Depuis Penser la pornographie de Ruwen Ogien (P.U.F.), nous avons essayé
d’apprendre (sans toujours y parvenir) à envisager la pornographie d’une
manière différente, peut-être plus intellectuelle. De même, les travaux des
historiens ont montré l’ancienneté de la chose – finalement qu’elle accompagne
l’homme depuis l’origine. Sans remonter aussi loin, on avait beaucoup appris d’
Obscène Moyen Âge ? paru sous la
direction de Nelly Labère, maître de conférences à l’Université Bordeaux
Montaigne, chez Honoré Champion en 2015. Il y a cependant loin des phallus apotropaïques
de Pompéi – des figures qui illustrent la fertilité, la capacité à donner la
vie, à contrer les esprits malins, à éloigner le mauvais œil – aux séquences
pornographiques en streaming de plus en plus regardés par les adolescents sur
les tablettes et autres smartphones, ce qui a, selon Michel Reynaud, président
du Fonds actions addictions, « des conséquences sur le développement des
jeunes les plus vulnérables et les moins structurés psychologiquement",
avec un "rapport peu adapté à la sexualité" et une
"addiction" certaine.
C’est dans ce contexte que paraît
chez Jacques Flament l’essai de l’écrivain et critique Marc Bruimaud, Gérard Damiano Les peaux la chair les nuits.
Damiano ? Ah oui ! Deep throat,
« Gorge profonde » (on comprend pourquoi…), qui fit scandale en 1972.
J’avais dix ans mais, à un moment ou un autre, je me souviens de cela. Vedette,
au destin tragique : Lynda Lovelace (Linda Susan Boreman), qui se présenta
par la suite comme une victime (notamment de son mari Chuck Traynor) et devint
une militante anti-pornographie acharnée : « Quand vous voyez le film Deep
Throat, vous me voyez en plein viol »[1].
Pas de quoi éprouver la moindre sympathie pour le film et son réalisateur,
donc. Il ne nous avait d’ailleurs pas frappé jusqu’à maintenant que la
pornographie – dont la finalité semble avant tout promise au kleenex – était la
meilleure voie vers l’émancipation féminine, quoiqu’en dise certaines
« travailleuses du sexe » autoproclamées « féministes ». Mais,
comme le dit le proverbe, tous les goûts
sont dans la nature.
Néanmoins, Marc Bruimaud fait presque
de Damiano un réalisateur de films d’art et d’essai, un égal ou presque d’Alfred
Hitchcock (dont il reprend d’ailleurs la manie d’apparaître dans ses propres
films), voire un philosophe sartrien. Incontestablement, le livre est fort bien
écrit et extrêmement référencé (avec des notes de bas de page consistantes),
avec l’impressionnante filmographie précisément documentée, une bibliographie
complète, des illustrations, des extraits d’interviews – comme celui d’Hank
Azaria, interprétant Damiano dans Lovelace
(« Il voulait que ces films soient sincères et stimulants, alors il les a
faits avec son cœur et son âme. »). Dans sa partie
« Extension », Bruimaud affirme que Damiano « réunit sans nul
doute tous les critères permettant de le qualifier d’auteur et de s’intéresser à la singularité constante de son
inspiration. » Il semble cependant que Jean Tulard résume assez bien les
choses dans son Dictionnaire du cinéma également
cité par Bruimaud : « Si, au niveau des scénarios, ses films sont
nettement au-dessus de la moyenne, force est de constater de reconnaître
pourtant que le talent de cinéaste de Damiano est des plus minces. » Impression
confirmée par le visionnage de certaines séquences disponibles sur le web, qui
m’ont surtout parues très datées.
Cet ouvrage d’exégèse a le mérite d’exister pour les aficionados qui y trouveront largement
leur compte. C’est un livre d’histoire à ranger sur les étagères consacrées à
l’underground. Il est révélateur d’une époque et à ce titre c’est un témoignage
intéressant qui pourrait aussi nourrir les travaux de chercheurs comme Corbin,
Courtine, Vigarello lorsqu’ils font l’histoire du corps (Seuil), en ces temps
où prolifèrent les corps virtuels et où il est plus que nécessaire de dire ce
qu’est l’humain.
[1] MacKinnon,
Catharine A., & Dworkin, Andrea, In Harm’s Way: The Pornography Civil
Rights Hearings, Boston: Harvard University Press, 1987.
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