jeudi 27 août 2015

Alan Stivell ou la recherche créative permanente



Le 22 septembre, sortie chez World Village (Harmonia Mundi)du 24ème album du chanteur et musicien breton qui, tout en demeurant fidèle à l’inspiration celtique d’origine, n’hésite pas, comme il l’a fait tout au long de sa carrière, à explorer l’électro et l’expérimental.

Amzer (seasons) est donc le nouveau disque d’Alan Stivell, chanteur et musicien – fils de Jord Cochevelou, « réinventeur » de la harpe celtique – très largement à l’origine de la « vague bretonne » des années 70, qui n’a cessé depuis de créer et d’innover, au lieu de se contenter d’un « fond de commerce » qui lui aurait assuré des dizaines de milliers, des millions de fans à travers le monde. Un succès remis au goût du jour il y a peu par le succès de l’album Bretonne de Nolwenn Leroy. Peut-être certains, dans l’Hexagone, en sont-ils restés à Tri martolod ou à quelques autres des airs qui enchantèrent l’Olympia en 1972, à l’occasion d’un concert mythique (dont l’anniversaire fut dignement célébré en 2012). Ce serait méconnaître l’œuvre et les engagements de Stivell.
Il faut d’abord rappeler qu’il s’agit d’un harper d’exception, popularisant la telenn (la harpe celtique dont il est tombé amoureux enfant) à travers le monde, suscitant par là-même des vocations de luthiers, de musiciens (pas des moindres ! Cécile Corbel, par exemple, devenue star au Japon) et d’enseignants, de la Bretagne aux Etats-Unis. Des albums comme Renaissance de la harpe celtique, Harpes du Nouvel Âge ou Au-delà des mots y ont largement contribué, et la recherche constante de perfectionnement, d’amélioration (jusqu’au design) de l’instrument. Ainsi, dans le nouvel album, utilise-t-il une harpe qu’il a dessinée et que Tom Marceau a élaborée et réalisée en 2013-2014, les mécaniques uniques étant l’œuvre du Pool mécanique de l’université Rennes-Beaulieu 1.
Il faut dire aussi que ce créateur et musicien est, depuis toujours, en recherche constante : il s’est agi, tout en s’inspirant des musiques celtiques « traditionnelles », d’explorer les nouveaux champs musicaux, au fil du temps : folk (l’époque des « hootenannies » de Lionel Rocheman au Centre américain à Montparnasse), rock progressif, pop, electro. Stivell n’a pas craint de mêler harmonieusement la bombarde, le biniou, au violoncelle, à la guitare électrique ou au synthé et aux diverses machines électroniques. « J’aime faire croire à tout autre chose qu’une harpe : sons de basse acoustique, sons de guitares électriques ; mais, aussi, d’autres totalement expérimentaux et déformés », déclare-t-il. Au risque de dérouter certains fans de la première heure. On ne doit pas oublier non plus qu’il fut l’un des précurseurs de la « world music », avec son album Tir na nog (symphonie celtique), ou avec 1 Douar, Une terre, avec notamment Khaled et Youssou ’N Dour. Pas étonnant que de nombreux artistes de renom aient chanté ou joué avec lui, Jim Kerr, de Simple Minds, Shane Mc Gowan, des Pogues, Kate Bush, Laurent Voulzy et tant d’autres.
Stivell a, depuis l’origine, entrepris un compagnonnage avec les poètes – on se souvient de l’album Trema’n Inis avec diverses adaptations dont celle de Hommes liges des talus en transes de Paol Keineg. Il le poursuit sur Amzer avec divers poètes contemporains, dont le grand poète irlandais Séamus Heaney, mais aussi des maîtres du haïku japonais : Kobayashi Issa, Yosa Buson, Matsuo Bashô.
Le chanteur, né en 1944, a été le fer de lance de la culture bretonne, il a contribué à faire évoluer le mouvement breton vers la gauche et l’écologie – lui qui a participé à Mai 68 et aux grandes luttes contre le camp militaire du Larzac, contre le nucléaire et a même soutenu Libération à ses débuts. Il a largement participé au succès du Festival interceltique de Lorient et à la notion, justement, de « musique celtique ». S’est battu pour la reconnaissance et l’enseignement de la langue bretonne, pour un statut particulier de la Bretagne au sein de l’Europe, et pour la « réunification » de celle-ci - Pétain et les Allemands en ayant abusivement séparé la Loire-Atlantique et Nantes, capitale historique, en 1941. Demande malheureusement ignorée lors de la récente réforme territoriale hollandaise. Mais avec le nouvel album, plus contemplatif, Alan Stivell aspire au zen, à la sérénité, aux bonheurs simples et quotidiens, même si un manteau de fleurs ne saurait tout à fait dissimuler la souffrance du Monde, même si le chanteur, lecteur de Beckett, a conscience de l’absurdité toujours possible de l’existence. Mais vue de l’extérieur, la sienne est au contraire très cohérente, depuis que, très jeune, il décida de renouveler la musique bretonne et de la rendre populaire aussi bien en Bretagne qu’en France et dans le monde.

