Quelques archives - écrits critiques de Laurent Bourdelas, historien, écrivain et critique, spécialiste de l'histoire culturelle. Reproduction/citation interdite sans autorisation.
vendredi 6 novembre 2015
vendredi 16 octobre 2015
La tunique noire de l’âme, de Marie-Noëlle Agniau (La Porte, 215 rue Moïse Bodhuin, 02000 Laon, 2015)
En exergue du nouveau recueil de
Marie-Noëlle Agniau, une citation d’Eschyle qui donne son titre au recueil :
« La tunique noire de l’âme est déchirée d’effroi. » Elle est
extraite de sa tragédie Les Perses (dont l’armée a été anéantie par
les Grecs à Salamine). Il est donc question ici de sombre et de peur, comme
chez le tragédien où règnent les ténèbres (ἐπεὶ δὲ φέγγος ἡλίου κατέφθιτο). La
poète – helléniste – emprunte donc aux antiques poètes pour créer un chant de
conjuration :
« Issue à la détresse ! Issue à la détresse ! Ce que l’on
cherche est issue à la détresse d’un cœur arrêté dans l’immonde. »
Mais quelle est l’origine de
cette détresse, qui s’exprime ici de façon multiple, puisqu’il est question de
cauchemars, de vieillissement et de corps qui s’en va, de mort, de prison, de
douleur, de suaire et de spectres, de blessé par balles, de tricherie, de
plaies du corps, du Néant, de piège à bêtes, de froid, de miettes, de poussière
et de moisissures, de guerre, de la chair et du sang autour de la cible, de
trou noir, de « la furie du soldat Bachar al-Assad » ? A-t-elle-même
une origine ? Quelle est la faille, la perte ? Y a-t-il une issue à
être ? Tout le mystère et la désolation, ne serait-ce pas l’humain ?
Il est question d’os, aussi, de
maxillaires, de colonne, armature toujours fragile de l’homme. Qu’écrivait
Zola, déjà ? « Quand on s'aime dans le crime, on doit s'aimer d'une
passion dont les os craquent. » Mais de quel(s) crime(s) s’agit-il ici ?
De quels morts la poète se fait-elle la comptable, depuis « le chien (qui)
veut mourir,/Tout seul dans la nuit. » jusqu’aux enfants tués par les
sbires du dictateur syrien ?
Face à ce sombre, la narratrice
se dit « bête indestructible ». Et reprend l’antienne séculaire :
« Nous sommes de ceux qui attendent.
Nous sommes de ceux qui appellent. »
De profundis clamavi ad te, Domine (« Des profondeurs, je
criai vers Toi, Seigneur »), le Psaume
130, qui a tant inspiré. Il y a d’ailleurs bien des correspondances entre
le poème de Charles Baudelaire et le recueil de Marie-Noëlle Agniau, au « fond
du gouffre obscur où mon cœur est tombé. » Rien de ce qui fut sollicité ne
semble avoir donné de réponse – pas plus les livres que les machines ou que
toute une vie. N’y aurait-il donc que le silence face à la plainte ?
Et puis il est question de ce livre
qui attend et qui ne fut pas écrit. Quel est-il ? Est-ce une œuvre de la
poète ? Une impossibilité à dire ? Cette poésie, comme exorcisme à ce
silence ? « Les mots lancés comme des mondes qui ne se répètent pas. »
Oui, la poésie, gage d’immortalité car « si ton récit est détruit, qu’est-ce
qu’il y a ? ».
Et puis cette « terre d’Elée ».
Ce retour – encore – aux origines, à la terre d’Italie, à la philosophie (qu’enseigne
Marie-Noëlle Agniau). Nous sommes dans les parages de Parménide et de Zénon.
Une poésie ontologique, pourrait-on dire : « Je, été. » Chercher
à dire, chercher à être, chercher à dire l’être. Cette poésie pour révéler la
bête énorme, celle qui sent et qui renifle – une autre façon de se dire. Une
poésie profonde et belle.
Et toujours, chez Marie-Noëlle
Agniau, les enfants. Celui qui a disparu et qui la hante, le frère et son
suaire ou la tragédie initiale (« la tunique noire de l’âme »,
peut-être) ; et les autres, bien vivants, avec leur cœur : « ça,
c’est poussière de fée. » Les jeux. La musique. L’épuisette. La balle et
tout le reste, dans le jardin, « le vert désordre ». La vie.
