samedi 9 mars 2013

Au moment de la disparition de Stéphane Hessel, Pierre Pradinas met en scène simplement et efficacement Des biens et des personnes, une tragédie contemporaine de Marc Dugowson


La tragédie peut aussi frapper les magasins de farces et attrapes : celui de Victor Sénéchal et de son associé Marcel Beauvillard, par exemple, au moment de la promulgation des lois antijuives de Vichy – dont on sait depuis peu que Pétain les a consciencieusement annotées sans que les nazis aient besoin de tenir sa plume. Marc Dugowson raconte une histoire bien française : les relations de deux amis étudiants en droit, Edouard Sénéchal (Aurélien Chaussade), fils de l’entrepreneur, et Louis Chotard (Matthieu Rozé, parfait de suffisance puis d’ignominie), fils d’un conseiller d’Etat, par ailleurs amoureux de Charlotte, la sœur d’Edouard (Aliénor Marcadé-Séchan) – amoureux ou avide de séduction, ce qui n’est pas exactement la même chose ; un triangle sentimental habituel : la femme de Sénéchal, Suzanne (Brigitte Catillon), est depuis une vingtaine d’années la maîtresse de l’associé de son époux ( il semble que celui-ci soit au courant), l’amant étant le véritable père de Charlotte. Du classique, en quelque sorte, un ordre des choses qui est soudainement bouleversé par la débâcle de 1940 : Beauvillard, mobilisé et certain de la victoire française, revient humilié par la défaite que le jeune Louis attribue bien vite au Front Populaire de Blum. La tragédie se noue imperceptiblement au moment du retour de Beauvillard à l’occasion de l’anniversaire de Charlotte, qui fait fugitivement songer à une partie de campagne filmée par Renoir. Le groupe se scinde progressivement, de manière plus subtile qu’on aurait pu l’imaginer. La mise en scène de Pradinas (assisté de Sabrina Paul) est simple et réussie : trois chaises rouges années 30 pour un huis-clos quasi sartrien, où l’on évoque plus que l’on montre, une ouverture translucide sur la ville qui ne garantit pas l’évasion, quelques dates projetées pour situer les choses, des notes de piano pour rappeler la légèreté de la musique du temps, la voix du Maréchal, et les costumes d’époque de Julien Silvereano et Sophie Rassat. Quelques farces et attrapes ponctuent le récit avec pertinence : un coussin péteur, un faux nez qui annonce la dénonciation du nez crochu, un serpentin qui se déploie joliment, une étoile jaune qui se transforme en fleur lance eau pour se jouer une ultime fois du bourreau.
            La tragédie frappe d’abord Victor Sénéchal – interprété avec une intelligente sobriété par Thierry Gimenez – : considéré comme Juif par les nouvelles lois, il révèle à son fils qui, l’instant d’avant, traitait par inadvertance les Juifs de « youtre », comme l’ignoble Céline dans ses pamphlets dégueulasses, cette judéité. Ce qui est raconté ici est aussi le rapprochement d’un père et d’un fils, même si la première partie faisait allusivement penser aux Enfants terribles de Cocteau. Au bout du compte, les masques tombent et l’abjection triomphe (l’ami du fils devenant le spoliateur et l’associé le profiteur), de la rafle du Vel’ d’hiv’ à Auschwitz. Seule « rédemption » (expiation ?), qui la conduit cependant vers la chambre à gaz : celle de la mère, qui préfère son mari perdu à son amant intéressé. Le texte de Dugowson s’attache à la loi scélérate, à sa signification, son interprétation, à comment elle devient le vecteur de la barbarie ; bien sûr, on se souvient des Juifs – et l’on est ému de voir surgir l’étoile jaune sur les vestes –, mais on comprend comment même aujourd’hui, l’arbitraire peut conduire à l’inhumain, sous prétexte de respecter des règlements. En voyant ce père Juif dont les enfants ne le sont pas forcément aux yeux de la loi, on ne peut que songer à ces pères sans-papiers dont les fils bénéficient de la nationalité française qu’eux n’ont pas. Et, coïncidence de l’instant et de l’émotion: on comprend la permanence du combat de Stéphane Hessel, qui vient de disparaître, de la Résistance à la défense de ces sans-papiers.

[9 mars 2013]

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