Le
metteur en scène du Théâtre de La
Passerelle (Limoges) considère cette œuvre de l’écrivain
russe comme l’une de ses plus étonnantes et subversives, l’envisage comme une
révolte magnifique et choisit son comédien fétiche pour interpréter ce
monologue.
A
peine sorti de l’interprétation d’un texte de Romain Gary, Yann Karaquillo,
comédien formé par Michel Bruzat et habitué des monologues de celui-ci, est à
nouveau sur les planches pour interpréter la première partie des Carnets du sous sol de Dostoïevski –
texte fondateur s’il en est, monologue « dialogué » comme les
affectionnait l’auteur –, traduits par Markowicz avec pertinence et adaptés par
le metteur en scène. Karaquillo s’est presque fait une spécialité de ses rôles
de personnages très littéraires saisis en pleine introspection, anti-héros grattant
leurs plaies existentielles avec délectation et horreur, jetant le fruit de
leur réflexion et de leur révolte à une humanité qu’ils jugent faillible et souvent
abjecte. Ainsi a-t-il joué – toujours avec talent – l’odieux Céline d’après la
collaboration, ou Genet. On se souvient aussi de sa belle interprétation de
Philippe Léotard dans ce même théâtre. Karaquillo donne l’impression permanente
d’être un funambule en équilibre fragile entre composition et autobiographie et
c’est en cela aussi qu’il convainc pour ce genre de textes.
Cette
mise en scène, la scénographie, sont toutes en retenue et simplicité, austérité
même, pour donner à entendre au mieux ce texte : au plus près de son sous
sol – réel et métaphorique, les références de l’auteur au « vouloir »
et à l’inconscient annonçant Freud –, dans la lumière ténue du subtil
éclairagiste Franck Roncière, bougeant à peine, le narrateur pense à haute voix
(et celle de Karaquillo, particulière, convient parfaitement à l’exercice),
logorrhée hypnotique, philosophique et poétique à la fois. Discours entre
conscience aigüe de ce qu’est l’humain (jusqu’à la folie, peut-être),
complaisance pour le marasme et révolte contre celui-ci – non, celui qui parle
ne peut s’extraire de cette humanité, même s’il a l’impression de faire partie
des happy few. Autour de l’acteur,
trois silhouettes, trois hommes-arbres sculptés par Christian Lapie, avec
lesquels il dialogue et contre lesquels il s’insurge, parfois jusqu’au
cri : formes totémiques symbolisant tour à tour cette humanité mise en
accusation ou des demi divinités qui semblent avoir posé là l’homme dans toute
son imperfection. Vêtu comme un paysan russe, avec ses gestes brusques, le
comédien semble entrevu au creux d’une forêt, prêt à retourner dans sa tanière
sale où il se sent si bien – je me souviens que le mot bouleau se prononce birioz, en russe et c’est entre ces
troncs que j’imagine le céleste moujik.
Ici
donc il est question de l’homme, de cette question essentielle et existentielle
posée depuis Socrate : qui est-il ? Qu’est-ce que l’humanité ? Dostoievski/Karaquillo/Bruzat
nous la montrent empêtrée entre désir, émotion et raison – cette dernière ne
l’emportant finalement jamais, l’homme ne prenant pas le temps de réfléchir et
d’échapper à ses néfastes passions. Et si ce qui caractérisait l’homme, c’était
sa violence, son goût de la souffrance (celle des autres mais aussi la sienne)
et du sang ? Le narrateur prend l’exemple de Cléopâtre qui aurait aimé
enfoncer des épingles dans la peau de ses servantes et l’on songe – entre de
trop nombreux autres venant accréditer la thèse – à Sade ou à Proust jouissant (concrètement)
dans la torture. Dostoïevski constate et annonce ; son texte pressent les
crimes de masse du 20ème siècle, du goulag à Phnom Penh et au Rwanda,
en passant par Auschwitz. Non, le progrès ne rend pas meilleur et la technique
permet de tuer encore plus. Des flots de sang, voilà ce qui accompagne la
longue marche de l’humanité[1] – on
songe évidemment ici à Tueurs, le
livre d’Alexis Philonenko.
Que
faire ? Le narrateur lui-même – comme nous tous – est pétri de
contradictions (dont il se moque, Karaquillo maniant alors avec brio la
lucidité et l’auto-dérision) et constate plus qu’il ne propose. Il a
l’intelligence du doute, celle exposée par Søren Kierkegaard, contemporain de Dostoïevski. Ce doute est en lui-même,
bien sûr, déjà une révolte. Mais ce peut être un état d’esprit qui empêche
d’agir – et le narrateur critique l’homme d’action. L’écrivain russe, on le
sait, a contribué à nourrir la philosophie de Nietzsche et de Camus – auquel on
pense souvent en écoutant ce texte. Oui, que faire ? S’ensevelir, lucide
et impuissant, nihiliste, dans le sous sol, ou imiter par exemple le modèle
puissant et radical du Christ dont il n’est pas question ici mais qui fut un
exemple pour Dostoïevski ?
Voilà un fort beau
moment de théâtre et de littérature dont on ne peut sortir indemne.
vendredi 15 mars 2013
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