Et si finalement, de manière incongrue
et grâce à la poésie, l’apaisement et le bonheur l’emportaient, au moins le
temps d’un été ? « L’air est doux », c’est la chanson finale. L’issue
à la détresse.
16 octobre 2015.
dimanche 20 septembre 2015
AMzer ou les saisons d’Alan Stivell
Le chanteur et musicien
breton sort un nouvel album apaisé chez World Village, comme toujours fidèle à
la poésie et à la pointe de la modernité musicale
Par Laurent Bourdelas[1]
J’ai déjà
écrit qu’Alan Stivell était un homme de cohérence et de fidélité(s) : à la
Bretagne, bien sûr, à la harpe celtique depuis l’enfance – lorsque son père
Georges Cochevelou la réinventa -, à la musique celtique, mais aussi à la
poésie (depuis au moins Trema’n Inis),
à la recherche et à l’innovation constante, du folk au rock progressif et à
l’électronique. Et puis Stivell fut l’un des précurseurs de la world music,
notamment avec sa « Symphonie celtique » puis avec l’album 1 douar (« une terre ») – dont
Youssou N’Dour disait encore l’été 2015 combien il avait compté pour lui qui y
chantait. Car l’une des autres constantes du musicien breton est de savoir,
depuis le début, s’entourer de chanteurs et musiciens de qualité – et même de
donner leur chance à certain(e)s.
Ce nouvel
album entremêle ces diverses constantes avec virtuosité et à-propos. Jadis, les
navires de la Compagnie des Indes quittaient le port de Lorient et voguaient
durant des mois vers les comptoirs d’Asie : côtes indiennes, Chine ou
Japon. Les liens sont donc anciens entre Bretagne et Pays du Soleil levant… Stivell
les retisse ici en adaptant les haïkus de (Kobayashi) Issa (auteur romantique
du 19ème siècle), Yosa Buson (artiste-peintre, maître du poème
classique, vivant au 18ème siècle) et Matsuo Bashô (l’un des maîtres
au 17ème siècle du poème classique, subtil et lyrique), en associant
langues nippone et bretonne, « pour dire le printemps qui vient et celui
qui s’en va », mais aussi voix masculine et voix féminines, et encore
langues française et anglaise. Ces
sonorités particulières de la langue et de la poésie japonaises, accompagnées
par la flûte japonaise (shakuhachi) de Véronique Piron, donnent à tout l’album
une indéniable coloration zen : après tant d’années de musique, de
tournées, de combats, voici venu le temps de l’apaisement. AMzer où le temps qui passe, les saisons qui se succèdent :
celles qui rythment l’année, celles qui ponctuent la vie. Normal, lorsqu’on est
né en 1944 de songer à se retourner sur le temps écoulé, de se demander What Could I Do ?, dans un blues
beckettien inspiré par l’absurdité de l’existence. Et malgré les échecs, les
blessures ou les pertes des « mois noirs » - Purple moon pour dire la séparation amoureuse ou la mort, dans le
balancement lui aussi japonisant des bambous où se frôlent les ailes d’oiseaux –,
ou peut-être grâce à eux, Alan Stivell comprend, après et avec d’autres, que le
bonheur tient aussi à des « petites » choses, ce que l’on appelle
parfois des épiphanies et que procure souvent la contemplation de la
nature : Au plus près des limites –
je marcherai est l’adaptation d’un poème de Bruno Geneste qui transforme
une promenade littorale estivale en méditation quasi métaphysique, entre
maritime et minéral ; le magnifique Postscript
(l’un des meilleurs moments du disque) où le merveilleux poète irlandais
Séamus Heaney, prix Nobel de littérature, dit la beauté émouvante des côtes du comté de
Clare en automne, là où les falaises plongent dans la mer, gardées par des
tours médiévales et des vestiges plus anciens encore. Où il dit aussi la
condition humaine : « You are
neither here or not there,/A hurry through wich know and strange things pass »[2].
