D’abord, ce soir-là, un lieu
exceptionnel : une trentaine de chaises au milieu de la réserve des
costumes du Théâtre de L’Union, à Limoges – une sorte de spectacle pour happy few et, sur la gauche, tous ces
vêtements de scène si plein d’histoires, de textes et de poussières posés sur
leurs cintres. L’endroit n’en est que plus chaleureux, comme le dispositif
scénique d’Alain Pinochet : pendus au plafond, des disques vinyles (et
parmi les meilleurs !) et des objets qui descendront le moment venu, une
télévision vintage qui diffusera des textes et des images en noir et blanc, de
grandes feuilles de papier avec la carte simplifiée de là où tout a
commencé : sur les bords du Mississipi, avec le blues. Et puis, belle et
sauvage comme le rock dont elle va nous parler : la comédienne Raphaëlle
Bouchard, qui irradie entre possible conférencière, chanteur(se) et
musicien(ne), adulte se souvenant, ado dansant ses premiers slows, etc. La mise
en scène, tout ce qu’il y a de plus juste, est de Thomas Quillardet et le texte
de Marcio Abreu, sans que le doute soit totalement dissipé (c’est ce qui fait
l’intérêt de la chose) : est-ce le témoignage personnel de Raphaëlle
Bouchard, authentique ? Sa mère collectionnait-elle vraiment des objets
insolites de stars du rock ? Y a-t-il une part de fiction ? Tout
cela, bien sûr. Et nos propres souvenirs.
Car
le propos est de raconter le rock, des origines au mouvement punk, à peu près.
Avec talent, humour, gravité, tendresse et parfois mauvaise foi – enfin…, moi
qui suis fan de rock progressif, je trouve que le limiter à deux notes
répétitives et des intentions uniquement intellos est un peu exagéré ; et
puis, où est Stivell, où sont les Pogues et leurs dents pourries ? mais
c’est fait exprès et c’est drôle. Raphaëlle Bouchard (aidée par les apparitions
de Claire Lapeyre-Mazerat en roadie et
plus que cela) a le chic pour restituer une époque ou un artiste par un
mouvement du bassin, des pas de danse, des commentaires biens sentis, souvent
drôles mais pas uniquement, des gestes signifiants comme celui de faire brûler
la guitare électrique qui réveille instantanément le souvenir d’Hendrix, le
tout parsemé d’extraits radio et, bien sûr, de morceaux tellement connus. On y
est, on y croit. Il y a même la banane wharolienne du Velvet, et les Stones, et
Patti Smith. Et toutes leurs histoires d’amour ou de fesses. Et Woodstock, et
nos rêves de fraternité envolés. Et l’Angleterre saccagée par Tatcher (et la
cellule maculée de Bobby Sands, je ne l’oublierai jamais). On convoque ses
propres souvenirs. Quand Presley est mort, gras et pathétique, comme nous le
rappelle l’actrice, le 16 août 1977, j’étais en vacances dans ma famille de
l’Oise et on ne parla soudain que de ça. Il avait explosé, ou presque, comme
nous le signalent, dans le spectacle, plusieurs panneaux faisant apparaître ses
poids successifs.
Parce
que le rock, c’est ça, aussi, tout le temps : ceux qui meurent en route,
de leur révolte, de leur plainte, contre la société et contre eux-mêmes. Alors,
sur la petite télévision, défilent les dates de vie et de mort de nombre
d’entre eux – poètes maudits – et les circonstances de leur disparition :
alcool, drogue, etc. Raphaëlle Bouchard fait circuler à travers le public un
gros sachet d’amphétamines colorées. Joplin, Hendrix, Cobain, et tous les
autres. Le rock est la consumation. Et comme l’a si bien écrit Dostoïevski, qui
vit encore après quarante ans ? C’est la question que l’on se pose,
soudain, ici, le cul sur notre chaise… nous qui (re)connaissons tout de cette
galerie de dingues et de cramés qui nous a tant fait rêver, dont nous avons
parfois joué ou chanté la musique ; en regardant Raphaëlle Bouchard
transformée en adolescente grunge comme nous en avons tant aimé, on se demande ce
que nous faisons là – assis comme des adultes si sages. Alors que notre rage against the machine n’a jamais
cessé.
On
aurait presque envie de la prendre dans nos bras. On se contente d’aller mettre
un disque sur la platine. Et la magie, et la nostalgie, nous enivrent à
nouveau. Memento mori.
[Lundi 25 mars 2013]