dimanche 26 juillet 2015

Hélium à Vicq-sur-Breuilh

Le 23 juillet, la Compagnie de Thomas Visonneau était l'invitée du Musée et des Jardins Cécile Sabourdy à Vicq-sur-Breuilh, où elle proposait Helium, une déambulation théâtralisée mettant en scène deux personnages, Monsieur Linden, sujet aux idées noires (interprété par Edouard Bonnet), et l'optimiste Archie Smith (Frederic Périgaud). Un spectacle essentiellement mimé, les deux comédiens utilisant au mieux les aspérités du terrain, l'espace champêtre, des gradins, une échelle, la cour du musée (où trône une sculpture contemporaine verte particulièrement laide sur une fontaine - "contemporain", te dis-je!). Des stations ponctuées par de la musique et quelques considérations enregistrées sur le fait que ces deux-là, nous les croisons tous les jours et que nous sommes l'un et l'autre au fil de notre existence.
 
Finalement, l'histoire s'accommode bien de la thématique naïve des expositions proposées en ces lieux. Les deux comédiens s'opposent et se rejoignent, accompagnés de ballons noirs pour l'un et colorés pour l'autre, et les scènes qui se succèdent finissent par inventer un univers onirique nourrissant l'imaginaire des enfants nombreux à assister à la promenade et rappelant aux adultes qui les accompagnent qu'ils eurent un jour cette capacité perpétuelle d'émerveillement. La petite taille du comédien jouant Archie Smith nous le fait voir comme un lutin facétieux et souriant finissant par contaminer le triste M. Linden par sa bonne humeur et même à lui redonner le goût de la parole.
 
Il faut prendre ce spectacle pour ce qu'il est: une création réalisée d'abord avec les élèves de 5ème d'un atelier-théâtre, simple et léger comme les ballons gonflés à l'hélium, qui s'envolent haut dans le ciel. On pourrait rêver de s'y accrocher, comme Mary Poppins à son parapluie.

jeudi 7 mai 2015

Des nouvelles de l’écrivain Marc Bruimaud



Marc Bruimaud est né le 17 décembre 1958 à Vierzon. Doit-on alors le ranger parmi les écrivains berrichons, comme Sylvie Germain, Christine Angot, née à Chateauroux (« J’ai toujours voulu en partir, je ne comprenais pas les filles de mon âge qui voulaient y rester »), ou même Jean-Christophe Rufin ? Y a-t-il un déterminisme des bords de l'Yèvre, du Cher, du Barangeon, de l'Arnon et du canal de Berry ? S’ennuie-t-on tant à Vierzon (comme l’a suggéré Jacques Brel, finalement, quand le petit Marc avait dix ans) ou à Châteauroux (où il a passé son enfance) que l’on emmagasine assez de cet ennui pour en faire de la matière à écriture ? Ou bien est-ce autre chose, une blessure initiale, d’enfance, comme le laisse supposer Mon père, un texte de Marc Bruimaud paru dans la revue Métèque (n°2, avril 2015) ? Un univers familial prolétaire, sans doute, cheminot – mais un drôle de cheminot qui n’aimait pas les communistes et aurait voulu être légionnaire. Raciste, semble-t-il, misogyne, homophobe, traitant sa femme « comme une chienne », tout encombré de son fils. Fêlure. « Mon père se trouvait plus jeune que la moyenne. À la fin, il avait l’air d’un vieux déchet. »