Il ne s’agit pourtant pas d’angélisme ou d’oubli complet du monde, dont un
manteau de pétales de fleurs de cerisiers ne saurait dissimuler tout à fait la
noirceur. Stivell se laisse donc gagner par la sérénité, avec Halage où il admire l’envol cendré des
hérons (on l’imagine volontiers longeant par exemple le canal de Nantes à
Brest) et aspire au retour du printemps – aube du monde, jeunesse, fontaine de
jouvence comme à Brocéliande, dont il chanta jadis les eaux miraculeuses – :
New’AMzer – Spring (poème d’éveil des
sens écrit par Kentin Bleuzen alors élève du collège Diwan de Quimper où
chantent la harpe et les oiseaux) ; Echu
ar GoANv ? – Till Spring ? où la harpe acoustique cordée métal (conçue
par Stivell et Vincenzo Zitello) conclue joliment toutes les impressions
ressenties en écoutant l’album.
Fidèle à la
démarche artistique de respect de l’inspiration « traditionnelle »
bretonne et celtique revivifiée par l’innovation musicale et technique, Stivell
fait ici appel à deux « sound designers » de grande qualité :
David Millemann (par ailleurs guitariste sur l’album) et Nicolas Pougnand. Le
travail de préparation a duré trois années environ, sans doute commencé dans le
beau home studio dans la maison près
de Rennes, où se côtoient toutes les belles harpes jouées depuis l’enfance, poursuivi
au studio Tillaut (Chevaigné, Bretagne), à La Licorne Rouge (Rennes) et à
Translab (Paris). Le résultat est tout à fait exceptionnel, parfois presque « radical ».
Si, toujours, la harpe domine et conduit – dont la dernière en date, dessinée
par Stivell, élaborée par Tom Marceau en 2013-2014, avec le précieux concours
du pool mécanique de l’Université Rennes-Beaulieu 1 –, la création
électronique, très contemporaine (au sens, souvent, d’art contemporain), très à
la pointe, va loin. C’est par exemple le cas avec KAla-GoANv – Calendes d’hiver, moment mystérieux et inquiétant où
se mélangent sons, musiques et voix retravaillés jusqu’à une forme radicale d’expérimental.
Idem avec KErzu – December, ses
bruits, ses enregistrements diffusés à l’envers, ses parasites, ses étranges
impressions mais aussi ses réminiscences, comme la bande originale complexe d’une
œuvre et d’une vie. Sans oublier les allusions sonores à un univers de
science-fiction depuis longtemps cher à l’artiste. Sous des aspects en
apparence plus main street, la
musique de Purple moon – entêtante –,
associe subtilement les glissements sur la harpe, la modification de la voix
(qui devient celle d’un chaman ou d’une créature possible de l’au-delà), les
résonances. Enfin, comme toujours, Alan Stivell fait appel à de superbes voix
féminines pour accompagner ses compositions et son propre chant : les
Japonaises Toshiko Dhotel ou Maliko Oka – Other
Times – AmZErioù all est une création qui accompagne longtemps celui qui l’a
écoutée, entre contemporain et traditionnel japonais, ouvrant sur la suivante,
tout aussi réussie : Matin de
printemps – Kesa no haru ; Grainne O’Malley, voix irlandaise toute en
clarté de Postcript.
Ecouter
cette œuvre aboutie et réussie, c’est entrer dans l’« eau calme » -
celle dont le son discret et apaisant accompagne ceux qui méditent dans la
beauté des jardins zen.
jeudi 27 août 2015
Alan Stivell ou la recherche créative permanente
Le 22 septembre, sortie chez World Village (Harmonia Mundi)du 24ème
album du chanteur et musicien breton qui, tout en demeurant fidèle à
l’inspiration celtique d’origine, n’hésite pas, comme il l’a fait tout au long
de sa carrière, à explorer l’électro et l’expérimental.
