sous toutes ses formes (« cohue de corps »), roseaux, chien, fleuves, pluie, feu, huppes, graines de tournesol, fougère, loup, forêt, buissons, groseilles, geai, taupe, étang, chat, sillons, feuilles, coccinelles, brindilles, lande, plage ; j’arrête ici l’énumération. Tant de mots et d’images qui contribuent au plaisir de lire Cavale. Comme la sensualité des corps, l’acte d’amour même : « comme ça me mange, ton être en moi ! » (si tant est que l’auteur ne s’adresse pas à elle-même…) ou bien encore : « Ôte tes gants de jardinier pour jouir dans mes cuisses » et : « …viens me prendre un baiser,/j’en ai beaucoup » … même si, après, « la solitude se reforme ».
Lire Marie-Noëlle Agniau, c’est se délecter de son emploi inventif des mots et des images  – c’est le bien le moins que l’on attend d’un poète ! C’est faire semblant de résoudre des énigmes, c’est s’approprier des maximes et puis la vie ; vie à la fois vécue et contemplative, celle où « le blé déroule son herbe immense. »

Dimanche 20 juillet 2014.

dimanche 26 janvier 2014

Agnès Clancier et Alain Galan publient leurs nouveaux livres



          Deux écrivains pour lesquels j’ai un intérêt particulier, sans doute plus que littéraire, viennent de publier leurs derniers ouvrages, captivants et réussis chacun à leur manière. Par hasard – ou peut-être pas ? – ces deux auteurs sont d’origine limousine. L’une, Agnès Clancier, est originaire de Bellac ; elle porte le nom rendu prestigieux par Georges-Emmanuel, poète d’importance chez Gallimard, qui écrivit Le pain noir adapté pour la télévision par Serge Moati, qui fut homme de résistances, de radio et de culture. A son propos, et à celui d’Anne Clancier, l’épouse, Agnès écrit : « un lien immédiat, vierge de regrets et de chagrins, s’est créé (…) Lui est curieux de tout, affectueux, bienveillant, généreux. » L’autre, c’est Alain Galan, écrivain et journaliste corrézien. Les deux ont en commun d’avoir publié leurs livres d’avant chez Gallimard.

            Le premier souvenir que je conserve d’Agnès Clancier au fond de moi est celui de notre classe de cinquième dans un collège de Limoges : le moment où l’on vint la chercher pendant un cours parce que sa mère venait de s’éteindre. Il est question de cela dans Karina Sokolova[1], livre double, qui raconte l’adoption de sa fille en Ukraine, puis l’apprentissage de la vie à deux – mère et fille –, mais aussi l’enfance et l’adolescence souvent douloureuses de la narratrice, dans ce qui est bien un récit et pas un roman. « Il est périlleux de vieillir lorsqu’on n’a pas eu le modèle de sa mère devant soi. » Les souvenirs surgissent naturellement à la fin du livre, lorsqu’il s’agit d’évoquer les parents disparus en s’adressant à la jeune fille : « Je m’aperçois que je t’ai peu parlé d’eux. » Et la douleur rétrospective affleure : « je n’ai vu, moi, que le plus sombre de leur vie. » Malgré de fugitifs instants de bonheur, Agnès Clancier évoque les disputes entre ses parents, leur divorce, la mort de sa courageuse mère – « Un jour, en lavant la vaisselle, elle a laissé échapper ce qu’elle avait dans les mains et s’est courbée en deux en se tenant le ventre. L’année suivante, elle est morte. » –, le retour chez le père – « Il avait commis une sorte de suicide lent, nous infligeant la vision d’une longue agonie, des années d’une errance aux enfers, où il ne pouvait s’empêcher d’essayer d’entraîner ses proches… » Il y a de très beaux passages sur les parents dans ces lignes, par exemple sur un fauteuil que la narratrice garde parce qu’il est taché par une goutte de sang de son père, homme vulnérable dont elle a perçu la faille. Temps « de fureurs et de larmes » où Agnès Clancier fit du karaté parce que son père estimait que « dans la vie, il faut savoir se battre. » Je me dis en parcourant ces lignes que j’étais tellement naïf, tellement « à côté », fasciné par cette jeune collégienne aux cheveux longs et aux si beaux yeux, lorsque quelques instants je marchais à ses côtés, sa main dans la mienne, sur les chemins du plateau de Millevaches, du côté de Pigerolles, où je n’ai jamais cessé d’aller, depuis.

