Marie-Noëlle Agniau à Brest (c) L. Bourdelas
J’ai déjà écrit combien j’aimais l’écriture de ces trois
poètes, combien je m’en sentais proche.
Eric Poindron (qui ne fait pas partie des poètes qui « intriguent dans les
réunions de poètes ») publie au Castor Astral Comment vivre en poète 300 questions au lecteur et à celui qui écrit préfacé
par CharElie Couture qui écrit : « Vivre en poète n’est pas un choix
(…) un jour, on s’aperçoit que c’est inexorable : on est perméable à
l’influence d’autrui. Un jour, on se veut libre. » Oui, la poésie est une
histoire de liberté – elle n’est peut-être que cela. Et le nouveau recueil de
Poindron se déploie aux grands vents de la liberté, dans le fond comme dans la
forme, à la fois traité poétique érudit, profond et léger, drôle, philosophique
(car il ne cesse de (se) poser des questions, heureusement sans toujours y
répondre, ou alors avec des peut-être),
accompagné, comme toujours, par une foule d’autres auteurs captivants, de la
France à la Chine et à bien d’autres recoins de la planète – car Poindron rend
hommage à une belle Compagnie fraternelle. Peut-on encore écrire dans une
critique qu’un texte est beau ? Pourtant, c’est bien le cas de celui-ci,
avec ses considérations, ses circonvolutions, ses images et métaphores
fulgurantes, son style. « Vivre en poète, c’est peut-être chercher des
itinéraires insolites en dehors de tout chemin préconçu, siffloter en observant
la lune et tordre le cou aux apothicaires et à leur vilain calcul. » Et
puis surtout, il va à l’essentiel avec les dérives « vers les enfances
fragiles », qui sont au cœur-même de la création poétique – Baudelaire
parlait du « vert paradis des amours enfantines ». Toutes ces choses
étranges et merveilleuses qui font du poète à la fois un provocateur, un
aristocrate, un gueux, un anarchiste, qui le rendent précieux et ridicule. Ars poetica original et puissant, ce
recueil fabriqué en lisant, en écrivant, parle
de marges (avec Georges Perros) et d’inutilité, de rêves de nuit et de
sentiment, de nos frères les oiseaux, de photographie, de coups de baguette, de
la relation amoureuse que le poète entretient avec la nuit… Bref, de toutes ces
choses tellement inutiles qu’elles sont les seules à nous permettre de vivre. Il
nous dit aussi que « le temps est un fruit confit d’antan ». Si le
poète le mange et s’en délecte, peut-être abolira-t-il la mort ?
Jérôme Leroy
est pour moi avant tout un élégant poète, c’est-à-dire qu’il a du style. Nager vers la Norvège, son nouveau
recueil paru chez La Table Ronde, dont le titre occupe la bouche comme un vin
gouleyant qui aurait plu à Pirotte, en est la preuve évidente. « Il faut savoir dater/aussi/son plaisir
d’être au monde/malgré tout » écrit-il dès la première page. Eric Poindron
(dédicataire de l’un de ses poèmes) l’a dit, je le répète : « le
temps est un fruit confit d’antan » ; alors le poète – ici Leroy,
ailleurs Proust, Rouffanche, Follain ou Charles d’Orléans – part à sa recherche
avec panache, même si l’aventure s’achèvera avec mélancolie et/ou nostalgie
(Leroy évoque joliment « le tweed du temps » et dit que « l’âge
et une certaine gueule de bois/[l]e rendent aussi fragile/que la trame du
ciel »). Leroy voyage « comme dans le monde d’avant », sans
portable ni GPS (plutôt avec une vieille carte Michelin), sur les routes
départementales, du côté de Vierzon et d’Aubusson – destinations improbables,
villes assoupies de la France provinciale, pompidolienne (avec ses DS et ses ID
ou ses R 16 bleues), celle des Trente glorieuses et du Parti Communiste,
sous-préfectures endormies, douces avec leurs squares, leurs statues de gloires
locales, leurs trains régionaux (et notamment la magnifique ligne
Limoges-Ussel, où l’on croise des contrôleuses « aux yeux de forêt »),
« les toits de lauze en Corrèze ». Une France apaisée, charnelle, des
