mardi 17 juillet 2018

Marc Bruimaud s'intéresse à Damiano


Depuis Penser la pornographie de Ruwen Ogien (P.U.F.), nous avons essayé d’apprendre (sans toujours y parvenir) à envisager la pornographie d’une manière différente, peut-être plus intellectuelle. De même, les travaux des historiens ont montré l’ancienneté de la chose – finalement qu’elle accompagne l’homme depuis l’origine. Sans remonter aussi loin, on avait beaucoup appris d’ Obscène Moyen Âge ? paru sous la direction de Nelly Labère, maître de conférences à l’Université Bordeaux Montaigne, chez Honoré Champion en 2015. Il y a cependant loin des phallus apotropaïques de Pompéi – des figures qui illustrent la fertilité, la capacité à donner la vie, à contrer les esprits malins, à éloigner le mauvais œil – aux séquences pornographiques en streaming de plus en plus regardés par les adolescents sur les tablettes et autres smartphones, ce qui a, selon Michel Reynaud, président du Fonds actions addictions, « des conséquences sur le développement des jeunes les plus vulnérables et les moins structurés psychologiquement", avec un "rapport peu adapté à la sexualité" et une "addiction" certaine.
C’est dans ce contexte que paraît chez Jacques Flament l’essai de l’écrivain et critique Marc Bruimaud, Gérard Damiano Les peaux la chair les nuits. Damiano ? Ah oui ! Deep throat, « Gorge profonde » (on comprend pourquoi…), qui fit scandale en 1972. J’avais dix ans mais, à un moment ou un autre, je me souviens de cela. Vedette, au destin tragique : Lynda Lovelace (Linda Susan Boreman), qui se présenta par la suite comme une victime (notamment de son mari Chuck Traynor) et devint une militante anti-pornographie acharnée : « Quand vous voyez le film Deep Throat, vous me voyez en plein viol »[1]. Pas de quoi éprouver la moindre sympathie pour le film et son réalisateur, donc. Il ne nous avait d’ailleurs pas frappé jusqu’à maintenant que la pornographie – dont la finalité semble avant tout promise au kleenex – était la meilleure voie vers l’émancipation féminine, quoiqu’en dise certaines « travailleuses du sexe » autoproclamées « féministes ». Mais, comme le dit le proverbe, tous les goûts sont dans la nature.
Néanmoins, Marc Bruimaud fait presque de Damiano un réalisateur de films d’art et d’essai, un égal ou presque d’Alfred Hitchcock (dont il reprend d’ailleurs la manie d’apparaître dans ses propres films), voire un philosophe sartrien. Incontestablement, le livre est fort bien écrit et extrêmement référencé (avec des notes de bas de page consistantes), avec l’impressionnante filmographie précisément documentée, une bibliographie complète, des illustrations, des extraits d’interviews – comme celui d’Hank Azaria, interprétant Damiano dans Lovelace (« Il voulait que ces films soient sincères et stimulants, alors il les a faits avec son cœur et son âme. »). Dans sa partie « Extension », Bruimaud affirme que Damiano « réunit sans nul doute tous les critères permettant de le qualifier d’auteur et de s’intéresser à la singularité constante de son inspiration. » Il semble cependant que Jean Tulard résume assez bien les choses dans son Dictionnaire du cinéma également cité par Bruimaud : « Si, au niveau des scénarios, ses films sont nettement au-dessus de la moyenne, force est de constater de reconnaître pourtant que le talent de cinéaste de Damiano est des plus minces. » Impression confirmée par le visionnage de certaines séquences disponibles sur le web, qui m’ont surtout parues très datées.
Cet ouvrage d’exégèse a le mérite d’exister pour les aficionados qui y trouveront largement leur compte. C’est un livre d’histoire à ranger sur les étagères consacrées à l’underground. Il est révélateur d’une époque et à ce titre c’est un témoignage intéressant qui pourrait aussi nourrir les travaux de chercheurs comme Corbin, Courtine, Vigarello lorsqu’ils font l’histoire du corps (Seuil), en ces temps où prolifèrent les corps virtuels et où il est plus que nécessaire de dire ce qu’est l’humain.                                                     


[1] MacKinnon, Catharine A., & Dworkin, Andrea, In Harm’s Way: The Pornography Civil Rights Hearings, Boston: Harvard University Press, 1987.

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