La tragédie peut aussi frapper
les magasins de farces et attrapes : celui de Victor Sénéchal et de son
associé Marcel Beauvillard, par exemple, au moment de la promulgation des lois
antijuives de Vichy – dont on sait depuis peu que Pétain les a
consciencieusement annotées sans que les nazis aient besoin de tenir sa plume. Marc
Dugowson raconte une histoire bien française : les relations de deux amis
étudiants en droit, Edouard Sénéchal (Aurélien Chaussade), fils de
l’entrepreneur, et Louis Chotard (Matthieu Rozé, parfait de suffisance puis
d’ignominie), fils d’un conseiller d’Etat, par ailleurs amoureux de Charlotte,
la sœur d’Edouard (Aliénor Marcadé-Séchan) – amoureux ou avide de séduction, ce
qui n’est pas exactement la même chose ; un triangle sentimental
habituel : la femme de Sénéchal, Suzanne (Brigitte Catillon), est depuis
une vingtaine d’années la maîtresse de l’associé de son époux ( il semble que
celui-ci soit au courant), l’amant étant le véritable père de Charlotte. Du
classique, en quelque sorte, un ordre des choses qui est soudainement
bouleversé par la débâcle de 1940 : Beauvillard, mobilisé et certain
de la victoire française, revient humilié par la défaite que le jeune
Louis attribue bien vite au Front Populaire de Blum. La tragédie se noue
imperceptiblement au moment du retour de Beauvillard à l’occasion de l’anniversaire
de Charlotte, qui fait fugitivement songer à une partie de campagne filmée par
Renoir. Le groupe se scinde progressivement, de manière plus subtile qu’on
aurait pu l’imaginer. La mise en scène de Pradinas (assisté de Sabrina Paul)
est simple et réussie : trois chaises rouges années 30 pour un huis-clos
quasi sartrien, où l’on évoque plus que l’on montre, une ouverture translucide
sur la ville qui ne garantit pas l’évasion, quelques dates projetées pour
situer les choses, des notes de piano pour rappeler la légèreté de la musique
du temps, la voix du Maréchal, et les costumes d’époque de Julien Silvereano et
Sophie Rassat. Quelques farces et attrapes ponctuent le récit avec
pertinence : un coussin péteur, un faux nez qui annonce la dénonciation du
nez crochu, un serpentin qui se déploie joliment, une étoile jaune qui se
transforme en fleur lance eau pour se jouer une ultime fois du bourreau.
La
tragédie frappe d’abord Victor Sénéchal – interprété avec une intelligente
sobriété par Thierry Gimenez – : considéré comme Juif par les nouvelles
lois, il révèle à son fils qui, l’instant d’avant, traitait par inadvertance
les Juifs de « youtre », comme l’ignoble Céline dans ses pamphlets
dégueulasses, cette judéité. Ce qui est raconté ici est aussi le rapprochement
d’un père et d’un fils, même si la première partie faisait allusivement penser
aux Enfants terribles de Cocteau. Au
bout du compte, les masques tombent et l’abjection triomphe (l’ami du fils devenant
le spoliateur et l’associé le profiteur), de la rafle du Vel’ d’hiv’ à
Auschwitz. Seule « rédemption » (expiation ?), qui la conduit
cependant vers la chambre à gaz : celle de la mère, qui préfère son mari
perdu à son amant intéressé. Le texte de Dugowson s’attache à la loi scélérate,
à sa signification, son interprétation, à comment elle devient le vecteur de la
barbarie ; bien sûr, on se souvient des Juifs – et l’on est ému de voir
surgir l’étoile jaune sur les vestes –, mais on comprend comment même
aujourd’hui, l’arbitraire peut conduire à l’inhumain, sous prétexte de
respecter des règlements. En voyant ce père Juif dont les enfants ne le sont
pas forcément aux yeux de la loi, on ne peut que songer à ces pères
sans-papiers dont les fils bénéficient de la nationalité française qu’eux n’ont
pas. Et, coïncidence de l’instant et de l’émotion: on comprend la
permanence du combat de Stéphane Hessel, qui vient de disparaître, de la Résistance à la défense
de ces sans-papiers.
[9 mars 2013]
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