En quarante-sept pages denses, en
un récit au style impeccable, parfois émouvant, où affleure l’humour, Pierre
Bergounioux évoque une quête de l’identité régionale – et même locale – passant
par l’étude du grès primaire qui accompagna sa lignée et son enfance de sa
teinte et de sa texture particulières. Une nouvelle façon de parler de la
province, de la périphérie rurale, une autre manière aussi de parler de Brive
et de ses abords, et de lui-même, qui se destinait à l’enseignement primaire
avant d’être orienté vers les bancs et l’internat du Lycée Gay-Lussac (avec des
camarades délurés) à Limoges puis vers l’Ecole Normale Supérieure, échappant à
ce que certains appelaient « l’étroitesse bornée de la vie rurale ». Sans
doute cet élégant ouvrage trouve-t-il son origine dans une déception éprouvée à
l’occasion d’un cours de géologie de quatrième, où il ne fut pas question de
« la roche bise, friable » que les élèves avaient sous leurs pieds,
ni de cette « passée claire qui jurait avec le sombre des galets » que
l’écrivain avait remarqué non loin du pont Cardinal dans la Corrèze et qui constituait
pour lui comme une énigme.
Sur
la planche 22 du Nouvel atlas classique de
M. Fallex (professeur agrégé d’histoire et de géographie au Lycée
Louis-le-Grand) et d’A. Gibert (professeur de géographie à la Faculté des Lettres de
Lyon), paru chez Delagrave en 1955, que je conserve dans mon bureau, le Massif
Central explose de couleurs vives à dominantes mauves (roches volcaniques
récentes), roses (gneiss et micaschiste où sont Tulle et Limoges) et rouges
(granite et porphyre). Brive se distingue dans son étroite bande orange
(« terrains primaires ») à la lisière du Jurassique. Pierre
Bergounioux attribue à ce paysage minéralogique (qu’il situe très précisément) la
faculté de donner à ceux qui la fréquentent « certain penchant incoercible
à la mélancolie ». Démarche pertinente et totalement contraire à la
méfiance que l’on m’a enseignée en géographie à propos des propos de Carl
Ritter, qui s’intéressa aux sociétés et à leur évolution à travers leurs liens
avec leur milieu et parla même de « l’influence fatale de la nature »
qui, certes, n’explique pas tout, mais peut avoir une influence considérable. Celle
du grès environnant Bergounioux en faisait comme « l’otage du soir
d’octobre ou de novembre qui avait pesé sur les morts, de leur
vivant » ; un cliché en noir et blanc – des anciens que l’on retrouve
dans une vieille boîte en fer blanc ou en bois ; un film d’avant la
couleur. Une « anomalie gréseuse [… qui …] déteignait sur l’humeur. Elle
lui communiquait, malgré qu’on en ait, un goût fané, comme éteint, un peu
funèbre, rendait triste quand on n’avait aucun motif précis, positif de l’être. »
Une mauvaise terre également, sur le plan économique, pour ceux qui tentent de
la mettre en valeur – le prolétariat agricole limousin dont Georges-Emmanuel
Clancier a si bien dit la souffrance dans Le
pain noir.
Bergounioux a
donc entrepris, depuis sa jeunesse (déjà sur la banquette arrière de la voiture
paternelle), cette quête qui n’a rien à envier à la geste arthurienne –
notamment lorsqu’il a le bonheur de découvrir « une hache polie, intacte,
de serpentine verte, qui pointait d’un centimètre ou deux hors de l’argile retournée,
sous des noyers. » Mais cette recherche, qui passe par des promenades
géologiques marteau et burin à la main dans les parages paternels à l’occasion
des vacances, est faite, comme toutes les quêtes, d’occasions manquées : un
étudiant géologue dilettante avec qui Bergounioux s’engage politiquement mais à
qui il oublie de demander les précisions qui auraient pu l’éclairer ; les
frères Boyssonie – Jean et Amédée – ecclésiastiques de leur état, inventeurs du
premier Néandertalien français à La Chapelle-aux-Saints (ce qui donne lieu à une
réflexion drôlatique à propos du dénigrement du premier des… Limousins), aux
cours desquels le jeune Pierre n’assiste pas puisqu’il est à la
« laïque » ; un inspecteur des contributions directes halluciné
et obnubilé par le cardinal Dubois (qui laissa presque son nom au pont briviste
et de beaux souvenirs sous les traits de Jean Rochefort dans Que la fête commence). Le révélateur du
Graal est un instituteur (comme voulait l’être l’auteur), Yvon C., qui
identifie les cailloux pieusement recueillis par Bergounioux et surtout lui
remet un ouvrage semble-t-il captivant de Georges Mouret, ingénieur, affecté en
Corrèze au service hydraulique, au service de navigation, au service vicinal,
enfin au service de la construction et de l'exploitation des chemins de fer en
Corrèze et Dordogne, qui participa à la levée de la carte géologique détaillée
et entra à la Société
géologique de France dont il devient vice président en 1888. Ce fut aussi
(surtout ?) le fondateur de la
Société des Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze et de la Société Archéologique
et Historique de la Corrèze
en 1878. Le livre donné à Pierre fut-il Études des gîtes minéraux de la France. Bassin
houiller et permien de Brive. Fascicule I. Stratigraphie, publié en 1891 ? Ceux qui lisent les
Carnets de notes de l’écrivain connaissent son goût pour ce type d’ouvrages… En
tout cas, par-delà les années écoulées, il confirma, en quelque sorte, les
intuitions poético-géologiques de Pierre Bergounioux, qui se résument en une
phrase éclairante : « On est au monde et le monde en nous. Il
n’existe pas de son côté ou pas du tout tandis que nous serions prisonniers
d’un songe. »
***
J’aurais
bien envie – oui, je le ferai –, après avoir lu ces quasi cinquante pages,
d’entreprendre aussi ma réflexion granitique de Limougeaud du gneiss et du micaschiste environné de granite et de
porphyre (exactement comme les Bretons qui me semblent si proches). Il y serait
question – sans doute – d’obstination et de vocation monastique. De souvenirs
et de vieux manuels, inévitablement. De cartes et de promenades aux côtés d’un
père amateur d’églises romanes et de châteaux-forts qui sut me transmettre ses
passions. D’évasion, enfin, du déterminisme minéralogique car, ce que montre
aussi le « s » à la fin du titre Généalogies
de Pierre Bergounioux, c’est que l’influence de la pierre se nuance de bien des
subjectivités. Et que, si la subtile démonstration de l’écrivain peut
convaincre, on peut penser que cette mélancolie profonde (l’acedia médiévale ou le spleen
baudelairien ?), ne vient pas du grès friable de Brive, mais bien de
l’écrivain lui-même, désirant partir mais, parti, désirant toujours revenir.
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