Amzer (seasons) est donc le nouveau disque d’Alan Stivell, chanteur
et musicien – fils de Jord Cochevelou, « réinventeur » de la harpe
celtique – très largement à l’origine de la « vague bretonne »
des années 70, qui n’a cessé depuis de créer et d’innover, au lieu de se
contenter d’un « fond de commerce » qui lui aurait assuré des
dizaines de milliers, des millions de fans à travers le monde. Un succès remis
au goût du jour il y a peu par le succès de l’album Bretonne de Nolwenn Leroy. Peut-être certains, dans l’Hexagone, en
sont-ils restés à Tri martolod ou à
quelques autres des airs qui enchantèrent l’Olympia en 1972, à l’occasion d’un
concert mythique (dont l’anniversaire fut dignement célébré en 2012). Ce serait
méconnaître l’œuvre et les engagements de Stivell.
Il faut d’abord rappeler qu’il
s’agit d’un harper d’exception, popularisant la telenn (la harpe celtique dont il est tombé amoureux enfant) à
travers le monde, suscitant par là-même des vocations de luthiers, de musiciens
(pas des moindres ! Cécile Corbel, par exemple, devenue star au Japon) et
d’enseignants, de la Bretagne
aux Etats-Unis. Des albums comme Renaissance
de la harpe celtique, Harpes du Nouvel Âge ou Au-delà des mots y ont largement contribué, et la recherche
constante de perfectionnement, d’amélioration (jusqu’au design) de
l’instrument. Ainsi, dans le nouvel album, utilise-t-il une harpe qu’il a dessinée
et que Tom Marceau a élaborée et réalisée en 2013-2014, les mécaniques uniques
étant l’œuvre du Pool mécanique de l’université Rennes-Beaulieu 1.
Il faut dire aussi que ce
créateur et musicien est, depuis toujours, en recherche constante : il
s’est agi, tout en s’inspirant des musiques celtiques
« traditionnelles », d’explorer les nouveaux champs musicaux, au fil
du temps : folk (l’époque des « hootenannies » de Lionel
Rocheman au Centre américain à Montparnasse), rock progressif, pop, electro. Stivell
n’a pas craint de mêler harmonieusement la bombarde, le biniou, au violoncelle,
à la guitare électrique ou au synthé et aux diverses machines électroniques.
« J’aime faire croire à tout autre chose qu’une harpe : sons de basse
acoustique, sons de guitares électriques ; mais, aussi, d’autres totalement
expérimentaux et déformés », déclare-t-il. Au risque de dérouter certains
fans de la première heure. On ne doit pas oublier non plus qu’il fut l’un des
précurseurs de la « world music », avec son album Tir na nog (symphonie celtique), ou avec
1 Douar, Une terre, avec notamment
Khaled et Youssou ’N Dour. Pas étonnant que de nombreux artistes de renom aient
chanté ou joué avec lui, Jim Kerr, de Simple Minds, Shane Mc Gowan, des Pogues,
Kate Bush, Laurent Voulzy et tant d’autres.
Stivell a, depuis l’origine,
entrepris un compagnonnage avec les poètes – on se souvient de l’album Trema’n Inis avec diverses adaptations
dont celle de Hommes liges des talus en
transes de Paol Keineg. Il le poursuit sur Amzer avec divers poètes contemporains, dont le grand poète irlandais
Séamus Heaney, mais aussi des maîtres du haïku japonais : Kobayashi Issa,
Yosa Buson, Matsuo Bashô.
Le chanteur, né en 1944, a été le fer de lance
de la culture bretonne, il a contribué à faire évoluer le mouvement breton vers
la gauche et l’écologie – lui qui a participé à Mai 68 et aux grandes luttes
contre le camp militaire du Larzac, contre le nucléaire et a même soutenu Libération à ses débuts. Il a largement
participé au succès du Festival interceltique de Lorient et à la notion,
justement, de « musique celtique ». S’est battu pour la
reconnaissance et l’enseignement de la langue bretonne, pour un statut
particulier de la Bretagne
au sein de l’Europe, et pour la « réunification » de celle-ci -
Pétain et les Allemands en ayant abusivement séparé la Loire-Atlantique
et Nantes, capitale historique, en 1941. Demande malheureusement ignorée lors
de la récente réforme territoriale hollandaise. Mais avec le nouvel album, plus
contemplatif, Alan Stivell aspire au zen, à la sérénité, aux bonheurs simples
et quotidiens, même si un manteau de fleurs ne saurait tout à fait dissimuler
la souffrance du Monde, même si le chanteur, lecteur de Beckett, a conscience
de l’absurdité toujours possible de l’existence. Mais vue de l’extérieur, la
sienne est au contraire très cohérente, depuis que, très jeune, il décida de
renouveler la musique bretonne et de la rendre populaire aussi bien en Bretagne
qu’en France et dans le monde.
