En exergue de ce recueil de 60
poèmes tous intitulés Cavale,
Marie-Noëlle Agniau cite Les
Métamorphoses d’Ovide ; car écrire, sans doute, c’est se
métamorphoser, « advenir », comme l’auteur le dit dès le début du
deuxième texte. Si la métamorphose
est la période de la vie d'un animal qui correspond au passage d'une forme larvaire
– Marie-Noëlle Agniau évoque « le poème [qui] isole dans son cœur un
cocon » – à une forme juvénile ou adulte, ici, il est question des
commencements, simples ou « plus complexes » : ceux des
histoires d’amour, ceux de l’écriture, sans écarter le questionnement sur
l’origine et le parcours : « D’où je viens, je suis vivant toujours
plus vivant » ou bien encore : « les sources qui nous meuvent
précèdent. » Advenir, ce n’est pas que « naître aveugle », c’est
aussi être projeté « hors de soi ». « Ce trou génial est une
genèse » ; il est question de dire son nom et du poème qui
« donne son nom à quelqu’un ». Mais la mue prend du temps : « j’ai
en moi/une moitié de bête. » Et « en tant que bête, j’ai peur de
moi. » Advenir est un passage, peut-être une évasion, une
« cavale ». Un doute, peut-être : « je voudrais savoir si
j’existe encore ».
Advenir,
c’est être au monde. Même si la puissance des cavales, des juments, s’atténue
parfois en simple cheval à bascule. Il faut dire le rêve, quand même. En
laisser une subtile trace. Et c’est au poème que Marie-Noëlle Agniau assigne
cette grave mission. Dire le rêve et l’envie, dire le monde, annoncer :
« le poème est venu te parler/des choses qui ne sont pas encore là. »
Poète voyant, poète de chaque instant car tout
fait poème : « où qu’on soit, le poème est en faction ». A
chaque texte, Marie-Noëlle Agniau sait qu’elle va « chanter la
chanson » et exorciser une fatalité : « les récits sont désertés
» et le désert a « la sève rare ».
Ecrire un
poème, c’est exprimer une faim. Ovide
lui-même l’a décrite : « Elle cherchait la Faim : elle la vit dans
un champ pierreux, d'où elle s'efforçait d'arracher, des ongles et des dents,
de rares brins d'herbe. Ses cheveux étaient hirsutes, ses yeux caves, sa face
livide, ses lèvres grises et gâtées, ses dents rugueuses de tartre. Sa peau
sèche aurait laissé voir ses entrailles ; des os décharnés perçaient sous
la courbe des reins. Du ventre, rien que la place ; les genoux faisaient
une saillie ronde énorme, et les talons s'allongeaient, difformes, sans
mesure... » Marie-Noëlle Agniau (qui toujours utilise le genre masculin)
écrit : « je suis plus seul que la faim qui tanne et relance. L’os
dont elle parle en écho à ceux de la faim d’Ovide est quelque part dans sa
propre mâchoire : esquille, obstacle à dépasser pour dire le monde ; mais, plus qu’un os, n’est-ce pas la langue,
le langage, que le poète doit réussir à vaincre à sa façon : « mille
milliards de mots nouent mon visage par le bas ». Il faut délivrer la
langue « comme tenue en laisse. » La mission du poète, toujours,
ainsi résumée : « Je suis l’enfant de sable qui dépouille les chants
d’oiseaux et met au centre leur clarté. » Il faut faire face à
« l’accélération croissante du rythme des mots. » Ecrire un poème,
c’est exprimer une soif :
« une bouche sèche réinvente boire. »
Mieux encore, le moment du poème est en ce vers : « frémir s’impose
et souffler juste ». Le moment de la vie, aussi. L’ultime Cavale (60) dit tout en une courte prose
– la dernière phrase en justifierait l’exégèse : « Et je tire ma
langue en courant sans penser à tomber » ; la petite fille, le
pied-de-nez, la poète, et la chute évitée, en tout cas évitable.
Avec ce
recueil, Marie-Noëlle Agniau poursuit une œuvre dense et belle et continue
d’explorer des thèmes qui lui sont chers, comme celui de l’enfance innocente
mais révélatrice, parfois meurtrie, ce temps des jeux dont bien des poètes ont
la nostalgie, ce temps des pas incertains où l’on « hésite à
tomber. » Comme la nature, toute la nature, organique, animale, végétale,
tous les éléments : coquillages, jacinthes, érable, sources, sable,
oiseaux, sel, blé, vent, littorines, corps sous toutes ses formes (« cohue
de corps »), roseaux, chien, fleuves, pluie, feu, huppes, graines de
tournesol, fougère, loup, forêt, buissons, groseilles, geai, taupe, étang,
chat, sillons, feuilles, coccinelles, brindilles, lande, plage ; j’arrête
ici l’énumération. Tant de mots et d’images qui contribuent au plaisir de lire Cavale. Comme la sensualité des corps,
l’acte d’amour même : « comme ça me mange, ton être en
moi ! » (si tant est que l’auteur ne s’adresse pas à elle-même…) ou
bien encore : « Ôte tes gants de jardinier pour jouir dans mes
cuisses » et : « …viens me prendre un baiser,/j’en ai
beaucoup » … même si, après, « la solitude se reforme ».
Lire
Marie-Noëlle Agniau, c’est se délecter de son emploi inventif des mots et des
images – c’est le bien le moins que l’on
attend d’un poète ! C’est faire semblant de résoudre des énigmes, c’est
s’approprier des maximes et puis la vie ; vie à la fois vécue et
contemplative, celle où « le blé déroule son herbe immense. »
Dimanche 20 juillet 2014.
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