En 1991, j’avais aimé le Don
Juan d’origine de Louise Doutreligne, ou la représentation improbable du
Don Juan de Tirso de Molina par les Demoiselles du Collège de Saint-Cyr en l’an
1696, d’après Tirso de Molina et la correspondance de Madame de Maintenon, une
pièce mise en scène comme toujours avec talent par Jean-Luc Paliès. Le beau spectacle
de Jean Lambert-wild et de Lorenzo Malaguerra vient à nouveau de me réjouir, de
manière différente. En 1957, dans le Bulletin
hispanique, Charles-V. Aubrun écrivait, à propos de la pièce de Tirso de
Molina, El burlador de Sevilla :
« … le personnage se prête volontiers à une interprétation toute
moderne : étranger dans un monde sans lois valables, il se damne en toute
lucidité ; seul, il assume son destin. » La version proposée à
L’Union est tirée, inspirée, à la fois par Molière, mais aussi par « le mythe
de Don Juan », après « la lecture de mille et une versions
littéraires, théâtrales et fantasques du mythe ». Et dans ceux qui ont
réfléchi [à]et construit ce mythe, on songe aussi inévitablement à Albert
Camus, dont on se souvient qu’il fit l’apologie de Don Juan dans Le Mythe de Sisyphe, faisant de lui un
exemple de l’homme absurde, en tant que personnage séducteur, conquérant et
acteur, qui vit dans l’accumulation d’un présent lucide sans espérer la
promesse d’une éternité. « Il ne nourrit aucune espérance quant à
l’au-delà, et il se contente d’accumuler le nombre de ses séductions, d’épuiser
ses chances d’aventure et de vivre le plus intensément possible chaque instant.
Camus considère que la séduction de Don Juan est libératrice. »[1]
Le
spectateur de L’Union est d’abord face à un décor imposant : une jungle
tropicale et colorée – presque psychédélique – en tapisserie en point numérique
d’Aubusson alliée à de la porcelaine de Limoges (escalier monumental, superbes souliers),
une scénographie magnifique de Jean Lambert-wild et Stéphane Blanquet, réalisée
avec le soutien de la fabrique Porcelaines de la Fabrique et l’entreprise
Néolice. Les lumières de Renaud Lagier, le son de Jean-Luc Therminarias, contribuent
à rendre le lieu à la fois vivant, étouffant et inquiétant. A n’en pas douter,
la moiteur menace. D’ailleurs, Dom Juan est malade, il tousse – l’ensemble est
malsain. Est-ce une allusion à Hispaniola, où Tirso de Molina fut
prêcheur ? A La Réunion où Jean Lambert-wild passa sa jeunesse et dont il
voulut s’échapper ? Aux plantations de tabac dont quelques sacs décorent
la scène, comme pour illustrer la fameuse tirade de Sganarelle, chez Molière,
qui affirme que « le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à
tous ceux qui en prennent. » ? On est heureux que l’artisanat d’art
limousin soit mis à l’honneur, même si, à un moment, on s’amuse à casser le
vase en porcelaine de Limoges comme jadis Molière cassa l’image du Limousin en
le moquant sous les traits de Monsieur de
Pourceaugnac.
Jean
Lambert-wild et Catherine Lefeuvre ont quelque peu modifié l’ordre des
dialogues de Molière, adapté le texte pour le rendre, en quelque sorte, plus
dynamique. On retrouve avec plaisir, dans le rôle de Dom Juan, le clown blanc
Gramblanc – personnage cher au directeur de L’Union – les cheveux orange comme
ceux d’Alex DeLarge, le jeune délinquant obsédé par le sexe dans Orange mécanique de Stanley Kubrick
(d’ailleurs, dans cette pièce
comme dans le film, on fait apparaître un fauteuil roulant). Dom Juan serait-il
un punk ? On le sait, il semble être un libertin – au sens du XVIIe siècle.
Il s’agit de refuser la morale dogmatique, celle dispensée au nom d’un créateur
dans lequel Dom Juan ne croit pas. Chez Molière, c’est dans la scène II de l’Acte
V qu’il dénonce avec force l’hypocrisie, « un vice à la mode ». Ce
fut aussi le combat du dramaturge dans Tartuffe.