dimanche 26 juillet 2015
Hélium à Vicq-sur-Breuilh
Le 23 juillet, la Compagnie de Thomas Visonneau était l'invitée du Musée et des Jardins Cécile Sabourdy à Vicq-sur-Breuilh, où elle proposait Helium, une déambulation théâtralisée mettant en scène deux personnages, Monsieur Linden, sujet aux idées noires (interprété par Edouard Bonnet), et l'optimiste Archie Smith (Frederic Périgaud). Un spectacle essentiellement mimé, les deux comédiens utilisant au mieux les aspérités du terrain, l'espace champêtre, des gradins, une échelle, la cour du musée (où trône une sculpture contemporaine verte particulièrement laide sur une fontaine - "contemporain", te dis-je!). Des stations ponctuées par de la musique et quelques considérations enregistrées sur le fait que ces deux-là, nous les croisons tous les jours et que nous sommes l'un et l'autre au fil de notre existence.
Finalement, l'histoire s'accommode bien de la thématique naïve des expositions proposées en ces lieux. Les deux comédiens s'opposent et se rejoignent, accompagnés de ballons noirs pour l'un et colorés pour l'autre, et les scènes qui se succèdent finissent par inventer un univers onirique nourrissant l'imaginaire des enfants nombreux à assister à la promenade et rappelant aux adultes qui les accompagnent qu'ils eurent un jour cette capacité perpétuelle d'émerveillement. La petite taille du comédien jouant Archie Smith nous le fait voir comme un lutin facétieux et souriant finissant par contaminer le triste M. Linden par sa bonne humeur et même à lui redonner le goût de la parole.
Il faut prendre ce spectacle pour ce qu'il est: une création réalisée d'abord avec les élèves de 5ème d'un atelier-théâtre, simple et léger comme les ballons gonflés à l'hélium, qui s'envolent haut dans le ciel. On pourrait rêver de s'y accrocher, comme Mary Poppins à son parapluie.
jeudi 7 mai 2015
Des nouvelles de l’écrivain Marc Bruimaud
Marc Bruimaud est né le 17
décembre 1958 à Vierzon. Doit-on alors le ranger parmi les écrivains berrichons,
comme Sylvie Germain, Christine Angot, née à Chateauroux (« J’ai
toujours voulu en partir, je ne comprenais pas les filles de mon âge qui
voulaient y rester »), ou
même Jean-Christophe Rufin ? Y a-t-il un déterminisme des bords de
l'Yèvre, du Cher, du Barangeon, de l'Arnon et du canal de Berry ?
S’ennuie-t-on tant à Vierzon (comme l’a suggéré Jacques Brel, finalement, quand
le petit Marc avait dix ans) ou à Châteauroux (où il a passé son enfance) que
l’on emmagasine assez de cet ennui pour en faire de la matière à
écriture ? Ou bien est-ce autre chose, une blessure initiale, d’enfance, comme
le laisse supposer Mon père, un texte de Marc Bruimaud paru dans la
revue Métèque (n°2, avril 2015) ? Un univers familial prolétaire,
sans doute, cheminot – mais un drôle de cheminot qui n’aimait pas les
communistes et aurait voulu être légionnaire. Raciste, semble-t-il, misogyne, homophobe,
traitant sa femme « comme une chienne », tout encombré de son fils.
Fêlure. « Mon père se trouvait plus jeune que la moyenne. À la fin,
il avait l’air d’un vieux déchet. »
Ne doit-on pas dire que Marc Bruimaud est un
auteur installé à Limoges depuis un certain temps (le collège), où il a œuvré à
l’animation du regretté Centre international de documentation, de recherche et
d’édition (CIDRE) Raymond-Queneau (auteur auquel il a consacré divers
ouvrages), qu’il est aussi critique, qu’il intervient dans le domaine de l’art
contemporain, qu’il est passionné de cinéma et l’a pratiqué comme réalisateur,
acteur ou scénariste… qu’il a écrit quelques supercheries littéraires sous le
pseudonyme de Guy (ou Guylaine) Misty. Qu’on remarque sa silhouette imposante
quand il arpente les rues de Limoges (où il enseigna) et que l’on s’amuse de
son franc-parler qui fait du bien en ces temps où les bobos parlent à outrance
le politiquement correct.