            Karina Sokolova est l’histoire, écrite sans pathos et dans un style travaillé mais léger, ponctué de traits plein d’humour et d’auto-dérision, de l’adoption d’une petite fille ukrainienne à qui la narratrice s’adresse. Désir d’adoption venu des tréfonds de l’enfance (la grand-mère paternelle d’Agnès Clancier avait elle-même été adoptée, mais elle ne l’apprit que bien plus tard), désir de maternité d’une femme vivant seule la plupart du temps. Adoption précédée par un émouvant passage dans une église orthodoxe de Kiev – presque un hasard, mais existe-t-il vraiment ? – où la narratrice assiste à la fois à la ferveur religieuse et à la détresse d’une femme pleurant et priant, projection possible de la mère de l’enfant qu’elle va adopter, projection possible d’elle-même ; une sorte d’autre baptême, de recommencement. Le livre est donc celui de l’apprentissage de la maternité, rendu encore plus fragile et sensible par le fait qu’il s’agit d’une adoption. L’apprentissage de la vie à deux, une fois dépassées les diverses et désagréables formalités administratives. Mère, fille. Apprentissage poétique de la parole : « tu as appris le français en commençant par la musique de la langue et par la fin des mots (…) Cet apprentissage à la fois tardif et accéléré a rempli notre vie de poésie. » Apprentissage de l’amour réciproque, du bonheur, avec cette petite fille qui dit à sa maman qu’elle est « jolie comme trois pommes ». Effarement aussi devant les incompétences de l’Ecole, qui pousse finalement à la fuite vers d’autres ailleurs plus hospitaliers, au gré des postes proposés à la mère : Australie ou Afrique – lieux de liberté et d’épanouissement. Les éclats de rire de la petite fille reviennent. Mais ce regret, peut-être : la fille de l’écrivain n’aime pas trop la littérature ! Alors l’écrivain décide de lui écrire ce livre, celui de leur histoire commune : « oui, c’est de toi, ma fille, que je parle, de toi, oui, qui regardes par-dessus mon épaule. Tiens, tu aimes lire maintenant ? » Agnès Clancier a gagné son pari difficile de mère puisque sa fille – puisqu’elle-même sans doute – n’a plus peur de l’avenir. Elle a gagné aussi celui de l’écriture de ce récit sobrement émouvant qui n’est rien d’autre qu’une histoire d’amour finissant bien.

