Ce n’est pas rien que
le projet théâtral de Jean Lambert-wild me donne envie de retourner au théâtre
de L’Union, le centre dramatique national du Limousin, à Limoges, qui fut le
cœur du duché d’Aquitaine, dont l’histoire est en partie liée à celle des
Plantagenet. J’étais demeuré sur de vieux souvenirs de la pièce, ceux, en
particulier, excellents, de Looking for
Richard, le documentaire d’Al Pacino sorti en 1996. Aussi, en venant dans
l’ancienne salle des coopérateurs limougeauds, ce que je venais voir, c’était
la confrontation du nouveau directeur du centre dramatique avec ce grand
classique…
Richard III revêt donc l’allure d’un clown – personnage qu’il affectionne
particulièrement – interprété avec subtilité par Jean Lambert-wild, confronté à
Elodie Bordas, puissante comédienne qui joue tous les autres rôles ou presque, évoluant
dans un décor, imposant, réjouissant et innovant, sorte de carrousel infernal
dessiné par Stéphane Blanquet, rappelant à la fois les œuvres de Jérôme Bosch,
mais aussi le psychédélisme (des fleurs de pavots colorées ?) et même
l’esthétique des petits dessins animés du
Holy Graal des Monty Python. Cette adaptation, dirigée par Lambert-wild,
Lorenzo Malaguerra et Gérald Garutti (qui témoigne d’un formidable travail
d’équipe dont il conviendrait de citer tous les noms (lumières, son, costumes…),
et qui bénéficie d’une nouvelle traduction dépoussiérée par l’omniprésent Lambert-wild
et Gérald Garutti, souligne, par l’économie des comédiens présents sur la
scène, le face à face de Richard III confronté à lui-même (« myself upon
myself »), face à son alter ego féminin, à Buckingham, son âme damnée, mais
aussi au public (la conscience spectatrice), régulièrement pris à partie tout
au long du spectacle. Si le mot n’était pas si galvaudé, on oserait presque
dire qu’il s’agit d’une vision psychanalytique de la pièce de
Shakespeare : celle qui met en scène un individu ivre de lui-même (mais
peut-être aussi de son ennui), de la puissance qu’il souhaite acquérir, fusse à
travers le dévoiement, le mensonge, la trahison, la corruption et le crime –
jusqu’au plus abject : celui des enfants. Richard étant lui-même
l’incarnation de tous les maux qui accablent le monde, celle de toute la
violence et du mal qui peuvent habiter l’humain – et l’on n’a guère de peine à
trouver des échos très contemporains au texte du dramaturge anglais… D’ailleurs,
le projet de Jean Lambert-wild et de son équipe a commencé dans un hôpital
psychiatrique en Suisse et la folie affleure en permanence dans
l’interprétation. Hasard ou signe, comme on voudra, cette adaptation a été
accompagnée par la découverte, à Leicester, des restes du vrai Richard III sous
un parking : quelle déchéance, pour celui qui se crut sans doute roi du
monde ! Et quelle ironie lorsque le balai-serpillère qui sert dans cette
adaptation à nettoyer le sang répandu se transforme en sceptre de
souverain ! Quelle dérision lorsque la couronne royale n’apparaît que sous
la forme d’un chapeau de clown ! En cela, nul doute, cette version est
fidèle à Shakespeare, qui savait bien mêler la poésie à la trivialité, le rire
à la tragédie.
Le (considérable)
travail de Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Gérald Garutti donne aussi
à voir avec Richard III le travail inlassable d’un comédien : car qu’est
donc d’autre cet extraordinaire personnage ? Ainsi voit-on durant toute la
représentation le miroir et la table de maquillage de l’acteur, des
marionnettes et des pantins, et tous les artifices révélés du spectacle. D’ailleurs,
cette adaptation est le lieu permanent du Deus
ex machina, du trucage, de l’artifice, d’où émane la poésie : bouches
animées par une roue avec stroboscope, au milieu d’autres roues décorées d’un
formidable engrenage sans doute métaphorique, des ballons et des barbes-à-papa
où l’on projette de merveilleux visages parlant, ou le chambellan Hastings
envisagé comme une statue colorée s’animant et finissant par exploser en une
nuée de confettis… Tout cela a finalement des airs de fête foraine du début du
20ème siècle, lorsqu’Elodie Bordas revêt son uniforme et son fez,
lorsqu’elle parle comme à la parade, et lorsque Richard III s’amuse à un jeu de
massacre dont les têtes-cibles, qu’il s’amuse à viser, sont la reproduction à
l’infini de la sienne. Le jeu – certains diraient « la performance – des deux
comédiens est en tout point remarquable, dans les variations de la parole et
des déplacements, dans le respect du texte et même dans la « mise en
danger » des corps se tournant et retournant au-dessus du vide.
Loyaulté me lie convoque sans en abuser
quelques accessoires et sons plus contemporains : pistolets, échos qui
renvoient Richard à sa folle solitude, à sa mélancolie dévorante, fenêtres qui
claquent en se refermant comme des couvercles de tombeau. Et l’on admire
l’hommage à Limoges lorsque le roi revêt son armure en porcelaine réalisée par
Stéphane Blanquet, Christian Couty et Monique Soulas : on songe un instant
à tous les ouvriers en porcelaine qui fréquentèrent jadis cette rue qui ne
portait pas encore le nom des coopérateurs. L’armure est en effet magnifique,
dans ses tons de bleu, de blanc, d’argent… mais elle montre un monstre – hydre
ou serpent biblique comme on se plaisait à les représenter aussi sur les émaux
d’autrefois – qui semble prêt à dévorer cet homme coupable et elle ne couvre
Richard III qu’à moitié : fragile, elle ne peut le protéger vraiment de
son principal ennemi, lui-même.
Jusqu’à la
lie, avec Richard, nous buvons la liqueur d’amertume, qui est aussi un peu la
nôtre. Jusqu’au final magnifique ou, suspendu dans l’éther aux couleurs de
Turner, habité par des nuages à la Constable et des images rappelant les
funérailles de Georges VI, l’âme de l’assassin, dialoguant avec elle-même, sa
conscience ou Dieu, et sans doute le Diable, vogue vers la mort qui abolit
tout, dans un ultime riff de guitare.
Etre ou
ne pas être, et être cela, telle est bien toujours la question.
(24 janvier 2016)