vendredi 8 mars 2019

Comment vivre en poète: Marie-Noëlle Agniau, Jérôme Leroy, Eric Poindron

Marie-Noëlle Agniau à Brest (c) L. Bourdelas

            J’ai déjà écrit combien j’aimais l’écriture de ces trois poètes, combien je m’en sentais proche. Eric Poindron (qui ne fait pas partie des poètes qui « intriguent dans les réunions de poètes ») publie au Castor Astral Comment vivre en poète 300 questions au lecteur et à celui qui écrit préfacé par CharElie Couture qui écrit : « Vivre en poète n’est pas un choix (…) un jour, on s’aperçoit que c’est inexorable : on est perméable à l’influence d’autrui. Un jour, on se veut libre. » Oui, la poésie est une histoire de liberté – elle n’est peut-être que cela. Et le nouveau recueil de Poindron se déploie aux grands vents de la liberté, dans le fond comme dans la forme, à la fois traité poétique érudit, profond et léger, drôle, philosophique (car il ne cesse de (se) poser des questions, heureusement sans toujours y répondre, ou alors avec des peut-être), accompagné, comme toujours, par une foule d’autres auteurs captivants, de la France à la Chine et à bien d’autres recoins de la planète – car Poindron rend hommage à une belle Compagnie fraternelle. Peut-on encore écrire dans une critique qu’un texte est beau ? Pourtant, c’est bien le cas de celui-ci, avec ses considérations, ses circonvolutions, ses images et métaphores fulgurantes, son style. « Vivre en poète, c’est peut-être chercher des itinéraires insolites en dehors de tout chemin préconçu, siffloter en observant la lune et tordre le cou aux apothicaires et à leur vilain calcul. » Et puis surtout, il va à l’essentiel avec les dérives « vers les enfances fragiles », qui sont au cœur-même de la création poétique – Baudelaire parlait du « vert paradis des amours enfantines ». Toutes ces choses étranges et merveilleuses qui font du poète à la fois un provocateur, un aristocrate, un gueux, un anarchiste, qui le rendent précieux et ridicule. Ars poetica original et puissant, ce recueil fabriqué en lisant, en écrivant, parle de marges (avec Georges Perros) et d’inutilité, de rêves de nuit et de sentiment, de nos frères les oiseaux, de photographie, de coups de baguette, de la relation amoureuse que le poète entretient avec la nuit… Bref, de toutes ces choses tellement inutiles qu’elles sont les seules à nous permettre de vivre. Il nous dit aussi que « le temps est un fruit confit d’antan ». Si le poète le mange et s’en délecte, peut-être abolira-t-il la mort ?