            Je ne sais pas si Alain Galan a déjà rencontré Agnès Clancier ; Georges-Emmanuel, peut-être. J’ai toujours aimé ce qu’il écrivait – encore plus, sans doute, ses deux romans chez Gallimard : Louvière et L’ourle. Son dernier roman, A bois perdu[2], ne déroge pas à cette règle. D’abord parce que lire Alain Galan, c’est se délecter d’un style magnifique qui restitue joliment la première faculté des lettres de Limoges, 13 rue de Genève, ancienne maison de maître, « ensemble un peu étrange, mélange de vieille France et de petite Suisse », ou les vergers du bocage normand et leurs vénérables pommiers. Avec l’art qui est le sien, Alain Galan nous fait en permanence douter : où est le vrai ? qu’est-ce qui relève ici de l’imaginaire ? Il me l’a écrit dans un courrier, mais je ne révèlerai rien ici. Le narrateur mène une enquête : journaliste, « nègre », écrivain proche de la retraite (atteint d’une sorte de crampe qui le menacerait de ne plus pouvoir écrire), il décide d’en savoir plus à propos de son pupitre à double versant, « un chameau », que lui offrit le directeur du premier journal auquel il collabora : L’éveil du Centre. Et l’enquête est prétexte – pour le plus grand plaisir du lecteur – à souvenirs sur la presse du temps de la typographie, à considérations diverses sur l’écriture menacée par le numérique, sur l’histoire, à déambulations diverses du Limousin à la Normandie où le narrateur retrouve trace, dans de vieux papiers, du passé de son meuble d’écriture. On savoure quelques beaux portraits : celui de Decharme (un nom qui rappelle celui de René Dessagne chez qui il publia ses deux premiers ouvrages…), humaniste attaché à la presse d’antan, celui d’une Marguerite G., vieille dame érudite à la George Sand ou à la Colette (à propos de qui Galan écrivit un fort beau livre), celui d’un jeune homme abandonnant son Droit pour se consacrer au domaine normand familial, celui, surtout, de deux personnages flaubertiens devenus bien vivants et attachants : Bouvard et Pécuchet. Car l’enquête remonte jusqu’à eux et le « chameau » dont il est ici question aussi, fabriqué « à bois perdu » par Gorgu, un vieux bonhomme qui sait faire de la belle ouvrage – un peu comme un écrivain qui sait bien écrire, Flaubert, cela va de soi, mais Galan aussi. Il raconte merveilleusement le désir de belle écriture, de copie tout simplement, des deux vieux garçons normands formant un singulier couple. Avec eux et avec lui, on se souvient du plaisir de toucher du beau papier, de sentir l’encre, de manier la plume et les crayons, de sentir la colle à bouche parfumée : « à partir de ce soir-là, ils copièrent sans relâche et sans jamais aspirer au repos » – jusqu’à la mort, si bellement racontée. Mais il est question de bien d’autres choses, dans cet élégant ouvrage : de deux thèmes déjà présents dans les précédents livres – le travail du bois, on l’a dit, et sa mise à mal par les insectes xylophages; le surgissement de monstres étranges, parfois. Des vrais chameaux, les animaux, dont chaque histoire racontée est comme une parabole. Des tables tournantes de Victor Hugo, quand il s’agit d’enquêter – mais il n’est pas facile de faire tourner un pupitre, n’est-ce pas ? A bois perdu est une histoire de temps qui passe. D’une civilisation de l’écrit qui tend à disparaître (ce que pressent aussi Agnès Clancier dans son livre en observant sa fille). D’un homme qui vieillit doucement en se souvenant qu’il fut au milieu des « étudiants en lettres avec leurs écharpes écossaises aux tons vifs, leurs épais duffle-coats et leurs visages de convalescents ». Je referme son livre avec une sorte de mélancolie heureuse ; sa lecture m’a transporté – j’étais assis dans ma bibliothèque, entouré par les rayonnages de bois couverts de livres, assis sur le vieux fauteuil de mon grand-père, me disant que j’étais décidément de la civilisation dont il chante doucement la fin, sans amertume. Mais une énigme demeure : ce pupitre existe-t-il pour de vrai ?

            Laurent Bourdelas
           


[1] Arléa, 2014.
[2] Buchet Chastel, 2014.