Ne doit-on pas dire que Marc Bruimaud est un auteur installé à Limoges depuis un certain temps (le collège), où il a œuvré à l’animation du regretté Centre international de documentation, de recherche et d’édition (CIDRE) Raymond-Queneau (auteur auquel il a consacré divers ouvrages), qu’il est aussi critique, qu’il intervient dans le domaine de l’art contemporain, qu’il est passionné de cinéma et l’a pratiqué comme réalisateur, acteur ou scénariste… qu’il a écrit quelques supercheries littéraires sous le pseudonyme de Guy (ou Guylaine) Misty. Qu’on remarque sa silhouette imposante quand il arpente les rues de Limoges (où il enseigna) et que l’on s’amuse de son franc-parler qui fait du bien en ces temps où les bobos parlent à outrance le politiquement correct.

Les éditions Jacques Flament publient dans leur collection « Côté court Littérature » un petit livre de Marc Bruimaud, à couverture noire, d’une cinquantaine de pages, une nouvelle si l’on veut, intitulé : Makolet. Une histoire dont le narrateur n’est pas forcément celui que l’on croit, du moins au début. Un texte qu’on lit d’une traite et dont la critique aurait peut-être pu s’appeler « le freak, c’est chic ». Après tout, dans La monstrueuse parade (Freaks), Tod Browning mettait en scène, en 1932, un nain amoureux d’une belle trapéziste, Cléopâtre. Bruimaud, lui, raconte l’histoire tragique d’un nain, lui-même fasciné par la trajectoire d’un autre nain mondialement célèbre : l’acteur français Hervé Villechaize, bien connu des cinéphiles pour ses rôles dans L’homme au pistolet d’or ou L’île fantastique. Le narrateur ne le cite pas, mais on le reconnaît très vite. Surtout à sa mort : un suicide par balle après avoir regardé Le Magicien d’Oz (une histoire d’orpheline apeurée, vous vous souvenez ?). C’est sa compagne, la rousse et pulpeuse Kathy Self, qui le trouva baignant dans son sang. Cette mort surprend le narrateur : Hervé avait tout pour être heureux et imposer le respect aux autres. Oui, mais il était nain.
 Il y a un autre acteur disparu dans le livre : celui qui lui donne son titre. Macaulay Culkin, qui joua dans Maman j’ai raté l’avion (1990). Un gamin malheureux dont les parents voulaient récupérer l’argent. Dont la sœur Dakota est plus tard morte écrasée par un chauffard, à Los Angeles. Et dont une rumeur persistante a annoncé la mort à New York. Peu importe qu’elle soit fausse, elle parle d’un gosse malheureux. Comme celui dont il est question dans Makolet : un enfant abandonné par sa mère parce qu’il était nain, un orphelin chez les Sœurs : « à un moment de leur vie, on a pas voulu d’eux. Ca, ça dépasse tout le reste. » Un enfant très seul et différent. Qui souffre en permanence.
Et, plus tard, un jeune, un adulte, frustré sentimentalement et sexuellement. Que Sarah, la jeune fille qui lui fait la charité de ses visites, ne peut contenter, pas plus que la femme qui tient le sex shop où il se rend parfois. Alors, il devient acteur porno chez Marc Dorcel, ce qui lui permet d’éprouver du plaisir, mais aussi de finir par croire que les actrices qui doivent jouer avec lui pour permettre la réalisation de films bizarres l’aiment vraiment. La désillusion vient de Rita, qui lui fait éprouver avec violence combien elle le méprise…
Raconter la suite du livre de Marc Bruimaud serait priver le lecteur du plaisir du suspens de sa lecture. Mais il y est question d’un autre garçon triste, parce que loin de ses Antilles : Désiré. Avec qui le nain se lie à la vie, à la mort. L’intérêt de ce livre est multiple, c’est presque une prouesse en si peu de pages : intrigue originale, style agréablement cinématographique, moments « pornographiques », polar… Et il s’agit aussi d’un ouvrage qui aborde la question de l’écriture – qui écrit, comment, pourquoi ? On en revient au début de ces lignes. A la fêlure de l’enfance, précise dans Makolet comme dans le texte Mon père. Celle qui nourrit, depuis toujours, bon nombre d’écritures. « Mon père disait aussi : « Si t’arrêtes pas, je vais te foutre DÉ-HORS ».

