A gauche: Alan Stivell et Catrin Finch au FIL, 2018 (c) L. Bourdelas
Alan Stivell présentant son nouvel album au FIL 2018 (c) L. Bourdelas
J’ai déjà
raconté comment s’était faite ma rencontre avec la musique d’Alan Stivell :
l’été 1972, alors que mes parents et moi déambulions dans une rue de
Saint-Goustan (Auray), la découverte de Tri
martolod, puis au Noël suivant, de tout l’album mythique à l’Olympia qu’ils
m’offrirent et enfin, quatre ans plus tard, j’assistais à mon premier concert du
chanteur sur la scène du Moustoir, au Festival interceltique de Lorient. Dès
lors, je devins ce qu’il est convenu d’appeler un fan, mais bien plus que cela.
C’est lui qui – directement ou indirectement – me conduisit à m’intéresser à toute la culture bretonne puis celtique,
musicale, littéraire, poétique, picturale (…) et à l’histoire de la Bretagne,
pays que je n’ai jamais cessé, comme bien d’autres, de trouver très proche de
mon Limousin natal. Tout ceci jusqu’à rencontrer Alan – vu plusieurs fois en
concert – et à lui consacrer divers articles, émissions de radio, ainsi que deux
ouvrages[1].
C’est dire si j’attendais avec impatience ce nouvel album, sur lequel il m’avait
dit travailler intensément. J’ai eu la chance de le découvrir dès l’été
précédant sa sortie et de l’apprécier immédiatement, le considérant comme l’un
des grands albums de l’artiste, toujours cohérent avec sa démarche depuis le
début : s’ancrer dans la tradition bretonne et celtique mais s’ouvrir au
reste de la musique et du monde, chercher, toujours et jusqu’à l’expérimental,
recréer, aussi, ses propres compositions. Cet album est – non pas testamentaire
(Alan est né en 1944) – à la fois comme un nouveau manifeste après un demi-siècle
de création et une sorte de retour sur des moments importants de la carrière de
Stivell. Celui-ci a d’ailleurs toujours eu l‘esprit commémoratif, revenant par
exemple sur la scène de l’Olympia en 2012, avec certains des musiciens de l’équipe
originelle, quarante ans après le célèbre Musicorama
de février 72 proposé par Lucien Morisse sur Europe 1, qui allait propulser
Alan sur le devant de la scène et être à l’origine de la vague bretonne qui allait déferler sur la France et bien au-delà. C’est
finalement le sens du premier titre medley
de l’album, comme un bilan introduit par de mélancoliques notes de piano :
Setu . 52 bloaz. « Voici . 52
années. » On y entend même la voix de Lionel Rocheman (retrouvée sur le
site de l’INA), l’organisateur, dans les années 60 au Centre américain de
Montparnasse des Hootenannies où se produisit le jeune harpiste et où il fit
sensation. On entend aussi le parolier Claude Lemesle, qui fréquenta également les
lieux où il rencontra Joe Dassin. Stivell évoque « l’envie de dissoudre,
dans ce présent, la distance temporelle entre 1966 et aujourd’hui. » Une
préoccupation qui rappelle, à sa manière, celle, à propos du temps et des
multiples dimensions possibles, du formidable écrivain britannique Alan Moore. Le
titre de l’album, Human Kelt, ne
surprend pas pour qui connaît la philosophie stivellienne : il est breton
et se sent celte, certes, mais il est d’abord humain – une idée reprise dans
les titres Den I et Den II, Den signifiant « être humain ». Une conviction qui