mardi 7 janvier 2014

Carmen à l'Opéra-Théâtre de Limoges



Pour commencer l’année 2014, l’Opéra-Théâtre de Limoges – dirigé par Alain Mercier – propose la superbe Carmen mise en scène par Frédéric Roels et dirigée musicalement par Robert Tuohy – désormais talentueux directeur musical associé de l’Opéra-Théâtre de Limoges et de l’Orchestre de Limoges et du Limousin, venu de l’Orchestre National de Montpellier. J’avais aimé, par le passé, le travail théâtral de la Compagnie Fievet-Paliès, jadis installée à Limoges, autour de Carmen, la nouvelle et la Carmen arabo-andalouse d’Olivier Desbordes au Festival de Saint-Céré – que je ne désespère pas de voir invité un jour en Limousin. J’ai beaucoup aimé la puissance et la sobriété de cette version dépoussiérée et fidèle à la fois de l’opéra comique de Bizet sur le livret de Meilhac et Halévy et je n’ai pas vu le temps passer, grâce à une mise en scène, une interprétation lyrique et musicale efficace et réussie, grâce aussi aux costumes de Lionel Lesire, aux décors intemporels et à la scénographie de Bruno de Lavenère, aux lumières pertinentes de Laurent Chastaingt – dont on comprend qu’il ait été trois fois nominé aux Molières.
            Interprétant la mythique séductrice gitane et sévillane, Annalisa Stroppa, mezzo-soprano, habituée des plus grandes scènes à travers le monde, chante magnifiquement, puissamment, sensuellement, ces airs universellement connus et réussit la prouesse de nous surprendre. En short court, en jupe et sandales, le corps harmonieux, elle sait en quelques gestes ou pas de danse être la cigarière provocante, la prisonnière éplorée et séduisante, la contrebandière des montagnes, mais surtout la femme libre jusqu’à la mort imaginée par Mérimée dans sa nouvelle. Elle triomphe de ce rôle exigeant pour la plus grande joie d’un public ravi. A ses côtés, les autres chanteurs – même ceux dont les rôles pourraient sembler plus secondaires – sont excellents ; en particulier, bien sur, le ténor américain Brian Jagde qui interprète Don José, amoureux jusqu’à la désertion et au crime. Belle puissance du chant masculin. Malheureusement souffrante, Karen Vourc’h, soprano Victoire de la Musique de la Révélation classique en 2009 compose une Micaëla attendrissante dans sa confrontation sans espoir avec Carmen. Thomas Dear, baryton basse, interprète Escamillo avec ce qu’il faut d’arrogance. Et tous les autres doivent ici être salués. En particulier les musiciens limougeauds et leur Chef, plein d’un talent incontestable, que l’on aimerait mieux voir dans leur fosse ; Jacques Maresch, le chef de chœur, le Chœur de l’Avant-Scène, dirigé par Catherine Pourieux et Patrick Malet – les enfants y sont charmants et tout à fait doués.
            Toute cette belle troupe réussit à donner beaucoup de vitalité à l’opéra – parfois de violence, avec la quasi tentative de viol sur Micaëla par les soldats dans une flaque d’eau, l’apparition des couteaux tranchants, le meurtre final qui rougit l’eau du sang de Carmen, comme l’annonçaient le graphisme de l’affiche et du programme. La violence même de l’amour, sujet de l’œuvre : Et si tu m’aimes, prends garde à toi !
            Le public, venu nombreux, ne s’y trompe pas qui applaudit à tout rompre et fait revenir plusieurs fois les artistes et l’équipe pour saluer sur la scène du vénérable théâtre qui fête ses 50 ans. Les spectateurs attendent aussi la Carmen dansée d’Antonio Gades. Ce feu d’artifice chatoyant symbolise le renouveau de l’Opéra-Théâtre de limoges et l’on ne peut que s’en féliciter. Que de chemin parcouru depuis les opérettes des années 70, lorsque j’apprenais la critique, adolescent, en compagnie de Jacques Ruaud, de L’Echo ! L’austère façade grise et bétonnée du bâtiment – construit à la place du beau cirque-théâtre municipal en 1963 par Pierre Sonrel – semble vouloir attirer le plus de spectateurs possible et leur crier elle-aussi « Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ! »

samedi 28 décembre 2013

Big Bang ou la vie d'un professeur de philosophie à La Passerelle (Limoges)


