En exergue du nouveau recueil de
Marie-Noëlle Agniau, une citation d’Eschyle qui donne son titre au recueil :
« La tunique noire de l’âme est déchirée d’effroi. » Elle est
extraite de sa tragédie Les Perses (dont l’armée a été anéantie par
les Grecs à Salamine). Il est donc question ici de sombre et de peur, comme
chez le tragédien où règnent les ténèbres (ἐπεὶ δὲ φέγγος ἡλίου κατέφθιτο). La
poète – helléniste – emprunte donc aux antiques poètes pour créer un chant de
conjuration :
« Issue à la détresse ! Issue à la détresse ! Ce que l’on
cherche est issue à la détresse d’un cœur arrêté dans l’immonde. »
Mais quelle est l’origine de
cette détresse, qui s’exprime ici de façon multiple, puisqu’il est question de
cauchemars, de vieillissement et de corps qui s’en va, de mort, de prison, de
douleur, de suaire et de spectres, de blessé par balles, de tricherie, de
plaies du corps, du Néant, de piège à bêtes, de froid, de miettes, de poussière
et de moisissures, de guerre, de la chair et du sang autour de la cible, de
trou noir, de « la furie du soldat Bachar al-Assad » ? A-t-elle-même
une origine ? Quelle est la faille, la perte ? Y a-t-il une issue à
être ? Tout le mystère et la désolation, ne serait-ce pas l’humain ?
Il est question d’os, aussi, de
maxillaires, de colonne, armature toujours fragile de l’homme. Qu’écrivait
Zola, déjà ? « Quand on s'aime dans le crime, on doit s'aimer d'une
passion dont les os craquent. » Mais de quel(s) crime(s) s’agit-il ici ?
De quels morts la poète se fait-elle la comptable, depuis « le chien (qui)
veut mourir,/Tout seul dans la nuit. » jusqu’aux enfants tués par les
sbires du dictateur syrien ?
Face à ce sombre, la narratrice
se dit « bête indestructible ». Et reprend l’antienne séculaire :
« Nous sommes de ceux qui attendent.
Nous sommes de ceux qui appellent. »
De profundis clamavi ad te, Domine (« Des profondeurs, je
criai vers Toi, Seigneur »), le Psaume
130, qui a tant inspiré. Il y a d’ailleurs bien des correspondances entre
le poème de Charles Baudelaire et le recueil de Marie-Noëlle Agniau, au « fond
du gouffre obscur où mon cœur est tombé. » Rien de ce qui fut sollicité ne
semble avoir donné de réponse – pas plus les livres que les machines ou que
toute une vie. N’y aurait-il donc que le silence face à la plainte ?
Et puis il est question de ce livre
qui attend et qui ne fut pas écrit. Quel est-il ? Est-ce une œuvre de la
poète ? Une impossibilité à dire ? Cette poésie, comme exorcisme à ce
silence ? « Les mots lancés comme des mondes qui ne se répètent pas. »
Oui, la poésie, gage d’immortalité car « si ton récit est détruit, qu’est-ce
qu’il y a ? ».
Et puis cette « terre d’Elée ».
Ce retour – encore – aux origines, à la terre d’Italie, à la philosophie (qu’enseigne
Marie-Noëlle Agniau). Nous sommes dans les parages de Parménide et de Zénon.
Une poésie ontologique, pourrait-on dire : « Je, été. » Chercher
à dire, chercher à être, chercher à dire l’être. Cette poésie pour révéler la
bête énorme, celle qui sent et qui renifle – une autre façon de se dire. Une
poésie profonde et belle.
Et toujours, chez Marie-Noëlle
Agniau, les enfants. Celui qui a disparu et qui la hante, le frère et son
suaire ou la tragédie initiale (« la tunique noire de l’âme »,
peut-être) ; et les autres, bien vivants, avec leur cœur : « ça,
c’est poussière de fée. » Les jeux. La musique. L’épuisette. La balle et
tout le reste, dans le jardin, « le vert désordre ». La vie.
Et si finalement, de manière incongrue
et grâce à la poésie, l’apaisement et le bonheur l’emportaient, au moins le
temps d’un été ? « L’air est doux », c’est la chanson finale. L’issue
à la détresse.
16 octobre 2015.