irrigue tout l’album, pour résister contre tous ceux qui veulent faucher « les
fleurs de l’esprit/de l’âme et de l’imagination. »
Ce qui
frappe dans cet album, c’est de constater que le chanteur sait s’entourer de
prestigieux invités – comme il l’a d’ailleurs toujours fait – que leur
présence soit virtuelle (Stivell pratique le sample depuis longtemps et ici,
notamment, l’auto sample) ou live : Bob Geldof, que l’on ne présente plus
mais dont on rappellera que c’est aussi un militant irlandais, Murray Head,
Yann Tiersen, Angelo Branduardi (complice historique), Fatoumata Diawara,
chanteuse malienne popularisée en France par sa collaboration à Lamomali de Matthieu Chedid, mais aussi
Andrea Corr, Lea Antona (chanteuse corse), Francis Cabrel ou Claude Sicre, des
Fabulous Trobadors. Il faut citer encore Dan Ar Braz, Henri et Yvon Morvan et
Glenmor, figure tutélaire avec qui Alan joua et sonna plus jeune. A cette liste
s’ajoute celle de talentueux musiciens et virtuoses des machines (dont certains
ont déjà collaboré avec Stivell) : Konan Mevel, Marco Fada, Emmanuel
Devorts, Jean-Bernard Mondoloni, Ted Beauvarlet, Marco Canepa, Fab Tabuteau,
Jessica Delot, David Millemann, Cedrik Alexandre et Kevin Camus. Il s’agit donc
d’une belle aventure musicale et, finalement, collective, dont Alan Stivell est
le maître d’œuvre. On note par ailleurs qu’il (re)déclare sa flamme dans MJ a garan à celle qui l’accompagne
depuis leur rencontre en 1968 au Centre Elysée Bretagne et avec qui il se maria
en août 1973 : Marie-José. Il avait déjà utilisé ces simples initiales
dans M.J. sur l’album Terres des vivants en 1981.
C’est donc
ici un album de croisement d’influences, de world music telle que Stivell l’a
toujours aimée et dont La symphonie
celtique fut l’apogée en 1979 ; pas étonnant, donc, que celle-ci soit
citée, même brièvement. On y entend s’entremêler intelligemment et joliment la
Bretagne, l’Afrique (on se souvient d’1
Douar – une Terre, sur lequel le
Breton chantait avec Youssou N’Dour en 1998, un autre anniversaire), l’Irlande ou
l’Occitanie. Pour cette dernière, le Limousin que je suis ne peut que se
réjouir de la reprise-recréation d’Idèas,
chanson présente sur Terre des vivants (1981),
texte de Stivell alors adapté en occitan par Michel Berthoumieu, où il
proclamait son ouverture d’esprit. Sa voix jointe à celle, douce, de la jeune Corse
Lea Antona, de Francis Cabrel (du Lot-et-Garonne…) et de Claude Sicre,
troubadour toujours inventif est une réussite. Deux duos avec la chanteuse Andrea
Corr, entre harpe et océan, donnent à entendre un traditionnel irlandais et la
langue gaélique puis un hymne à « la plus longue nuit » – celle, sans
doute, du solstice d’hiver (durant laquelle les druides honoraient le gui,
symbole d'immortalité, de vigueur et de régénération physique). Cette chanson, A hed an nos, est fort belle, notamment
grâce à l’accompagnement somptueux de l’Orchestre Symphonique de Bretagne,
présent ailleurs sur l’album. En 1973, Stivell chantait, sur l’album Chemins de terre, un très rock Brezhoneg’Raok (« la langue bretonne
d’abord »), appel à tous les Bretons affirmant : « Sans langue
bretonne, pas de Bretagne/Sans langue bretonne, ne parlons plus de la Bretagne ».