7 mai 2015.
Jacques Flament Editions, 44 rue Principale, 08380 La Neuville aux Joûtes. 4,50 euros.  

samedi 21 mars 2015

Marie-Noëlle Agniau, Le pays d’étincelles (Collection « Poésie en voyage », Editions La Porte, 2014)





(c) L. Bourdelas


Depuis longtemps, Marie-Noëlle Agniau fait des étincelles en poésie, au sens premier de ce mot : « parcelle incandescente qui se détache d’un corps en ignition ou qui jaillit au contact, sous le choc de deux corps. » On le sait depuis Rimbaud et d’autres, le corps du poète – au sens aussi du corps du roi – est en combustion, toujours prêt à s’enflammer (« je suis le fou sans dire pourquoi et passe le feu depuis l’enclos. »). Et comme Charles Baudelaire écrivait du souvenir du « vert paradis des amours enfantines » qu’il était le lieu de genèse du poème, la poète place en exergue de son recueil une citation de Tristan Corbière : « il fait noir, enfant, voleur d’étincelles. » (thème filé tout au long du recueil aux pages cousues). Comme l’enfant, le poète est celui qui demeure le voleur d’étincelles au milieu du monde obscur, dans les ténèbres où la fêlure est possible : « Et toujours quelque part, dans un coin très clair, le poème : pays d’étincelles. » Même si la nuit elle-même peut être révélatrice (« La nuit tout en haut me dit que c’est clair. »).
A l’origine de cette poésie, ceux qui la lisent depuis le début savent qu’il y a une perte : « tout le petit frère dans un tombeau » - une enfance disparue qui ne put faire d’étincelles. Et que le travail d’écriture de Marie-Noëlle Agniau, par-delà la mort (elle est une Antigone qui offre une sépulture à son frère, mais comme Sisyphe aussi, elle ne cesse d’accomplir ce sacerdoce), est de ré-enchanter le monde (de le sortir du « coma »), pourtant si abîmé, par le démon, la bête obscure, la peur, la douleur, et toutes les guerres, celle de 14 (« Un obus. Des enfants. Un obus. Des obus. ») jusqu’à celles de Mésopotamie (hier et aujourd’hui). C’est une affaire de langage et, dans cette poésie, un travail pour s’approprier approximative syntaxe et mots enfantins, et les mêler à une écriture poétique belle et affirmée. Et les télescopages paradoxaux sont constitutifs de cette poésie : « Baston : Roudoudou a mangé Saturne. » Marie-Noëlle Agniau dit à la fois l’enfance de ses propres enfants et en même temps imagine celle du frère disparu (lui insufflant ainsi la vie). L’enfance universelle (celle du « cancre bleu » prévertien et rimbaldien) comme une sorte de possible innocence, de fragilité magique, de possibilité du rêve, lorsque « le réel est l’intrus ou n’est pas. » - ce qui explique sans doute aussi la convocation de bêtes merveilleuses comme les licornes.  Oui, ce travail est bien celui de tenter de dire l’enfance - « une petite fille au bord de la route : étrange, quel est son nom ? » - l’étrange énigme qui nous accompagne.
Les petits faits (en apparence), les mots de cette enfance (« les mots que tu choisis ») qui ont la saveur de la grenadine, et le regard porté sur elle, nourrissent une poésie puissamment évocatrice : « Un escargot tisse sa toile dans la lessive » - simple en apparence seulement. Une poésie, également, particulièrement musicale : « cellules, cellules, cervelle d’enfant, chasse les cellules, poissons volants. », qui se rattache à la tradition millénaire de la poésie dite ou chantée, d’Homère et des troubadours à la poésie « sonore » - et l’on sait que Marie-Noëlle Agniau excelle dans cet exercice. Avec toutes les petites choses qui n’ont l’air de rien (souffle, puce, poussière, jeu des mouches, brindilles, atomes, vide, grain, pollen, fils d’or, herbes, pinson, lunules, épingle, coccinelle, etc.), demeure une poésie qui va à l’essentiel du Verbe, du Monde et de l’Homme (« C’est toi ! ») et qui, même si les « lettres s’effacent/écrites comme en braille », est peut-être la seule chose qui importe vraiment et que l’auteur s’obstine à faire vivre dans son œuvre depuis le début cohérente (« écho écho un petit carnet dans chaque phrase »), car celle-ci « est immense et commence/à peine à parler… », ce qui nous promet d’autres beaux moments de lecture.

