mercredi 25 février 2015

Daral Shaga ou la beauté brûlante de la tragédie et de l’espoir des réfugiés, « sans-papiers » et autres exilés



Après la réussite émouvante d’Infundibulum, la Compagnie bruxelloise de cirque contemporain Feria Musica propose un oratorio d’une furieuse beauté inspiré par le parcours d’exilés-émigrés.

            Trois chanteurs ; trois musiciens : au piano, au violoncelle et à la clarinette, dialoguant fébrilement ; pour une partition entre jazz et expérimental, écrite par Kris Defoort. Un livret poétique mais plutôt minimaliste écrit par Laurent Gaudé, Prix Goncourt, comme on s’en souvient. Des artistes circassiens de haut niveau, époustouflants de force, d’agilité, de beauté. La création video si expressionniste de Giacinto Caponio. Et la direction artistique de Philippe de Coen, la mise en scène de Fabrice Murgia. C’est Daral Shaga est un oratorio, mais plus encore un univers artistique dans lequel plonge avec plaisir mais inquiétude le spectateur.
            Deux histoires qui s’entrecroisent, et bien plus : un émigré-immigré ayant fui son pays de sang et de pauvreté pour rejoindre un pays riche – y a-t-il survécu ? Y est-il mort écrasé en traversant une route et sa voix fantomatique nous accompagne-t-elle alors ? Une fille et son vieux père en fuite, en exil vers ce même Eden improbable et vers la liberté rêvée. Il a fallu se délester de tout, ne prendre que l’essentiel, après avoir regardé longuement les choses que l’on ne pouvait emporter pour en conserver la mémoire – ce bagage ultime des exilés. Il a fallu partir, comme tous les autres, les milliers, les millions d’autres. Marcher, porter, souffrir. Tenter de franchir tous les obstacles éprouvants. La mer, peut-être, comme dans le détroit de Gibraltar, ce grand cimetière vivant, où les gilets de sauvetage ne sauvent pas du pire. Beauté cruelle de corps mouvants dans l’émeraude liquide… Les chaînes, la grille, le mur, que l’on essaie de franchir, tout en sachant que certains ne passeront pas, parce qu’ils sont épuisés et qu’ils n’auront plus la force, comme ce père qui va demeurer là, et que sa fille regardera longtemps, comme les objets qu’elle n’a pas emportés, pour le conserver dans sa mémoire. Daral Shaga. Le vieil homme qui ne meurt pas Et veille sur ceux qui défient la barrière. » Les chaînes, la grille, le mur, auxquels on se blesse toujours, réels ou métaphoriques ; toutes les barrières que l’on doit escalader lorsque l’on est un étrange étranger. Lorsque l’on est Sisyphe. Daral Shaga dit tous les murs, toutes les frontières, depuis toujours : le limes, le mur de Berlin, le mur « de sécurité » construit par Israël, celui entre le Mexique et les Etats-Unis… ceux qui séparent les nantis des métèques, des barbares… Etranges étrangers. Ceux qui parlent une autre langue. Nos frères. Ceux à qui la mise en scène nous confronte lorsqu’ils frôlent les spectateurs. Oublier cette humanité, c’est permettre le surgissement d’autres grilles, comme celles qui entouraient Auschwitz, si fortement suggérées par les corps inertes plaqués contre la grande barrière érigée sur la scène.
            Dans la beauté des lumières d’Emily Brassier, la confrontation dynamique des images et des angles de vision, celle des paroles, des chants et de la musique, les formidables artistes circassiens montrent la vitalité, le désir, de ceux qui avancent, avancent, au risque de se tordre sur les chaînes et le fer (prouesses magnifiques), de ceux qui escaladent sans cesse pour partir à l’assaut du monde et qui en seront le sel. Daral Shaga, projet artistique global, est une réussite esthétique et signifiante, qui dit le réfugié, l’exilé, dans toute son humanité quand tant voudraient le faire apparaître comme d’abord suspect. Mais est-il encore temps ?

            29 septembre 2014.

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