J'aime lire les ouvrages de Carole Zalberg. J'aime sa manière d'écrire sur la mémoire - celle des siens, celle des Juifs, de nous tous, en fait -, d'écrire aussi à propos des femmes, de leur force et de leurs failles.
C'est ce travail qu'elle poursuit avec A la trace (2016), journal d'un retour en Israël à l'occasion d'une mission Stendhal de l'Institut français. Ce journal n'a rien en commun, par exemple, avec le dense et long Carnet de notes de Pierre Bergounioux (Verdier), et pourtant, il pourrait en porter le titre: durant un mois, Carole Zalberg note des impressions, des bribes de conversations, des "choses vues", comme dans un carnet, et cela donne cette plaisante ébauche de 81 pages - j'écris "ébauche" car ce mois de visite(s) doit nourrir un projet de roman que l'on attend désormais avec impatience. Des notes complétées, sans doute, par les videos tournées par son cousin documentariste Ido, à l'occasion de son séjour à Tel Aviv. On rêve d'une production où leurs regards se croiseraient, livre-dvd, par exemple.
Carole Zalberg rappelle au préalable qu'elle a sans doute déçu les siens en ne venant pas s'installer en Israël, mais en demeurant à Paris, comme cette cousine dont elle dit: "j'avais dû avoir l'air tellement ahuri qu'elle avait entrepris de m'expliquer pourquoi, comme tous les juifs de ce monde et au-delà, je ne pouvais pas ne pas vouloir vivre chez moi." La question de ce "chez moi", la question du "nous" (les juifs et en même temps l'humanité) est celle qui se pose, de différentes manières, à travers le livre; notamment avec une courte nouvelle intitulée Juif est un chant, où le narrateur se dit qu'être juif (en France), ce n'est pas rien, que la "mémoire des désastres" le rappelle, que les "morts n'ont jamais cessé de chanter." C'est bien ce que ressentent à la fois Carole Zalberg - femme, fille, cousine - et le lecteur tout au long du voyage dans ce pays paradoxal, complexe, attachant et effrayant. Ce pays où se côtoient à la fois les soldats des unités de combat, les jeunes qui dansent dans les boîtes de Tel Aviv et les surfeurs au large de sa plage, les colons, les intellectuels, les anciens espions, les artistes, les immigrés de toutes origines et conditions, les militantes de Women for human rights qui font de leur mieux pour aider les Palestiniens démunis ou ceux dont "régulièrement, l'armée rase le village de toile et de béton sous les yeux des familles." Et Carole Zalberg de poursuivre: "Je pense à la répétition de ces maltraitances: ici comme chez nous, où l'on expulse aussi, où l'on rase aussi dans la nuit devant des enfants effarés." Ce pays est issu d'une somme d'utopies, y compris de ceux qui rêvaient "qu'il y fasse bon vivre et que ce soit joli." De ceux qui ne pouvaient demeurer sur la terre où avaient péri les leurs par millions, où leurs cendres étaient parties en fumée au-dessus de la Pologne, de ceux qui pleurèrent dans le bateau de cet exode conquérant en voyant approcher le port de Haïfa.
Quel étrange pays où la mémoire des morts est si forte, la commémoration permanente, dans l'espace public et privé. Il y a le génocide qui a imprimé sa marque indélébile, mais aussi toutes les guerres menées par la suite (la narratrice est présente pour Yom Hazikaron, le jour du souvenir, où l'on honore les soldats tombés pour défendre Israël). Il y a la tante Mina qui sort "des dizaines photos très anciennes", avec tous leurs fantômes. Il y a le poids séculaire, oppressant, de la religion à Jérusalem, ce mur des lamentations devant lequel, le jour de la visite, l'écrivain ne ressent aucune émotion.
Carole a déjà écrit - fort bien - sur cette mémoire, elle est là pour le faire encore, sans doute, mais aussi pour s'inspirer de la vie de ses trois cousins nés en Israël, même s'il est parfois difficile de les faire abandonner leurs défenses pour se livrer, même si les échanges en anglais ne facilitent pas toujours le dialogue. Elle parcourt une "géographie intime", elle sait que l'Histoire s'incarne ici, avec eux, et dans les paradoxes qui voient les jeunes partir à l'armée et leurs mères pleurer d'angoisse.
Carole Zalberg évoque un "nous" qu'elle s'approprie, "polyphonique, tourmenté, tiraillé jusqu'au déchirement" , "douillet et hérissé de pièges", mais un nous qu'elle abandonne en partie en repartant vers Paris, avec le souvenir sensuel de la musique, de la nourriture, du soleil à la plage où la mer est tourmentée, du chant des oiseaux, de la beauté des femmes, des paysages, du bruit des repas...
Et en finissant le livre, c'est comme en finissant Lucien Leuwen: on désespère de ne pas lire la suite; à la différence qu'avec Carole Zalberg, on sait que viendra le roman. Il ne peut pas en être autrement.
26 avril 2016.
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