mercredi 25 février 2015

Daral Shaga ou la beauté brûlante de la tragédie et de l’espoir des réfugiés, « sans-papiers » et autres exilés



Après la réussite émouvante d’Infundibulum, la Compagnie bruxelloise de cirque contemporain Feria Musica propose un oratorio d’une furieuse beauté inspiré par le parcours d’exilés-émigrés.

            Trois chanteurs ; trois musiciens : au piano, au violoncelle et à la clarinette, dialoguant fébrilement ; pour une partition entre jazz et expérimental, écrite par Kris Defoort. Un livret poétique mais plutôt minimaliste écrit par Laurent Gaudé, Prix Goncourt, comme on s’en souvient. Des artistes circassiens de haut niveau, époustouflants de force, d’agilité, de beauté. La création video si expressionniste de Giacinto Caponio. Et la direction artistique de Philippe de Coen, la mise en scène de Fabrice Murgia. C’est Daral Shaga est un oratorio, mais plus encore un univers artistique dans lequel plonge avec plaisir mais inquiétude le spectateur.
            Deux histoires qui s’entrecroisent, et bien plus : un émigré-immigré ayant fui son pays de sang et de pauvreté pour rejoindre un pays riche – y a-t-il survécu ? Y est-il mort écrasé en traversant une route et sa voix fantomatique nous accompagne-t-elle alors ? Une fille et son vieux père en fuite, en exil vers ce même Eden improbable et vers la liberté rêvée. Il a fallu se délester de tout, ne prendre que l’essentiel, après avoir regardé longuement les choses que l’on ne pouvait emporter pour en conserver la mémoire – ce bagage ultime des exilés. Il a fallu partir, comme tous les autres, les milliers, les millions d’autres. Marcher, porter, souffrir. Tenter de franchir tous les obstacles éprouvants. La mer, peut-être, comme dans le détroit de Gibraltar, ce grand cimetière vivant, où les gilets de sauvetage ne sauvent pas du pire. Beauté cruelle de corps mouvants dans l’émeraude liquide… Les chaînes, la grille, le mur, que l’on essaie de franchir, tout en sachant que certains ne passeront pas, parce qu’ils sont épuisés et qu’ils n’auront plus la force, comme ce père qui va demeurer là, et que sa fille regardera longtemps, comme les objets qu’elle n’a pas emportés, pour le conserver dans sa mémoire. Daral Shaga. Le vieil homme qui ne meurt pas Et veille sur ceux qui défient la barrière. » Les chaînes, la grille, le mur, auxquels on se blesse toujours, réels ou métaphoriques ; toutes les barrières que l’on doit escalader lorsque l’on est un étrange étranger. Lorsque l’on est Sisyphe. Daral Shaga dit tous les murs, toutes les frontières, depuis toujours : le limes, le mur de Berlin, le mur « de sécurité » construit par Israël, celui entre le Mexique et les Etats-Unis… ceux qui séparent les nantis des métèques, des barbares… Etranges étrangers. Ceux qui parlent une autre langue. Nos frères. Ceux à qui la mise en scène nous confronte lorsqu’ils frôlent les spectateurs. Oublier cette humanité, c’est permettre le surgissement d’autres grilles, comme celles qui entouraient Auschwitz, si fortement suggérées par les corps inertes plaqués contre la grande barrière érigée sur la scène.
            Dans la beauté des lumières d’Emily Brassier, la confrontation dynamique des images et des angles de vision, celle des paroles, des chants et de la musique, les formidables artistes circassiens montrent la vitalité, le désir, de ceux qui avancent, avancent, au risque de se tordre sur les chaînes et le fer (prouesses magnifiques), de ceux qui escaladent sans cesse pour partir à l’assaut du monde et qui en seront le sel. Daral Shaga, projet artistique global, est une réussite esthétique et signifiante, qui dit le réfugié, l’exilé, dans toute son humanité quand tant voudraient le faire apparaître comme d’abord suspect. Mais est-il encore temps ?

