Avargues, Avron, Bruzat
pour un spectacle intelligent,
énergisant et drôle
J’avais
découvert Ma cour d’honneur, de
Philippe Avron, au théâtre de La
Passerelle à Limoges, et je m’étais alors intéressé à ce
comédien et auteur jadis aperçu à la télévision. Un type intelligent et doué
qui avait bourlingué, dans la vie et sur les planches (le TNP de Jean Vilar,
c’est-à-dire le mythe), depuis qu’il était né en 1928 au Croisic, dans une
famille de marins. Un type qui connaissait bien l’enfance et l’adolescence,
aussi. Ce que l’on perçoit très bien dans le texte mis en scène avec brio par
Michel Bruzat, hanté par des figures chères à Avron : Montaigne,
Shakespeare, mais aussi Kant, Nietzsche, Bachelard, Bergson, Descartes, Pascal,
Platon et quelques autres, sans oublier un chat qui se dandine et réfléchit (ô
Baudelaire !) et un cheval des écuries de Bartabas.
C’est
Flavie Avargues – que l’on avait beaucoup aimée, déjà, ici, dans Antigone –, qui porte ce magnifique
texte, lui prêtant son intelligence des mots et des gestes, sa beauté, son
énergie, son talent de comédienne (mais aussi de mime qui sait jouer de tous
ses muscles, de son visage, de sa langue). C’est un monologue comme les affectionne
Bruzat, c’est surtout un dialogue entre un professeur de philosophie et sa
classe – les spectateurs (enthousiastes) figurant même parfois les élèves, ce
qui leur permet de se souvenir de ces enseignants – pas si nombreux – qui les
ont marqués, qu’ils soient professeurs de philosophie ou d’une autre
discipline. Dans L’enseigneur, de
Jean-Pierre Dopagne, Bruzat et Flavie Avargues avaient raconté l’usure, la
désillusion qui peuvent frapper ceux qui ont pour mission, pour passion,
d’ouvrir les plus jeunes sur le monde et la culture ; ici, la pensée est
vive, et le maître – malgré les contraintes du programme, malgré la visite de
l’inspecteur, franc-maçon et sans doute très fier de ses palmes académiques,
malgré la résistance, parfois, de ses élèves, malgré l’échéance du bac qui se
profile, malgré la thèse qu’il n’achèvera jamais – est un éveilleur perpétuel,
un philosophe en mouvement, un de ceux qui voudraient accompagner ses élèves
sur le chemin de la connaissance. Il y a quelques années, Gilbert Pons –
lui-même professeur de philosophie – avait réuni dans Portraits de maîtres (Editions du CNRS) des témoignages de
professeurs de philosophie, de philosophes, à propos de ceux qui, justement,
les avaient éveillés à cette discipline exigeante. Le texte de Philippe Avron
brosse le portrait d’un enseignant que l’on pourrait croire idéal, qui provoque
ses élèves – qu’il n’appelle jamais par leurs vrais noms mais par des surnoms
plus ou moins pertinents (Dèmos ou Anaximandre, il y a pire) – tout au long de
l’année de terminale, la seule où l’on « fait de la philosophie »,
pour les inviter à réfléchir en permanence. Cogito
ergo sum. Il utilise pour ce faire des méthodes qui ne peuvent convenir à
« l’Institution » (avec un I majuscule), ni même aux parents d’élèves,
prompts l’une comme les autres à se méfier de ce qui pourrait transformer les
chères têtes blondes en individus trop libres, peut-être même rebelles – ainsi
n’hésite-t-il pas, comme le fit d’ailleurs vraiment un professeur de
philosophie, à se mettre nu pour faire apparaître la vérité ; penser,
c’est être sur un fil, comme un funambule. Car la philosophie, comme l’a si
bien montré Montaigne, c’est (se) poser des questions, c’est échapper à
l’habitude, à la coutume. C’est aussi aller à l’essentiel, en se débarrassant
de tout ce qui encombre et pèse, comme le professeur tente d’en faire
l’expérience en arrêtant d’enseigner, en partant au contact des pratiques zen,
en triomphant de l’inutile pour accéder à une sagesse légère et essentielle qui
le fait s’envoler pour rejoindre dans une très belle évocation d’autres
philosophes vivants ou morts dans un empyrée merveilleux.
Flavie
Avargues interprète le professeur, ses collègues pas piquées des vers (Mesdames
Plotin et Hommasse), ses élèves, quelques grands philosophes ou auteurs, et
d’autres personnages encore (y compris une majorette aux différents âges de sa
carrière), avec justesse, force et humour. Car le texte d’Avron est très drôle.
Parce que le rire, comme le meurtre, est peut-être le propre de l’homme. Et
dans la semi pénombre poétique de la scène, dans les lumières douces conçues
par Franck Roncière, un univers propice à ce jeu est créé, sans qu’il soit
besoin d’en faire trop : le crâne d’Hamlet est suspendu dans les airs
(l’énigme constante de la mort), une lanterne colorée marque le temps, la
fraise de Montaigne ponctue l’espace et le récit. Et comme depuis la nuit des
temps, c’est-à-dire depuis que l’on inventa à la fois le théâtre et la
philosophie, la magie opère, qui tout à la fois divertit et fait réfléchir.
Nous avons retrouvé « la goutte initiale », celle d’avant le Big
bang.
Laurent Bourdelas