 
Avargues, Avron, Bruzat
pour un spectacle intelligent, énergisant et drôle


            J’avais découvert Ma cour d’honneur, de Philippe Avron, au théâtre de La Passerelle à Limoges, et je m’étais alors intéressé à ce comédien et auteur jadis aperçu à la télévision. Un type intelligent et doué qui avait bourlingué, dans la vie et sur les planches (le TNP de Jean Vilar, c’est-à-dire le mythe), depuis qu’il était né en 1928 au Croisic, dans une famille de marins. Un type qui connaissait bien l’enfance et l’adolescence, aussi. Ce que l’on perçoit très bien dans le texte mis en scène avec brio par Michel Bruzat, hanté par des figures chères à Avron : Montaigne, Shakespeare, mais aussi Kant, Nietzsche, Bachelard, Bergson, Descartes, Pascal, Platon et quelques autres, sans oublier un chat qui se dandine et réfléchit (ô Baudelaire !) et un cheval des écuries de Bartabas.
            C’est Flavie Avargues – que l’on avait beaucoup aimée, déjà, ici, dans Antigone –, qui porte ce magnifique texte, lui prêtant son intelligence des mots et des gestes, sa beauté, son énergie, son talent de comédienne (mais aussi de mime qui sait jouer de tous ses muscles, de son visage, de sa langue). C’est un monologue comme les affectionne Bruzat, c’est surtout un dialogue entre un professeur de philosophie et sa classe – les spectateurs (enthousiastes) figurant même parfois les élèves, ce qui leur permet de se souvenir de ces enseignants – pas si nombreux – qui les ont marqués, qu’ils soient professeurs de philosophie ou d’une autre discipline. Dans L’enseigneur, de Jean-Pierre Dopagne, Bruzat et Flavie Avargues avaient raconté l’usure, la désillusion qui peuvent frapper ceux qui ont pour mission, pour passion, d’ouvrir les plus jeunes sur le monde et la culture ; ici, la pensée est vive, et le maître – malgré les contraintes du programme, malgré la visite de l’inspecteur, franc-maçon et sans doute très fier de ses palmes académiques, malgré la résistance, parfois, de ses élèves, malgré l’échéance du bac qui se profile, malgré la thèse qu’il n’achèvera jamais – est un éveilleur perpétuel, un philosophe en mouvement, un de ceux qui voudraient accompagner ses élèves sur le chemin de la connaissance. Il y a quelques années, Gilbert Pons – lui-même professeur de philosophie – avait réuni dans Portraits de maîtres (Editions du CNRS) des témoignages de professeurs de philosophie, de philosophes, à propos de ceux qui, justement, les avaient éveillés à cette discipline exigeante. Le texte de Philippe Avron brosse le portrait d’un enseignant que l’on pourrait croire idéal, qui provoque ses élèves – qu’il n’appelle jamais par leurs vrais noms mais par des surnoms plus ou moins pertinents (Dèmos ou Anaximandre, il y a pire) – tout au long de l’année de terminale, la seule où l’on « fait de la philosophie », pour les inviter à réfléchir en permanence. Cogito ergo sum. Il utilise pour ce faire des méthodes qui ne peuvent convenir à « l’Institution » (avec un I majuscule), ni même aux parents d’élèves, prompts l’une comme les autres à se méfier de ce qui pourrait transformer les chères têtes blondes en individus trop libres, peut-être même rebelles – ainsi n’hésite-t-il pas, comme le fit d’ailleurs vraiment un professeur de philosophie, à se mettre nu pour faire apparaître la vérité ; penser, c’est être sur un fil, comme un funambule. Car la philosophie, comme l’a si bien montré Montaigne, c’est (se) poser des questions, c’est échapper à l’habitude, à la coutume. C’est aussi aller à l’essentiel, en se débarrassant de tout ce qui encombre et pèse, comme le professeur tente d’en faire l’expérience en arrêtant d’enseigner, en partant au contact des pratiques zen, en triomphant de l’inutile pour accéder à une sagesse légère et essentielle qui le fait s’envoler pour rejoindre dans une très belle évocation d’autres philosophes vivants ou morts dans un empyrée merveilleux.
            Flavie Avargues interprète le professeur, ses collègues pas piquées des vers (Mesdames Plotin et Hommasse), ses élèves, quelques grands philosophes ou auteurs, et d’autres personnages encore (y compris une majorette aux différents âges de sa carrière), avec justesse, force et humour. Car le texte d’Avron est très drôle. Parce que le rire, comme le meurtre, est peut-être le propre de l’homme. Et dans la semi pénombre poétique de la scène, dans les lumières douces conçues par Franck Roncière, un univers propice à ce jeu est créé, sans qu’il soit besoin d’en faire trop : le crâne d’Hamlet est suspendu dans les airs (l’énigme constante de la mort), une lanterne colorée marque le temps, la fraise de Montaigne ponctue l’espace et le récit. Et comme depuis la nuit des temps, c’est-à-dire depuis que l’on inventa à la fois le théâtre et la philosophie, la magie opère, qui tout à la fois divertit et fait réfléchir. Nous avons retrouvé « la goutte initiale », celle d’avant le Big bang.