Les éditions Jacques Flament publient dans
leur collection « Côté court Littérature » un petit livre de Marc
Bruimaud, à couverture noire, d’une cinquantaine de pages, une nouvelle si l’on
veut, intitulé : Makolet. Une histoire dont le narrateur n’est pas
forcément celui que l’on croit, du moins au début. Un texte qu’on lit d’une
traite et dont la critique aurait peut-être pu s’appeler « le freak, c’est
chic ». Après tout, dans La monstrueuse parade (Freaks), Tod
Browning mettait en scène, en 1932, un nain amoureux d’une belle trapéziste,
Cléopâtre. Bruimaud, lui, raconte l’histoire tragique d’un nain, lui-même
fasciné par la trajectoire d’un autre nain mondialement célèbre : l’acteur
français Hervé Villechaize, bien connu des cinéphiles pour ses rôles dans L’homme
au pistolet d’or ou L’île fantastique. Le narrateur ne le cite pas,
mais on le reconnaît très vite. Surtout à sa mort : un suicide par balle
après avoir regardé Le Magicien d’Oz (une histoire d’orpheline apeurée,
vous vous souvenez ?). C’est sa compagne, la rousse et pulpeuse Kathy
Self, qui le trouva baignant dans son sang. Cette mort surprend le
narrateur : Hervé avait tout pour être heureux et imposer le respect aux
autres. Oui, mais il était nain.
Il y
a un autre acteur disparu dans le livre : celui qui lui donne son titre.
Macaulay Culkin, qui joua dans Maman j’ai raté l’avion (1990). Un gamin
malheureux dont les parents voulaient récupérer l’argent. Dont la sœur Dakota
est plus tard morte écrasée par un chauffard, à Los Angeles. Et dont une rumeur
persistante a annoncé la mort à New York. Peu importe qu’elle soit fausse, elle
parle d’un gosse malheureux. Comme celui dont il est question dans Makolet :
un enfant abandonné par sa mère parce qu’il était nain, un orphelin chez les
Sœurs : « à un moment de leur vie, on a pas voulu d’eux. Ca, ça
dépasse tout le reste. » Un enfant très seul et différent. Qui souffre en
permanence.
Et, plus tard, un jeune, un adulte, frustré
sentimentalement et sexuellement. Que Sarah, la jeune fille qui lui fait la
charité de ses visites, ne peut contenter, pas plus que la femme qui tient le
sex shop où il se rend parfois. Alors, il devient acteur porno chez Marc
Dorcel, ce qui lui permet d’éprouver du plaisir, mais aussi de finir par croire
que les actrices qui doivent jouer avec lui pour permettre la réalisation de
films bizarres l’aiment vraiment. La désillusion vient de Rita, qui lui fait
éprouver avec violence combien elle le méprise…
Raconter la suite du livre de Marc Bruimaud serait priver le lecteur du
plaisir du suspens de sa lecture. Mais il y est question d’un autre garçon
triste, parce que loin de ses Antilles : Désiré. Avec qui le nain se lie à
la vie, à la mort. L’intérêt de ce livre est multiple, c’est presque une
prouesse en si peu de pages : intrigue originale, style agréablement
cinématographique, moments « pornographiques », polar… Et il s’agit
aussi d’un ouvrage qui aborde la question de l’écriture – qui écrit, comment,
pourquoi ? On en revient au début de ces lignes. A la fêlure de l’enfance,
précise dans Makolet comme dans le texte Mon père. Celle qui
nourrit, depuis toujours, bon nombre d’écritures. « Mon père disait
aussi : « Si t’arrêtes pas, je
vais te foutre DÉ-HORS ».
7 mai 2015.
