Le
moins que l’on puisse dire, c’est qu’Eric Poindron n’a pas peigné la girafe en écrivant ce beau petit livre dense. Il a fait
œuvre utile car captivante et divertissante, érudite et fantaisiste, bien des
années après Marco Polo évoquant Zanzibar : « Ils ont encore une espèce
d’animal qu’ils appellent «gaffa » (girafe), qui a le col long de trois pas ;
il a les jambes de devant bien plus longues que celles de derrière ; il a la
tête petite, et il est de plusieurs couleurs et marqueté par le corps ; cet
animal est doux et ne fait de mal à personne. »
Dans L’ombre de la
girafe, l’écrivain-poète, la cinquantaine venue, cherche à retrouver son
grand-père (qui travaillait aux ateliers SNCF d’Epernay, « capitale du
champagne et des trains à vapeur »), son père, qui meurt, des repères et
ses pairs, qui, à travers les siècles, ont cru à la nécessité vitale des
voyages, réels ou imaginaires, tous ceux qui ont cherché une île inconnue.
Baudelaire l’avait écrit : « Pour l'enfant, amoureux de cartes et
d'estampes,/L'univers est égal à son vaste appétit./Ah ! que le monde est grand
à la clarté des lampes ! » Citation à compléter par celle que Poindron
fait de Gilles Lapouge : « Je crois que tous les hommes sont faits de
même. La première destination de leurs voyages est leur enfance. » Une
girafe, ça a quand-même plus de gueule qu’une madeleine, non ? L’enfance,
elle est ici partout présence, avec des parfums de cirque et de fête foraine,
avec le pépé Petit Cric qui brise des chaînes ou tord des barres de fer, ou les
girafes prévertiennes oubliées sur les bancs de l’école, avec le père qui
bricole une girafe avec des copains de son âge, et qui racontera plus tard à
son fils qu’ « il vivait, enfant, au milieu des girafes. » On l’aura
compris, l’animal – et tous les autres dont il est ici question – est un
prétexte, du latin praetexo, «border, broder, orner, prétexter ».
Prétexte à se souvenir des siens, prétexte à dire, aussi,
ce qu’est l’écriture : « ce peut être suivre des traces, chercher des
indices, en déposer à son tour (…) Tenir le stylo, c’est s’extasier puis
s’affranchir. » L’écrivain nous raconte ses journées ordinaires, dans le compagnonnage d’André Thevet, moine
franciscain, géographe de la Renaissance. Chez Eric Poindron, l’écriture est un
travail qui s’accompagne d’une passion : « je suis sans doute né sous
le signe de l’insolite, ascendant fétichiste. Il faut toujours que je
collectionne, que j’accumule, que je donne, que je troque. Et que
j’imagine. » Incroyable ! C’est de moi qu’il parle ! J’accueille
cette inespérée fraternité : « Je suis frère en Dieu de tout ce qui
vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme », écrit-il en
reprenant Flaubert.
A travers ce beau livre, on voyage avec la girafe offerte
par le pacha d’Egypte au roi Charles X, on se souvient de François d’Assise, on
part avec François Levaillant, explorateur et ornithologue mort en 1824, admiré
par Hector Berlioz, on se promène de la Champagne au Jardin des Plantes,
toujours en bonne compagnie, et l’on approche du bonheur. Et nous revenons au
point de départ, à dos de girafe, et à cette remarque nourrie par Borges :
« Nous oscillons en contretemps du chemin du père, de ses certitudes. Nos
souvenirs filent à vive allure et nous les observons, coincé au passage à
niveau. »
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