            Laurent Bourdelas
          

mardi 3 décembre 2013

Les "noyés" de Max Eyrolle


 

            En voyant les nouvelles toiles de Max Eyrolle, je songe à Saint-Pol-Roux, à son texte « Le Fol », paru, peut-être, dans La Rose et les épines du chemin : « Près d’un champ de lin en fleur, sur un tronc mort, je découvris, vêtu de sac, pieds nus, l’air d’un naufragé de la Vie, l’haleine en va-et-vient de scie, un homme aux regards vers ailleurs. » C’était à l’aube d’un siècle nouveau, comme nous sommes aujourd’hui à l’aube d’un siècle nouveau. Max Eyrolle peint lui aussi des formes allongées qui captent la lumière et pourraient être des troncs morts ou des naufragés de la Vie, comme le sont les femmes suicidées auxquelles songe parfois l’artiste lorsqu’il contemple les étangs, dans le souvenir d’une Ophélie bercée par la clarté de la lune. Naufragé de la vie comme le fut Ulysse que l’on imagine, dans l’un des tableaux, échoué sur une plage où l’attendent des sortilèges : corps allongé, semble-t-il, dans la lueur dorée d’un matin, dans l’infinité des gris satinés à force de couches épaisses.
            Coulures de couleurs, abstraction qui confine cependant à la figuration, formes ébauchées, maîtrise constante de la lumière, la peinture de Max Eyrolle laisse place à l’imaginaire de celui qui la regarde, elle ouvre sur les champs possibles de la poésie, sur le rêve éveillé. Ces corps doucement étendus ne sont peut-être, après tout, que des troncs emportés par une rivière et laissés là sur la grève : traces sombres, parfois, qu’approcheront sans bruit les loutres lorsque nous partirons. J’y vois encore les bois flottés, drossés sur la côte par l’action du vent, des courants ou des marées, car les gris du peintre sont peut-être moins calmes qu’il n’y paraît : et s’ils étaient, sans même qu’il le sache lui-même, des gris atlantiques ? Une peinture d’embruns, alors, de mouettes et de grande liberté salée.
            Travail admirable du peintre et du poète à l’écoute des vents, des brises, des vagues, des secrets liquides – Moesta et errabunda… et si la peinture de Max Eyrolle aidait à exorciser toutes les suffocations pour ouvrir sur « un autre océan où la splendeur éclate » comme l’envisageait Baudelaire ? Et si – spectateurs xylophages – nous cherchions à abolir les sortilèges dangereux de nos existences, à redonner vie aux arbres déracinés, à relever les corps allongés, pour retrouver des temps heureux enfouis sous les épaisses couches qu’étala le pinceau ou le couteau ?

