Le chanteur et musicien
breton sort un nouvel album apaisé chez World Village, comme toujours fidèle à
la poésie et à la pointe de la modernité musicale
Par Laurent Bourdelas[1]
J’ai déjà
écrit qu’Alan Stivell était un homme de cohérence et de fidélité(s) : à la
Bretagne, bien sûr, à la harpe celtique depuis l’enfance – lorsque son père
Georges Cochevelou la réinventa -, à la musique celtique, mais aussi à la
poésie (depuis au moins Trema’n Inis),
à la recherche et à l’innovation constante, du folk au rock progressif et à
l’électronique. Et puis Stivell fut l’un des précurseurs de la world music,
notamment avec sa « Symphonie celtique » puis avec l’album 1 douar (« une terre ») – dont
Youssou N’Dour disait encore l’été 2015 combien il avait compté pour lui qui y
chantait. Car l’une des autres constantes du musicien breton est de savoir,
depuis le début, s’entourer de chanteurs et musiciens de qualité – et même de
donner leur chance à certain(e)s.
Ce nouvel
album entremêle ces diverses constantes avec virtuosité et à-propos. Jadis, les
navires de la Compagnie des Indes quittaient le port de Lorient et voguaient
durant des mois vers les comptoirs d’Asie : côtes indiennes, Chine ou
Japon. Les liens sont donc anciens entre Bretagne et Pays du Soleil levant… Stivell
les retisse ici en adaptant les haïkus de (Kobayashi) Issa (auteur romantique
du 19ème siècle), Yosa Buson (artiste-peintre, maître du poème
classique, vivant au 18ème siècle) et Matsuo Bashô (l’un des maîtres
au 17ème siècle du poème classique, subtil et lyrique), en associant
langues nippone et bretonne, « pour dire le printemps qui vient et celui
qui s’en va », mais aussi voix masculine et voix féminines, et encore
langues française et anglaise. Ces
sonorités particulières de la langue et de la poésie japonaises, accompagnées
par la flûte japonaise (shakuhachi) de Véronique Piron, donnent à tout l’album
une indéniable coloration zen : après tant d’années de musique, de
tournées, de combats, voici venu le temps de l’apaisement. AMzer où le temps qui passe, les saisons qui se succèdent :
celles qui rythment l’année, celles qui ponctuent la vie. Normal, lorsqu’on est
né en 1944 de songer à se retourner sur le temps écoulé, de se demander What Could I Do ?, dans un blues
beckettien inspiré par l’absurdité de l’existence. Et malgré les échecs, les
blessures ou les pertes des « mois noirs » - Purple moon pour dire la séparation amoureuse ou la mort, dans le
balancement lui aussi japonisant des bambous où se frôlent les ailes d’oiseaux –,
ou peut-être grâce à eux, Alan Stivell comprend, après et avec d’autres, que le
bonheur tient aussi à des « petites » choses, ce que l’on appelle
parfois des épiphanies et que procure souvent la contemplation de la
nature : Au plus près des limites –
je marcherai est l’adaptation d’un poème de Bruno Geneste qui transforme
une promenade littorale estivale en méditation quasi métaphysique, entre
maritime et minéral ; le magnifique Postscript
(l’un des meilleurs moments du disque) où le merveilleux poète irlandais
Séamus Heaney, prix Nobel de littérature, dit la beauté émouvante des côtes du comté de
Clare en automne, là où les falaises plongent dans la mer, gardées par des
tours médiévales et des vestiges plus anciens encore. Où il dit aussi la
condition humaine : « You are
neither here or not there,/A hurry through wich know and strange things pass »[2].
Il ne s’agit pourtant pas d’angélisme ou d’oubli complet du monde, dont un
manteau de pétales de fleurs de cerisiers ne saurait dissimuler tout à fait la
noirceur. Stivell se laisse donc gagner par la sérénité, avec Halage où il admire l’envol cendré des
hérons (on l’imagine volontiers longeant par exemple le canal de Nantes à
Brest) et aspire au retour du printemps – aube du monde, jeunesse, fontaine de
jouvence comme à Brocéliande, dont il chanta jadis les eaux miraculeuses – :
New’AMzer – Spring (poème d’éveil des
sens écrit par Kentin Bleuzen alors élève du collège Diwan de Quimper où
chantent la harpe et les oiseaux) ; Echu
ar GoANv ? – Till Spring ? où la harpe acoustique cordée métal (conçue
par Stivell et Vincenzo Zitello) conclue joliment toutes les impressions
ressenties en écoutant l’album.
Fidèle à la
démarche artistique de respect de l’inspiration « traditionnelle »
bretonne et celtique revivifiée par l’innovation musicale et technique, Stivell
fait ici appel à deux « sound designers » de grande qualité :
David Millemann (par ailleurs guitariste sur l’album) et Nicolas Pougnand. Le
travail de préparation a duré trois années environ, sans doute commencé dans le
beau home studio dans la maison près
de Rennes, où se côtoient toutes les belles harpes jouées depuis l’enfance, poursuivi
au studio Tillaut (Chevaigné, Bretagne), à La Licorne Rouge (Rennes) et à
Translab (Paris). Le résultat est tout à fait exceptionnel, parfois presque « radical ».
Si, toujours, la harpe domine et conduit – dont la dernière en date, dessinée
par Stivell, élaborée par Tom Marceau en 2013-2014, avec le précieux concours
du pool mécanique de l’Université Rennes-Beaulieu 1 –, la création
électronique, très contemporaine (au sens, souvent, d’art contemporain), très à
la pointe, va loin. C’est par exemple le cas avec KAla-GoANv – Calendes d’hiver, moment mystérieux et inquiétant où
se mélangent sons, musiques et voix retravaillés jusqu’à une forme radicale d’expérimental.
Idem avec KErzu – December, ses
bruits, ses enregistrements diffusés à l’envers, ses parasites, ses étranges
impressions mais aussi ses réminiscences, comme la bande originale complexe d’une
œuvre et d’une vie. Sans oublier les allusions sonores à un univers de
science-fiction depuis longtemps cher à l’artiste. Sous des aspects en
apparence plus main street, la
musique de Purple moon – entêtante –,
associe subtilement les glissements sur la harpe, la modification de la voix
(qui devient celle d’un chaman ou d’une créature possible de l’au-delà), les
résonances. Enfin, comme toujours, Alan Stivell fait appel à de superbes voix
féminines pour accompagner ses compositions et son propre chant : les
Japonaises Toshiko Dhotel ou Maliko Oka – Other
Times – AmZErioù all est une création qui accompagne longtemps celui qui l’a
écoutée, entre contemporain et traditionnel japonais, ouvrant sur la suivante,
tout aussi réussie : Matin de
printemps – Kesa no haru ; Grainne O’Malley, voix irlandaise toute en
clarté de Postcript.
Ecouter
cette œuvre aboutie et réussie, c’est entrer dans l’« eau calme » -
celle dont le son discret et apaisant accompagne ceux qui méditent dans la
beauté des jardins zen.
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