Jacques Flament Editions, 44 rue Principale, 08380 La Neuville aux Joûtes. 4,50 euros.
samedi 21 mars 2015
Marie-Noëlle Agniau, Le pays d’étincelles (Collection « Poésie en voyage », Editions La Porte, 2014)
(c) L. Bourdelas
Depuis
longtemps, Marie-Noëlle Agniau fait des étincelles
en poésie, au sens premier de ce mot : « parcelle incandescente qui
se détache d’un corps en ignition ou qui jaillit au contact, sous le choc de
deux corps. » On le sait depuis Rimbaud et d’autres, le corps du poète –
au sens aussi du corps du roi – est en combustion, toujours prêt à s’enflammer
(« je suis le fou sans dire pourquoi et passe le feu depuis l’enclos. »).
Et comme Charles Baudelaire écrivait du souvenir du « vert paradis des
amours enfantines » qu’il était le lieu de genèse du poème, la poète place
en exergue de son recueil une citation de Tristan Corbière : « il
fait noir, enfant, voleur d’étincelles. » (thème filé tout au long du
recueil aux pages cousues). Comme l’enfant, le poète est celui qui demeure le
voleur d’étincelles au milieu du monde obscur, dans les ténèbres où la fêlure
est possible : « Et toujours quelque part, dans un coin très clair,
le poème : pays d’étincelles. » Même si la nuit elle-même peut être
révélatrice (« La nuit tout en haut me dit que c’est clair. »).
A l’origine de
cette poésie, ceux qui la lisent depuis le début savent qu’il y a une
perte : « tout le petit frère dans un tombeau » - une enfance
disparue qui ne put faire d’étincelles. Et que le travail d’écriture de
Marie-Noëlle Agniau, par-delà la mort (elle est une Antigone qui offre une
sépulture à son frère, mais comme Sisyphe aussi, elle ne cesse d’accomplir ce
sacerdoce), est de ré-enchanter le monde (de le sortir du « coma »),
pourtant si abîmé, par le démon, la bête obscure, la peur, la douleur, et
toutes les guerres, celle de 14 (« Un obus. Des enfants. Un obus. Des
obus. ») jusqu’à celles de Mésopotamie (hier et aujourd’hui). C’est une
affaire de langage et, dans cette poésie, un travail pour s’approprier
approximative syntaxe et mots enfantins, et les mêler à une écriture poétique
belle et affirmée. Et les télescopages paradoxaux sont constitutifs de cette
poésie : « Baston : Roudoudou a mangé Saturne. » Marie-Noëlle
Agniau dit à la fois l’enfance de ses propres enfants et en même temps imagine celle
du frère disparu (lui insufflant ainsi la vie). L’enfance universelle (celle du
« cancre bleu » prévertien et rimbaldien) comme une sorte de possible
innocence, de fragilité magique, de possibilité du rêve, lorsque « le réel
est l’intrus ou n’est pas. » - ce qui explique sans doute aussi la
convocation de bêtes merveilleuses comme les licornes. Oui, ce travail est bien celui de tenter de
dire l’enfance - « une petite fille au bord de la route :
étrange, quel est son nom ? » - l’étrange énigme qui nous accompagne.
Les petits
faits (en apparence), les mots de cette enfance (« les mots que tu
choisis ») qui ont la saveur de la grenadine, et le regard porté sur elle,
nourrissent une poésie puissamment évocatrice : « Un escargot tisse
sa toile dans la lessive » - simple en apparence seulement. Une poésie,
également, particulièrement musicale : « cellules, cellules, cervelle
d’enfant, chasse les cellules, poissons volants. », qui se rattache à la
tradition millénaire de la poésie dite ou
chantée, d’Homère et des troubadours à la poésie « sonore » - et l’on
sait que Marie-Noëlle Agniau excelle dans cet exercice. Avec toutes les petites
choses qui n’ont l’air de rien (souffle, puce, poussière, jeu des mouches,
brindilles, atomes, vide, grain, pollen, fils d’or, herbes, pinson, lunules,
épingle, coccinelle, etc.), demeure une poésie qui va à l’essentiel du Verbe,
du Monde et de l’Homme (« C’est toi ! ») et qui, même si les
« lettres s’effacent/écrites comme en braille », est peut-être la
seule chose qui importe vraiment et que l’auteur s’obstine à faire vivre dans
son œuvre depuis le début cohérente (« écho écho un petit carnet dans
chaque phrase »), car celle-ci « est immense et commence/à peine à
parler… », ce qui nous promet d’autres beaux moments de lecture.
mercredi 25 février 2015
Daral Shaga ou la beauté brûlante de la tragédie et de l’espoir des réfugiés, « sans-papiers » et autres exilés
Après la réussite émouvante d’Infundibulum,
la Compagnie
bruxelloise de cirque contemporain Feria Musica propose un oratorio d’une
furieuse beauté inspiré par le parcours d’exilés-émigrés.