            Jérôme Leroy est pour moi avant tout un élégant poète, c’est-à-dire qu’il a du style. Nager vers la Norvège, son nouveau recueil paru chez La Table Ronde, dont le titre occupe la bouche comme un vin gouleyant qui aurait plu à Pirotte, en est la preuve évidente. « Il faut savoir dater/aussi/son plaisir d’être au monde/malgré tout » écrit-il dès la première page. Eric Poindron (dédicataire de l’un de ses poèmes) l’a dit, je le répète : « le temps est un fruit confit d’antan » ; alors le poète – ici Leroy, ailleurs Proust, Rouffanche, Follain ou Charles d’Orléans – part à sa recherche avec panache, même si l’aventure s’achèvera avec mélancolie et/ou nostalgie (Leroy évoque joliment « le tweed du temps » et dit que « l’âge et une certaine gueule de bois/[l]e rendent aussi fragile/que la trame du ciel »). Leroy voyage « comme dans le monde d’avant », sans portable ni GPS (plutôt avec une vieille carte Michelin), sur les routes départementales, du côté de Vierzon et d’Aubusson – destinations improbables, villes assoupies de la France provinciale, pompidolienne (avec ses DS et ses ID ou ses R 16 bleues), celle des Trente glorieuses et du Parti Communiste, sous-préfectures endormies, douces avec leurs squares, leurs statues de gloires locales, leurs trains régionaux (et notamment la magnifique ligne Limoges-Ussel, où l’on croise des contrôleuses « aux yeux de forêt »), « les toits de lauze en Corrèze ». Une France apaisée, charnelle, des bistrots, où l’on se sent chez soi, une France qui n’est ni celle de l’Europe technocratique, ni celle du numérique, une France qui se dissipe comme un rêve qui passe, qui fait dire à l’auteur – dans un très beau texte – : « je suis français par une certaine aptitude à la mélancolie ». Jusqu’à écrire aussi : « Je suis le souvenir de moi-même plus que moi-même ». De là naît aussi la poésie. Comme des amours douloureuses et déraisonnables car impossibles ou disparues, par exemple pour « l’adolescente du dimanche soir » croisée sur une départementale ou pour celle qui passe sur la plage, pour Corinne aimée en 1979 que le poète cherche dans les cartons de copies du temps jadis ou pour « une jeune fille/en gilet fluo » qui accompagne des enfants à Dinard. C’est donc tout ce qu’il a à déclarer, ce temps enfui ? « Il aurait fallu ne pas/redémarrer/des années 70 »… Oui, c’est bien ça, garder nos pères jeunes, éternellement, demeurer petits garçons, écouter la météo marine à la radio… Alors pour conjurer le sort, on croit (ou pas) à la révolution, on écrit de la poésie, on évoque les courts bonheurs essentiels : faire la sieste sous les tamaris, regarder une jeune fille en bikini qui rit et rappelle toutes les héroïnes de la Grèce ancienne, écouter Joe Cocker et du doo-wop, croire finalement que l’éphémère est immortel, en attendant « d’aller boire avec les poètes au royaume des morts. »

            Autre ( ?) poésie, celle de Marie-Noëlle Agniau, qui livre Psalmet suivi de La légèreté de l’arc et des flèches chez La Porte, où elle a déjà publié de nombreux recueils cousus de petit format qui constituent comme une œuvre à part dans son œuvre. Chaque poème est accompagné, en bas de page, par le leitmotiv Pirogue – Psalmet – Pirogue qui donne un rythme permanent à l’ensemble, et il faut avoir vu l’auteur lire ses textes à haute voix pour savoir combien ce rythme lui importe. Saint Psalmet est le nom d'un ermite connu dans la Montagne limousine, pour avoir fondé la ville d'Eymoutiers. Comme il se doit, on lui attribue des miracles, il guérit, il rend la vue. Une autre réponse aux questions d’Eric Poindron : le poète rend la vue, il donne à voir ce qu’on ne regardait plus. Chez Marie-Noëlle Agniau, ce peut être un « petit fagot [qui] brûle de côté » ou « le grain d’un papier », bref « les petites choses qui ne valent même pas 5 grammes » qu’elle s’efforce de peser, c’est-à-dire de nommer. Il est ici question d’une nature réconfortante, d’un bonheur possible – celui des jeux et des paroles d’enfants – mais sans cesse menacé : « Le maître voilier fabrique aussi des linceuls », les missiles volent, les gaz asphyxient, il y a « un bouquet d’enfants morts », des hurlements, trop de cendres, les espèces meurent. Les images sont constamment belles et puissantes : « L’aube est pareille aux bêtes et rage d’être née toute nue » et le frère disparu (prétexte à écriture) devient superbement Orrorin, du nom d’une espèce éteinte d'hominines du Miocène supérieur – d’ailleurs, elle-même se dit « ancien royaume ». La poésie pour éclairer jusqu’à la nuit des temps. Pirogue, sa poésie coule comme un grand fleuve qui charrie les impressions, les sentiments, les références bibliques et grecques, chante comme une comptine d’enfant, elle se nourrit de mots et de jeux contemporains (les nerfs, les vortex…), elle essaie de dissiper la brume ou le brouillard, de chasser les nuages et les ténèbres, de retrouver « le halo bleu des fleurs », de détecter une vision. Elle est poète, elle est Psalmet, elle est le « Cyclope/amoureux d’une sirène », elle aide à recouvrer la vue, la lumière, à colorier les planètes, à trouver l’Eden peut-être, malgré – ou grâce à – la faille, même si la « Joie est triste ». Elle est comme Arlequin qui rapièce son costume.

            Laurent Bourdelas, 8 mars 2019

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