Deux écrivains pour lesquels j’ai
un intérêt particulier, sans doute plus que littéraire, viennent de publier
leurs derniers ouvrages, captivants et réussis chacun à leur manière. Par
hasard – ou peut-être pas ? – ces deux auteurs sont d’origine limousine.
L’une, Agnès Clancier, est originaire de Bellac ; elle porte le nom rendu
prestigieux par Georges-Emmanuel, poète d’importance chez Gallimard, qui
écrivit Le pain noir adapté pour la
télévision par Serge Moati, qui fut homme de résistances, de radio et de
culture. A son propos, et à celui d’Anne Clancier, l’épouse, Agnès écrit :
« un lien immédiat, vierge de regrets et de chagrins, s’est créé (…) Lui
est curieux de tout, affectueux, bienveillant, généreux. » L’autre, c’est
Alain Galan, écrivain et journaliste corrézien. Les deux ont en commun d’avoir
publié leurs livres d’avant chez Gallimard.
Le
premier souvenir que je conserve d’Agnès Clancier au fond de moi est celui de
notre classe de cinquième dans un collège de Limoges : le moment où l’on
vint la chercher pendant un cours parce que sa mère venait de s’éteindre. Il
est question de cela dans Karina Sokolova[1],
livre double, qui raconte l’adoption de sa fille en Ukraine, puis
l’apprentissage de la vie à deux – mère et fille –, mais aussi l’enfance et
l’adolescence souvent douloureuses de la narratrice, dans ce qui est bien un
récit et pas un roman. « Il est périlleux de vieillir lorsqu’on n’a pas eu
le modèle de sa mère devant soi. » Les souvenirs surgissent naturellement à la fin du livre,
lorsqu’il s’agit d’évoquer les parents disparus en s’adressant à la jeune
fille : « Je m’aperçois que je t’ai peu parlé d’eux. » Et la
douleur rétrospective affleure : « je n’ai vu, moi, que le plus
sombre de leur vie. » Malgré de fugitifs instants de bonheur, Agnès
Clancier évoque les disputes entre ses parents, leur divorce, la mort de sa
courageuse mère – « Un jour, en lavant la vaisselle, elle a laissé
échapper ce qu’elle avait dans les mains et s’est courbée en deux en se tenant
le ventre. L’année suivante, elle est morte. » –, le retour chez le
père – « Il avait commis une sorte de suicide lent, nous infligeant la
vision d’une longue agonie, des années d’une errance aux enfers, où il ne
pouvait s’empêcher d’essayer d’entraîner ses proches… » Il y a de très
beaux passages sur les parents dans ces lignes, par exemple sur un fauteuil que
la narratrice garde parce qu’il est taché par une goutte de sang de son père,
homme vulnérable dont elle a perçu la faille. Temps « de fureurs et de
larmes » où Agnès Clancier fit du karaté parce que son père estimait que
« dans la vie, il faut savoir se battre. » Je me dis en parcourant
ces lignes que j’étais tellement naïf, tellement « à côté », fasciné
par cette jeune collégienne aux cheveux longs et aux si beaux yeux, lorsque quelques
instants je marchais à ses côtés, sa main dans la mienne, sur les chemins du
plateau de Millevaches, du côté de Pigerolles, où je n’ai jamais cessé d’aller,
depuis.
Karina Sokolova est l’histoire, écrite
sans pathos et dans un style travaillé mais léger, ponctué de traits plein
d’humour et d’auto-dérision, de l’adoption d’une petite fille ukrainienne à qui
la narratrice s’adresse. Désir d’adoption venu des tréfonds de l’enfance (la
grand-mère paternelle d’Agnès Clancier avait elle-même été adoptée, mais elle
ne l’apprit que bien plus tard), désir de maternité d’une femme vivant seule la
plupart du temps. Adoption précédée par un émouvant passage dans une église
orthodoxe de Kiev – presque un hasard, mais existe-t-il vraiment ? – où la
narratrice assiste à la fois à la ferveur religieuse et à la détresse d’une
femme pleurant et priant, projection possible de la mère de l’enfant qu’elle va
adopter, projection possible d’elle-même ; une sorte d’autre baptême, de
recommencement. Le livre est donc celui de l’apprentissage de la maternité,
rendu encore plus fragile et sensible par le fait qu’il s’agit d’une adoption.
L’apprentissage de la vie à deux, une fois dépassées les diverses et
désagréables formalités administratives. Mère, fille. Apprentissage poétique
de la parole : « tu as appris le français en commençant par la
musique de la langue et par la fin des mots (…) Cet apprentissage à la fois
tardif et accéléré a rempli notre vie de poésie. » Apprentissage de
l’amour réciproque, du bonheur, avec cette petite fille qui dit à sa maman
qu’elle est « jolie comme trois pommes ». Effarement aussi devant les
incompétences de l’Ecole, qui pousse finalement à la fuite vers d’autres
ailleurs plus hospitaliers, au gré des postes proposés à la mère :
Australie ou Afrique – lieux de liberté et d’épanouissement. Les éclats de rire
de la petite fille reviennent. Mais ce regret, peut-être : la fille de
l’écrivain n’aime pas trop la littérature ! Alors l’écrivain décide de lui
écrire ce livre, celui de leur histoire commune : « oui, c’est de
toi, ma fille, que je parle, de toi, oui, qui regardes par-dessus mon épaule.