bistrots, où l’on se sent chez soi, une France qui n’est ni celle de l’Europe technocratique,
ni celle du numérique, une France qui se dissipe comme un rêve qui passe, qui
fait dire à l’auteur – dans un très beau texte – : « je suis français
par une certaine aptitude à la mélancolie ». Jusqu’à écrire aussi :
« Je suis le souvenir de moi-même plus que moi-même ». De là naît
aussi la poésie. Comme des amours douloureuses et déraisonnables car
impossibles ou disparues, par exemple pour « l’adolescente du dimanche
soir » croisée sur une départementale ou pour celle qui passe sur la plage,
pour Corinne aimée en 1979 que le poète cherche dans les cartons de copies du
temps jadis ou pour « une jeune fille/en gilet fluo » qui accompagne
des enfants à Dinard. C’est donc tout ce
qu’il a à déclarer, ce temps enfui ? « Il aurait fallu ne
pas/redémarrer/des années 70 »… Oui, c’est bien ça, garder nos pères
jeunes, éternellement, demeurer petits garçons, écouter la météo marine à la
radio… Alors pour conjurer le sort, on croit (ou pas) à la révolution, on écrit
de la poésie, on évoque les courts bonheurs essentiels : faire la sieste
sous les tamaris, regarder une jeune fille en bikini qui rit et rappelle toutes
les héroïnes de la Grèce ancienne, écouter Joe Cocker et du doo-wop, croire
finalement que l’éphémère est immortel, en attendant « d’aller boire avec
les poètes au royaume des morts. »
Autre
( ?) poésie, celle de Marie-Noëlle Agniau, qui livre Psalmet suivi de La légèreté de l’arc et des flèches chez La Porte,
où elle a déjà publié de nombreux recueils cousus de petit format qui
constituent comme une œuvre à part dans son œuvre. Chaque poème est accompagné,
en bas de page, par le leitmotiv Pirogue
– Psalmet – Pirogue qui donne un rythme permanent à l’ensemble, et il faut
avoir vu l’auteur lire ses textes à haute voix pour savoir combien ce rythme
lui importe. Saint Psalmet est le nom d'un ermite connu dans la Montagne
limousine, pour avoir fondé la ville d'Eymoutiers. Comme il se doit, on lui
attribue des miracles, il guérit, il rend la vue. Une autre réponse aux
questions d’Eric Poindron : le poète rend la vue, il donne à voir ce qu’on
ne regardait plus. Chez Marie-Noëlle Agniau, ce peut être un « petit fagot
[qui] brûle de côté » ou « le grain d’un papier », bref
« les petites choses qui ne valent même pas 5 grammes » qu’elle
s’efforce de peser, c’est-à-dire de nommer. Il est ici question d’une nature
réconfortante, d’un bonheur possible – celui des jeux et des paroles d’enfants
– mais sans cesse menacé : « Le maître voilier fabrique aussi des
linceuls », les missiles volent, les gaz asphyxient, il y a « un
bouquet d’enfants morts », des hurlements, trop de cendres, les espèces
meurent. Les images sont constamment belles et puissantes : « L’aube
est pareille aux bêtes et rage d’être née toute nue » et le frère disparu
(prétexte à écriture) devient
superbement Orrorin, du nom d’une espèce
éteinte d'hominines du Miocène supérieur – d’ailleurs, elle-même se dit
« ancien royaume ». La poésie pour éclairer jusqu’à la nuit des
temps. Pirogue, sa poésie coule comme
un grand fleuve qui charrie les impressions, les sentiments, les références
bibliques et grecques, chante comme une comptine d’enfant, elle se nourrit de
mots et de jeux contemporains (les nerfs, les vortex…), elle essaie de dissiper
la brume ou le brouillard, de chasser les nuages et les ténèbres, de retrouver
« le halo bleu des fleurs », de détecter une vision. Elle est poète,
elle est Psalmet, elle est le « Cyclope/amoureux d’une sirène », elle
aide à recouvrer la vue, la lumière, à colorier les planètes, à trouver l’Eden
peut-être, malgré – ou grâce à – la faille, même si la « Joie est
triste ». Elle est comme Arlequin qui rapièce son costume.
Laurent Bourdelas, 8 mars 2019
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