Après la réussite émouvante d’Infundibulum,
la Compagnie
bruxelloise de cirque contemporain Feria Musica propose un oratorio d’une
furieuse beauté inspiré par le parcours d’exilés-émigrés.
Trois
chanteurs ; trois musiciens : au piano, au violoncelle et à la
clarinette, dialoguant fébrilement ; pour une partition entre jazz et
expérimental, écrite par Kris Defoort. Un livret poétique mais plutôt
minimaliste écrit par Laurent Gaudé, Prix Goncourt, comme on s’en souvient. Des
artistes circassiens de haut niveau, époustouflants de force, d’agilité, de
beauté. La création video si expressionniste
de Giacinto Caponio. Et la direction artistique de Philippe de Coen, la mise en
scène de Fabrice Murgia. C’est Daral
Shaga est un oratorio, mais plus encore un univers artistique dans lequel
plonge avec plaisir mais inquiétude le spectateur.
Deux
histoires qui s’entrecroisent, et bien plus : un émigré-immigré ayant fui
son pays de sang et de pauvreté pour rejoindre un pays riche – y a-t-il
survécu ? Y est-il mort écrasé en traversant une route et sa voix
fantomatique nous accompagne-t-elle alors ? Une fille et son vieux père en
fuite, en exil vers ce même Eden improbable et vers la liberté rêvée. Il a
fallu se délester de tout, ne prendre que l’essentiel, après avoir regardé
longuement les choses que l’on ne pouvait emporter pour en conserver la mémoire
– ce bagage ultime des exilés. Il a fallu partir, comme tous les autres, les
milliers, les millions d’autres. Marcher, porter, souffrir. Tenter de franchir
tous les obstacles éprouvants. La mer, peut-être, comme dans le détroit de
Gibraltar, ce grand cimetière vivant, où les gilets de sauvetage ne sauvent pas
du pire. Beauté cruelle de corps mouvants dans l’émeraude liquide… Les chaînes,
la grille, le mur, que l’on essaie de franchir, tout en sachant que certains ne
passeront pas, parce qu’ils sont épuisés et qu’ils n’auront plus la force,
comme ce père qui va demeurer là, et que sa fille regardera longtemps, comme
les objets qu’elle n’a pas emportés, pour le conserver dans sa mémoire. Daral Shaga. Le vieil homme qui ne meurt pas
Et veille sur ceux qui défient la barrière. » Les chaînes, la grille,
le mur, auxquels on se blesse toujours, réels ou métaphoriques ; toutes
les barrières que l’on doit escalader lorsque l’on est un étrange étranger. Lorsque l’on est Sisyphe. Daral Shaga dit tous les murs, toutes les frontières, depuis
toujours : le limes, le mur de
Berlin, le mur « de sécurité » construit par Israël, celui entre le
Mexique et les Etats-Unis… ceux qui séparent les nantis des métèques, des
barbares… Etranges étrangers. Ceux
qui parlent une autre langue. Nos frères. Ceux à qui la mise en scène nous
confronte lorsqu’ils frôlent les spectateurs. Oublier cette humanité, c’est
permettre le surgissement d’autres grilles, comme celles qui entouraient Auschwitz, si fortement
suggérées par les corps inertes plaqués contre la grande barrière érigée sur la
scène.
Dans
la beauté des lumières d’Emily Brassier, la confrontation dynamique des images
et des angles de vision, celle des paroles, des chants et de la musique, les formidables
artistes circassiens montrent la vitalité, le désir, de ceux qui avancent,
avancent, au risque de se tordre sur les chaînes et le fer (prouesses
magnifiques), de ceux qui escaladent sans cesse pour partir à l’assaut du monde
et qui en seront le sel. Daral Shaga, projet artistique global, est une réussite
esthétique et signifiante, qui dit le réfugié, l’exilé, dans toute son humanité
quand tant voudraient le faire apparaître comme d’abord suspect. Mais est-il
encore temps ?
29
septembre 2014.
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