            29 septembre 2014.

samedi 29 novembre 2014

Un beau moment de danse avec l'option Art-danse du Lycée Suzanne Valadon de Limoges



Parfois, peut-être parce qu’on la connaît mal, on désespère de la jeunesse, de ses faiblesses orthographiques, de sa passion démesurée pour les écrans, de son peu de goût pour la lecture et, croit-on, pour la culture. Et pourtant, sous ces apparentes cendres couvent des braises magnifiques et ardentes. C’est exactement ce que j’ai éprouvé en assistant au spectacle proposé par les élèves de l’option danse du Lycée Suzanne Valadon de Limoges – en partenariat avec les Centres culturels de la Ville de Limoges, scène conventionnée pour la danse.
Trois moments chorégraphiques, présentés par des professeurs d’E.P.S. - Danse très investies dans le projet : Caroline Delage et Séverine Dalher, aidées par des artistes associés : la chorégraphe Stéphanie Chêne, Ken Thué pour le hip hop et Marie Orts. Trois moments qui interviennent tôt dans l’année – en particulier pour les Secondes – puisque c’était fin novembre (une manière, aussi, de souder le groupe). Trois moments plein d’énergie où se sont distingués – comme c’est logique – les élèves de Terminale (le seul bémol concernant la régie son parfois un peu approximative).
Au cœur du spectacle donc, un ambitieux et très poétique travail autour du Sacre du Printemps – un siècle après sa création) – de Stravinsky et Nijinski. Choix judicieux pour qui s’intéresse à la danse, tant cette œuvre a inspiré de chorégraphes, les élèves se rappropriant ici le travail de Nijinski (qui fit en partie scandale lors des premières représentations), Béjart et Pina Bausch. Beaucoup de vigueur, de grâce et de beauté dans cette chorégraphie qui privilégie l’adoration de la Nature au Sacrifice qui constitue habituellement le deuxième tableau de la chorégraphie. C’est l’amour, ici, qui l’emporte. D’abord l’amour de la Terre qu’épousent les corps en couronne, ensuite l’amour du couple essentiel – Adam et Eve, pourquoi pas. Une humanité qui se réinvente sensuellement sous nos yeux.
No futur !!! est une création d’après Drop it du chorégraphe franco-espagnol Franck2Louise (à l’origine danseur et DJ). La chorégraphie associe les deux passions de l’artiste : univers littéraire de science-fiction et break dance. Les élèves, revêtus de combinaisons de robots (aux gestes saccadés, donc), restituent les gestes de machines avant d’entamer la libération des corps et des esprits, avec notamment de très beaux et énergiques solos féminins – bien entendu, un parcours reste à accomplir, mais la volonté est là.
Regarde-moi rassemble tous les jeunes danseurs sur le plateau et autour (pour les changements de costumes et un play-back plein de charme) sur le thème du regard porté par le spectateur sur l’artiste (et l’autre, de manière plus générale). Un univers inspiré du travail de Pina Bausch où se mêlent théâtre et chorégraphies sur des musiques variées, depuis la Leçon de Ténèbres ou la chanson réaliste des années 1930 jusqu’aux rythmes sud-américains les plus endiablés. C’est vivant, coloré, structuré avec intelligence, et chacun s’applique quel que soit son niveau de pratique. Les tableaux s’enchaînent associant l’ensemble du groupe, des duos, des groupes plus restreints… la réflexion sur l’art, sur le mensonge aussi (avec la force émouvante de Marine P.)… foulant les pétales rouges chers à la chorégraphe allemande.
(Un regret cependant que l’on ne saurait reprocher à quiconque : que seulement deux garçons soient impliqués dans cette belle aventure…).
En tout cas, un moment évocateur et réjouissant.