Tiens, tu aimes lire maintenant ? » Agnès Clancier a gagné son pari
difficile de mère puisque sa fille – puisqu’elle-même sans doute – n’a plus
peur de l’avenir. Elle a gagné aussi celui de l’écriture de ce récit sobrement
émouvant qui n’est rien d’autre qu’une histoire d’amour finissant bien.
Je
ne sais pas si Alain Galan a déjà rencontré Agnès Clancier ;
Georges-Emmanuel, peut-être. J’ai toujours aimé ce qu’il écrivait – encore
plus, sans doute, ses deux romans chez Gallimard : Louvière et L’ourle. Son
dernier roman, A bois perdu[2], ne
déroge pas à cette règle. D’abord parce que lire Alain Galan, c’est se délecter
d’un style magnifique qui restitue joliment la première faculté des lettres de
Limoges, 13 rue de Genève, ancienne maison de maître, « ensemble un peu
étrange, mélange de vieille France et de petite Suisse », ou les vergers
du bocage normand et leurs vénérables pommiers. Avec l’art qui est le sien, Alain
Galan nous fait en permanence douter : où est le vrai ? qu’est-ce qui
relève ici de l’imaginaire ? Il me l’a écrit dans un courrier, mais je ne
révèlerai rien ici. Le narrateur mène une enquête : journaliste,
« nègre », écrivain proche de la retraite (atteint d’une sorte de
crampe qui le menacerait de ne plus pouvoir écrire), il décide d’en savoir plus
à propos de son pupitre à double versant, « un chameau », que lui
offrit le directeur du premier journal auquel il collabora : L’éveil du Centre. Et l’enquête est
prétexte – pour le plus grand plaisir du lecteur – à souvenirs sur la presse du
temps de la typographie, à considérations diverses sur l’écriture menacée par
le numérique, sur l’histoire, à déambulations diverses du Limousin à la Normandie où le
narrateur retrouve trace, dans de vieux papiers, du passé de son meuble
d’écriture. On savoure quelques beaux portraits : celui de Decharme (un
nom qui rappelle celui de René Dessagne chez qui il publia ses deux premiers
ouvrages…), humaniste attaché à la presse d’antan, celui d’une Marguerite G.,
vieille dame érudite à la George Sand
ou à la Colette
(à propos de qui Galan écrivit un fort beau livre), celui d’un jeune homme
abandonnant son Droit pour se consacrer au domaine normand familial, celui,
surtout, de deux personnages flaubertiens devenus bien vivants et
attachants : Bouvard et Pécuchet. Car l’enquête remonte jusqu’à eux et le
« chameau » dont il est ici question aussi, fabriqué « à bois
perdu » par Gorgu, un vieux bonhomme qui sait faire de la belle ouvrage –
un peu comme un écrivain qui sait bien écrire, Flaubert, cela va de soi, mais
Galan aussi. Il raconte merveilleusement le désir de belle écriture, de copie
tout simplement, des deux vieux garçons normands formant un singulier couple.
Avec eux et avec lui, on se souvient du plaisir de toucher du beau papier, de
sentir l’encre, de manier la plume et les crayons, de sentir la colle à bouche
parfumée : « à partir de ce soir-là, ils copièrent sans relâche et
sans jamais aspirer au repos » – jusqu’à la mort, si bellement racontée.
Mais il est question de bien d’autres choses, dans cet élégant ouvrage :
de deux thèmes déjà présents dans les précédents livres – le travail du bois,
on l’a dit, et sa mise à mal par les insectes xylophages; le surgissement de
monstres étranges, parfois. Des vrais chameaux, les animaux, dont chaque
histoire racontée est comme une parabole. Des tables tournantes de Victor Hugo,
quand il s’agit d’enquêter – mais il n’est pas facile de faire tourner un
pupitre, n’est-ce pas ? A bois perdu
est une histoire de temps qui passe. D’une civilisation de l’écrit qui tend
à disparaître (ce que pressent aussi Agnès Clancier dans son livre en observant
sa fille). D’un homme qui vieillit doucement en se souvenant qu’il fut au
milieu des « étudiants en lettres avec leurs écharpes écossaises aux tons
vifs, leurs épais duffle-coats et leurs visages de convalescents ». Je
referme son livre avec une sorte de mélancolie heureuse ; sa lecture m’a
transporté – j’étais assis dans ma bibliothèque, entouré par les rayonnages de
bois couverts de livres, assis sur le vieux fauteuil de mon grand-père, me
disant que j’étais décidément de la civilisation dont il chante doucement la
fin, sans amertume. Mais une énigme demeure : ce pupitre existe-t-il pour
de vrai ?
Laurent Bourdelas