dimanche 3 février 2013

Empire de la forme humaine, le nouveau double recueil de Marie-Noëlle Agniau[1]



Marie-Noëlle Agniau (c) Laurent Bourdelas, 2009

            Marie-Noëlle Agniau va son discret chemin de vraie poète. Elle publie en ce début de 2013 deux beaux petits recueils à La Porte : Empire de la forme humaine 1 et 2. A l’origine, l’empire, c’est le commandement, la domination – est-ce ici la plénitude ? Celle de l’humain ? La vie est pourtant fragile : elle « se hâte d’exister/De peur des cicatrices. » Elle n’est pas plus lourde que la neige, elle n’est parfois qu’un souffle qui menace d’abandonner et même « les êtres les plus intenses » peuvent disparaître : « vivace, le pommier naissant. » L’oiseau lui-même « meurt/en plein vol. » Qui a déjà lu cette poète sait qu’à la source de son écriture est une faille, une disparition, à laquelle s’est un jour ajouté la peur de la perte d’un autre être cher. C’est cela, peut-être, qui nourrit ces livres : un pouls se dissout, un fils marche « pieds nus sur l’abeille. » Apparaissent donc, même furtivement, des cicatrices, l’épine – celle de la couronne du Christ ? – le froid, l’égarement, le chagrin, le cri, des assaillants, la brûlure, la masse d’arme, la foudre qui frappe, la dévastation, les décombres, l’épuisement, la douleur, l’agonie, jusqu’au doute de l’ultime poème. La vie s’écrit parfois au passé. Et l’expérience de la souffrance personnelle permet la compréhension des autres drames, comme celui du corps de Rose, petite fille battue à mort par son grand-père, dont le corps fut retrouvé il y a quelques années dans le Yarkon, le fleuve de Tel-Aviv. « L’enfant disparaît/au profit du manège. » Corps d’enfant enfermé dans une valise, comme pour un ultime voyage à travers le pays biblique ; en ouverture du premier recueil, cette citation du Livre d’Ezechiel : « Tu arrangeras tes affaires comme un bagage d’exilé. » On voudrait tant que ce crime n’ait pas existé, revenir en arrière, quand la poète écrivait, en première page : « L’eau scintille : nulle atrocité. » On aurait voulu que le fleuve se transformât en refuge, comme au temps où la panière de Moïse flottait doucement pour se mettre à l’abri des roseaux.
            Dans chaque don, peut-être, il y a « le trésor et la ronce » ; c’est aussi ce qui est écrit ici. Deux récits, comme dans la citation d’Eschyle qui ouvre le second recueil : « J’ai deux récits : de l’un d’eux, je te ferai don. » Et puis la question : celui qui vient vient-il seulement par amour ? Est-il un double ? La poésie se fait donc dialogue, avec des vers introduits par des tirets, interrogation et interpellation, mais aussi jeu de devinettes enfantines, associations d’idées et jeux de mots, utilisant quelques formes familières au détour d’un vers, pour faire claquer le style : « Soulève un peu que je le mate » ou « Crâner ». La moisson peut alors venir : moisson de mots d’abord – ils sont simples, c’est leur juxtaposition qui rythme la poésie et accroît aussi le mystère, celui d’un visage sismique, par exemple, ou d’un « Corpus illettré ». Parfois, un petit poème se déguise en note de bas de page, comme pour référencer – en fait faire écho – celui qui est au-dessus : « L’argile que tu manges assouvit les questions. » L’oiseau, comme chez d’autres poètes, se fait poésie, même si l’auteur écrit que « L’alouette n’existe pas », même s’il meurt en plein vol. Il n’est pas seul, il est multiple, même s’il ne sait pas toujours que son arbre est colonie. « Ce qu’il désigne/est vaste. Comme le monde. »
            « Ma jeunesse est un pus » est-il dit, mais il faut dépasser la perte, c’est la poésie qui aide et qui transmue la douleur en art, sans oublier de « semer la colère ». Il faut que le Verbe fendille l’étau. C’est le pain remis à la bouche. Qu’il permette de savoir, « Avant de vaincre. » Que le cri de la poète, « ni morte ni sereine », soit réapproprié et qu’il ouvre sur « le pouls stellaire », sur le vaste monde et sur la création, les créations, c’est-à-dire l’écriture, mais aussi ce qu’elle dit : quelque chose de plus ample que l’ « Empire de la forme humaine » qui est le Monde en son entier, et l’Univers.
            Car la poésie de Marie-Noëlle Agniau est univers.


[1] Editions La Porte, Yves Perrine, 215 rue Moïse Bodhuin, 02 000 Laon.

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