Trois
chanteurs ; trois musiciens : au piano, au violoncelle et à la
clarinette, dialoguant fébrilement ; pour une partition entre jazz et
expérimental, écrite par Kris Defoort. Un livret poétique mais plutôt
minimaliste écrit par Laurent Gaudé, Prix Goncourt, comme on s’en souvient. Des
artistes circassiens de haut niveau, époustouflants de force, d’agilité, de
beauté. La création video si expressionniste
de Giacinto Caponio. Et la direction artistique de Philippe de Coen, la mise en
scène de Fabrice Murgia. C’est Daral
Shaga est un oratorio, mais plus encore un univers artistique dans lequel
plonge avec plaisir mais inquiétude le spectateur.
Deux
histoires qui s’entrecroisent, et bien plus : un émigré-immigré ayant fui
son pays de sang et de pauvreté pour rejoindre un pays riche – y a-t-il
survécu ? Y est-il mort écrasé en traversant une route et sa voix
fantomatique nous accompagne-t-elle alors ? Une fille et son vieux père en
fuite, en exil vers ce même Eden improbable et vers la liberté rêvée. Il a
fallu se délester de tout, ne prendre que l’essentiel, après avoir regardé
longuement les choses que l’on ne pouvait emporter pour en conserver la mémoire
– ce bagage ultime des exilés. Il a fallu partir, comme tous les autres, les
milliers, les millions d’autres. Marcher, porter, souffrir. Tenter de franchir
tous les obstacles éprouvants. La mer, peut-être, comme dans le détroit de
Gibraltar, ce grand cimetière vivant, où les gilets de sauvetage ne sauvent pas
du pire. Beauté cruelle de corps mouvants dans l’émeraude liquide… Les chaînes,
la grille, le mur, que l’on essaie de franchir, tout en sachant que certains ne
passeront pas, parce qu’ils sont épuisés et qu’ils n’auront plus la force,
comme ce père qui va demeurer là, et que sa fille regardera longtemps, comme
les objets qu’elle n’a pas emportés, pour le conserver dans sa mémoire. Daral Shaga. Le vieil homme qui ne meurt pas
Et veille sur ceux qui défient la barrière. » Les chaînes, la grille,
le mur, auxquels on se blesse toujours, réels ou métaphoriques ; toutes
les barrières que l’on doit escalader lorsque l’on est un étrange étranger. Lorsque l’on est Sisyphe. Daral Shaga dit tous les murs, toutes les frontières, depuis
toujours : le limes, le mur de
Berlin, le mur « de sécurité » construit par Israël, celui entre le
Mexique et les Etats-Unis… ceux qui séparent les nantis des métèques, des
barbares… Etranges étrangers. Ceux
qui parlent une autre langue. Nos frères. Ceux à qui la mise en scène nous
confronte lorsqu’ils frôlent les spectateurs. Oublier cette humanité, c’est
permettre le surgissement d’autres grilles, comme celles qui entouraient Auschwitz, si fortement
suggérées par les corps inertes plaqués contre la grande barrière érigée sur la
scène.
Dans
la beauté des lumières d’Emily Brassier, la confrontation dynamique des images
et des angles de vision, celle des paroles, des chants et de la musique, les formidables
artistes circassiens montrent la vitalité, le désir, de ceux qui avancent,
avancent, au risque de se tordre sur les chaînes et le fer (prouesses
magnifiques), de ceux qui escaladent sans cesse pour partir à l’assaut du monde
et qui en seront le sel. Daral Shaga, projet artistique global, est une réussite
esthétique et signifiante, qui dit le réfugié, l’exilé, dans toute son humanité
quand tant voudraient le faire apparaître comme d’abord suspect. Mais est-il
encore temps ?
29
septembre 2014.
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