Une dénonciation ô combien d’actualité au fur et à mesure que se dévoilent les
errements de certains au sein de l’Eglise contemporaine. Cependant, le faux
libertin est la
réponse de Molière
à la censure
du faux dévot et le salut n’est pas non plus dans la
posture d’Alceste, le faux misanthrope. L’étymologie grecque du mot hypocrite
nous rappelle qu’il a un lien avec la comédie, la mauvaise conduite, et même le
jeu d’acteur. Don Juan est aussi au centre de tout cela. Le décor lui ménage en
hauteur une petite loge d’acteur où il peut se maquiller à loisir. Car c’est un
noble débauché et dangereux – pour le malheur de son père qui lui reproche de ne
pas faire preuve
des qualités intérieures
qu'exigeraient ses privilèges – qui utilise le mensonge pour séduire les
femmes et circonvenir les hommes. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut devenir
aimable. Et ses justifications philosophiques, dans son dialogue quasi
socratique permanent avec Sganarelle – interprété avec puissance et avec un
immense talent par Steve Tientcheu, grand comédien, laquais noir face à son
maître blanc – ne sauraient finalement lui donner raison, puisqu’il fait
souffrir ses conquêtes. Il est d’ailleurs ici armé de pistolets pétaradants et
n’hésite pas à percer comme un ballon de baudruche le ventre d’Elvire enceinte,
dont le costume sombre n’est pas sans rappeler à la fois celui de la veuve
d’amour qu’elle est devenue et celui des femmes d’avant 1914, qu’essayaient de
délivrer les « faiseuses d’anges » à l’aide de mortelles aiguilles à
tricoter. Dom Juan le cruel absolu. Sganarelle résume : « le plus
grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable,
un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe
cette vie en véritable bête brute, un pourceau d’Epicure, qui ferme l’oreille à
toutes les remontrances qu’on peut lui faire, et traite de billevesées tout ce
que nous croyons. » Certes, mais attention aux donneurs de leçons
hypocrites : lorsque Dom Juan fait l’aumône à un pauvre hère, sous couvert
d’humanisme, c’est Sganarelle qui le dépouille et le fait trépasser avec force
hémoglobine.
Le mythe
éternel nous est conté, la tragédie se joue. On nous l’annonce dès le début,
par le costume-même de Sganarelle (un squelette omniprésent), par le squelette
avec lequel joue Dom Juan, par le crâne qu’il essaie de cacher, par l’horloge
aux aiguilles cassées car l’heure du trépas a déjà sonné, par la toux
incessante – un cancer des poumons dû au tabac, peut-être, ou des accès de
tuberculose tels qu’en connut Camus. La présence menaçante et fumeuse du
Commandeur est suggérée, jusqu’à l’arrivée des spectres à la fin, qui portent
le même costume que celui qu’ils vont emporter, signifiant par là que c’est
bien lui l’artisan de son propre trépas. C’est une danse macabre permanente qui
accompagne le séducteur amoral, comme celle que l’on peut voir sur les murs de
l’église de Kernascléden, dans le Morbihan, comme celles chantées dans les
gwerzioù bretonnes, notamment par Yann-Fañch Kemener, artiste ami de Jean
Lambert-wild, qui disparut au moment de la préparation de la pièce. Le festin
de pierre nous attend tous, ne l’oublions pas.
Mais on rit
aussi, à ce spectacle tragique, devant le clown cynique et narcissique qui
cabotine et cabriole, sautant avec souplesse sur les tables ou grimpant les
escaliers comme Buster Keaton dans ses plus belles scènes. On s’amuse
honteusement des mauvais tours qu’il joue aux femmes, goûtant ses artifices
abjects, de la peur qu’il inflige à Sganarelle ou à ce chœur extraordinaire qui
accompagne tout le spectacle : trois formidables musiciens et chanteurs
suisses perchés – dans tous les sens du mot –, de la Compagnie de l’Ovale, avec
leurs instruments de cirque et bizarres (la scie musicale), leur jeu burlesque
désopilant. Après tout, les musiciens ont aussi souvent été inspirés par Don
Juan, Glück, Gazzaniga ou le génial Mozart. Ici, on désacralise, entre disco,
paillettes, et rock-jazz. De jeunes comédiens de l’Académie de L’Union sont
associés à la création et se relaient pour interpréter les autres personnages.
Le spectacle est donc
particulièrement réussi, beau et divertissant et nous fait réfléchir de belle
manière aux grandes questions éternelles qui sont soulevées par le mythe
donjuanesque, puisque la pièce jouée est éminemment philosophique. Liberté, liberté chérie, mais à quel
prix ?
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