Samedi 29 novembre 2014

samedi 1 novembre 2014

Réjouissante Bande de filles



La cité, morne. Les pères absents. Les mères qui font des ménages. Les filles qui entrent en silence dans les tours surveillées par les mecs. Les frères qui surveillent et qui cognent. La violence, les chocs. Ceux des matches de football américain. Ceux des bagarres (filmées sur téléphones portables), pour des suprématies de pacotille. Ceux des insultes qui fusent d’un quai de R.E.R. à un autre. Bagnolet, Bobigny, la Défense, le Forum des Halles (fort bien filmés). Des utopies rêvées par des architectes et des urbanistes transformées en quartiers oppressants ponctués de dealers et de guetteurs. La violence du racket à l’entrée du collège, celle du racisme ordinaire d’une vendeuse de magasin de fringues, et surtout, celle de l’Education Nationale – scène dans laquelle la caméra emprunte le regard destructeur de la Conseillère d’Orientation Psychologue – prompte à éliminer ceux qu’il faudrait aider. Ceux qui, pour s’en sortir, finissent par se prostituer ou vendre de la drogue, tombés aux mains de caïds qui croient que la ville est à eux parce qu’ils dansent sur les terrasses et font rentrer du cash. C’est tout cela que montre – sans peser – Céline Sciamma dans son film Bande de filles.
Mais ce film à l’évidence politique, en ce sens qu’il questionne sur ce qu’est notre pays, sur ce que sont certains quartiers de nos villes et sur ce que sont certains de nos jeunes (aussi bien de la cité que du Paris des fêtes dites branchées), est aussi réjouissant par la vitalité qui s’en dégage. On songe en le voyant au « vin de vigueur » évoqué par Rimbaud. Vitalité féminine, ce qui fait du bien, face à l’apathie et au conformisme qui semble paralyser les garçons. Et pas n’importe quelles filles pour former la bande dont il est ici question : des filles fortes moralement et physiquement, des filles belles, des filles noires : Karidja Touré (Vic – la victorieuse), Assa Sylla (la piquante et forte Lady), Lindsay Karamoh (Adiatou) et Mariétou Touré (Fily). Filles aux corps musclés et sensuels, qui ont besoin de se retrouver entre elles et de créer un cocon d’amitié pour résister au monde extérieur – ne serait-ce que le temps d’une nuit dans une chambre d’hôtel, à fumer, rire, chanter et dormir. On comprend alors le choix de la chanson de Rihanna pour les accompagner, ce sont bien elles les diamants qui brillent dans le ciel (et non pas seulement la drogue ou l’alcool évoquées dans la chanson)… Il faut parfois passer par le grégaire pour échapper finalement au déterminisme – ce que semble vouloir faire Vic à la toute fin du film, après son parcours initiatique, puisqu’il s’agit bien là aussi d’un film d’apprentissage, comme il existe des romans d’apprentissage. Apprentissage de l’amour aussi, de la fraternité (et de la sororité), et surtout de la liberté – qui passe aussi par l’abandon de l’amour auquel on croyait être destiné. Et puis, malgré la gravité, il y a, tout au long de ce film, de l’humour et des rires, de la musique, et de l’espoir. Celles qui affrontent sans peur toute cette adversité sauront s’échapper et triompher – comme lorsqu’elles s’affrontent lors des battles de hip hop.