La nécessité d’un combat jamais abandonné depuis. Ici, il redynamise le tout
avec une introduction electro très dance, du self-remix, la participation de
Bob Geldof, des roulements de tambour breton, des sons traditionnels, une harpe
et des percussions particulièrement rock. Au cœur de l’album, quatre
reprises-recréations. Reflets, adskedoù,
reflections, avec Murray Head dont la voix fait ici des merveilles et
Robert Le Gall, souvenir et retour aux sources vers 1970, lorsque parut l’album
Reflets à propos duquel le
journaliste Jacques Vassal, de Rock &
Folk, disait, prémonitoire : « [Stivell] montre une voie oubliée
en France : cette voie consiste à tourner le dos aux pâles imitations, aux
démarquages et à les remplacer par une musique incarnée, en exploitant les
sources dont le musicien est issu comme une base solide pour aller plus loin…
bien plus loin… » Bresilien
(Brocéliande), avec Branduardi et Vincenzo Zitello (grand harpiste italien ici
au cello et psaltérion) est une
émouvante réinterprétation d’une chanson du même album, qui exprime la perte
mais aussi la quête d’une civilisation, celle de la légende arthurienne, avec
Viviane et Merlin près de la fontaine de Barenton : « Où
êtes-vous/Rêves lointains et merveilleux. » Suivent les deux principaux
tubes du chanteur. Son ar chistr,
chanson à la gloire du cidre, comme on le sait, composée en 1929, au soir du
dernier jour de battage, par deux adolescents agriculteurs de Guiscriff
(Morbihan), Jean Bernard et Jean-Marie Prima, arrangée par Stivell et enregistrée
sur le même 45t que Brocéliande en 70
– très souvent reprise depuis. Tri
martolod, logiquement introduite par quelques bruits de vague, ne pouvait
pas être absente d’un tel projet, arrangée aujourd’hui de belle manière,
incluant un self-sample de 72. On connaît le succès du titre, jamais démenti
depuis qu’il contribua à la célébrité du chanteur – il est remarquable que
Stivell arrive encore à demeurer créatif dans cette nouvelle version. Kelti(k)a est un moment d’intense
communion musicale en l’honneur des peuples celtes à partir de musiques
traditionnelles qui font voyager de la Bretagne vers l’Ecosse, où l’on entend le
paysage sonore de Stornoway, le luthier spécialisé dans les instruments de musique ancienne et
musicien Julien Cuvillez (passionné d'histoires légendaires, de la table ronde
à Games of thrones), Glenmor, les
frères Morvan, Joanne Mac Iver, musicienne et chanteuse originaire de l'île
d'Arran et Eilidh Mairi Saunière. Boudicca
est une composition en hommage à la « Vercingétorix » du peuple
brittonique des Iceni (si l’on en croit Tacite), dans la région qui est
aujourd’hui le Norfolk, qui mourut en 61 en combattant les légions romaines. On
croit y entendre le carnyx, et l’ensemble, tout en electro et distorsions
diverses, bénéficie d’un véritable souffle épique, mais, après avoir lu les
poètes Spenser et Milton qui furent inspirés par la reine, on s’amuse d’entendre
Stivell lui faire dire : « Merde à César ! » (en l’occurrence,
c’était alors Néron). On a le plaisir d’y entendre la harpiste et chanteuse
galloise Catrin Finch qui a pu déclarer, à l’occasion du Festival interceltique
de Lorient de 2018 combien le musicien breton avait influencé sa vocation. Boudicca rappelle le goût de Stivell
pour les grandes figures historiques bretonnes ou celtes, comme le roi
irlandais Brian Boru qu’il célébra également dans un album sorti en 1995. Human kelt s’achève par Eamonn an chnoic/Pourquoi es-tu venu si tard ?
superbement introduit a capella par
Una ni Fhlannagain, harpiste originaire de Galway, chanteuse de Sean nos, style
de chant traditionnel irlandais, puis poursuivie par Stivell (harpe et chant « sur
le fil », presque fragile) et le Ouaissantais Yann Tiersen (au piano ici
tout en ruissellements et échos nostalgiques). Il s’agit d’une ballade
mélancolique inspirée par la vie d’Éamonn Ó Riain, aristocrate irlandais qui aurait
vécu dans le comté de Tipperary de 1670 à 1724 et qui aurait dirigé un gang de
bandits. Si la chanson fut maintes fois interprétée, y compris par les Pogues,
la complainte de « Ned of the hill, drowned, cold and wet », placée
ici en conclusion d’un album faisant allusion au passé le colore d’une
incontestable touche de spleen, que ne saurait faire oublier son incontestable
créativité.