            Mardi 3 décembre 2013

mardi 26 novembre 2013

Le Bloc, de Jérôme Leroy, Prix Michel Lebrun 2012, chez Folio policier

Jérôme Leroy, né en 1964, est l'auteur d'une vingtaine de livres. Le Bloc a été publié dans la Série noire de Gallimard puis, il y a peu, chez Folio policier. Celui qui était à l'édition 2013 de "Vins noirs", rue Haute-Vienne à Limoges en juin dernier, évoque souvent dans son oeuvre une société au bord de l'apocalypse, et c'est bien le cas dans ce roman où toute ressemblance avec le principal parti d'extrême-droite français et des personnes existant ou ayant existé est absolument volontaire. Mieux qu'un ouvrage historique, ce livre très documenté où sourd un angoissant suspense fait percevoir au plus profond et au plus intime ce qu'est sans doute le Front National, à peine déguisé ici en Bloc Patriotique - dont la nouvelle responsable, Agnès, aimait porter des pulls "bleu marine" à même la peau lorsqu'elle était jeune. Deux narrateurs se partagent le récit alternant présent et flash-back multiples: tandis que la France est à feu et à sang en raison d'émeutes meurtrières, les responsables du Bloc - dont Agnès qui a hérité la direction du parti de son père, après une tentative de scission menée par une certaine Louise Burgos - négocient avec le président leur entrée massive au gouvernement. Antoine Maynard, le mari d'Agnès, ancien prof de lettres, écrivain nostalgique d'un "avant" merveilleux (pas si éloigné d'Alain Finkielkraut dans son constat), très violent à l'occasion, devenu "fasciste à cause d'un sexe de fille", dit-il (celui d'Agnès), alors que sa vie aurait pu être toute autre (basculant peut-être vers une sorte de sainteté laïque) se remémore son itinéraire au Bloc au moment où il va sans doute entrer au gouvernement. Jérôme Leroy sait montrer un personnage à la fois plus nuancé qu'il y paraît - fascinant à certains égards - et sans scrupules. L'autre narrateur, son ami, peut-être une sorte de fils pour lui qui ne peut en avoir, est un ancien skin homosexuel chargé de former les forces spéciales du Bloc, celles qui interviennent pour effectuer les sales besognes. Stanko, qui se prend pour un Spartiate, un fils d'immigré polonais détruit par la crise de la sidérurgie dans le Nord, devenu meurtrier par désespoir, puis par conviction et obéissance aux cadres du Bloc - dont un ancien S.S. -, terrifiant de force et de résolution, plein d'un racisme déterminé. Au moment où se déroule le roman - même pas 24 heures - il est pourchassé par ceux qu'il a formés et qui ont l'ordre de faire disparaître tous les témoins gênants des horreurs commises par le Bloc durant ces quarante années où il a préparé son accession au pouvoir sous la férule de son vieux chef alors que l'économie puis la société française se délitait, perdant peu à peu le sens des valeurs républicaines. On songe à la "nuit des longs couteaux", à Visconti. Tout remonte à la surface tandis que se développe le double suspense de l'attente du résultat des négociations et celui de la chasse à l'homme: la violence et l'opportunisme des militants d'extrême-droite, leur absence de remords mais aussi leurs divisions provenant d'origines politiques disparates. Tout est saisissant de vérité et d'érudition et le lecteur ne peut lâcher le livre, même quand ce qui y est écrit devrait être indicible. La violence a une histoire, nous dit ici Jérôme Leroy, brillant romancier et analyste de la société qui ne cache pas les compromissions ou les lâchetés de la gauche bien pensante. Elle conduit souvent au pire: ici, l'après, ce sera soit la dictature, soit la guerre civile, les deux aimant à se nourrir l'une l'autre. 
En ces temps de progression continue de l'extrême-droite, voici un livre bien écrit qui aide à réfléchir.