dimanche 26 janvier 2014

Agnès Clancier et Alain Galan publient leurs nouveaux livres



          Deux écrivains pour lesquels j’ai un intérêt particulier, sans doute plus que littéraire, viennent de publier leurs derniers ouvrages, captivants et réussis chacun à leur manière. Par hasard – ou peut-être pas ? – ces deux auteurs sont d’origine limousine. L’une, Agnès Clancier, est originaire de Bellac ; elle porte le nom rendu prestigieux par Georges-Emmanuel, poète d’importance chez Gallimard, qui écrivit Le pain noir adapté pour la télévision par Serge Moati, qui fut homme de résistances, de radio et de culture. A son propos, et à celui d’Anne Clancier, l’épouse, Agnès écrit : « un lien immédiat, vierge de regrets et de chagrins, s’est créé (…) Lui est curieux de tout, affectueux, bienveillant, généreux. » L’autre, c’est Alain Galan, écrivain et journaliste corrézien. Les deux ont en commun d’avoir publié leurs livres d’avant chez Gallimard.

            Le premier souvenir que je conserve d’Agnès Clancier au fond de moi est celui de notre classe de cinquième dans un collège de Limoges : le moment où l’on vint la chercher pendant un cours parce que sa mère venait de s’éteindre. Il est question de cela dans Karina Sokolova[1], livre double, qui raconte l’adoption de sa fille en Ukraine, puis l’apprentissage de la vie à deux – mère et fille –, mais aussi l’enfance et l’adolescence souvent douloureuses de la narratrice, dans ce qui est bien un récit et pas un roman. « Il est périlleux de vieillir lorsqu’on n’a pas eu le modèle de sa mère devant soi. » Les souvenirs surgissent naturellement à la fin du livre, lorsqu’il s’agit d’évoquer les parents disparus en s’adressant à la jeune fille : « Je m’aperçois que je t’ai peu parlé d’eux. » Et la douleur rétrospective affleure : « je n’ai vu, moi, que le plus sombre de leur vie. » Malgré de fugitifs instants de bonheur, Agnès Clancier évoque les disputes entre ses parents, leur divorce, la mort de sa courageuse mère – « Un jour, en lavant la vaisselle, elle a laissé échapper ce qu’elle avait dans les mains et s’est courbée en deux en se tenant le ventre. L’année suivante, elle est morte. » –, le retour chez le père – « Il avait commis une sorte de suicide lent, nous infligeant la vision d’une longue agonie, des années d’une errance aux enfers, où il ne pouvait s’empêcher d’essayer d’entraîner ses proches… » Il y a de très beaux passages sur les parents dans ces lignes, par exemple sur un fauteuil que la narratrice garde parce qu’il est taché par une goutte de sang de son père, homme vulnérable dont elle a perçu la faille. Temps « de fureurs et de larmes » où Agnès Clancier fit du karaté parce que son père estimait que « dans la vie, il faut savoir se battre. » Je me dis en parcourant ces lignes que j’étais tellement naïf, tellement « à côté », fasciné par cette jeune collégienne aux cheveux longs et aux si beaux yeux, lorsque quelques instants je marchais à ses côtés, sa main dans la mienne, sur les chemins du plateau de Millevaches, du côté de Pigerolles, où je n’ai jamais cessé d’aller, depuis.

            Karina Sokolova est l’histoire, écrite sans pathos et dans un style travaillé mais léger, ponctué de traits plein d’humour et d’auto-dérision, de l’adoption d’une petite fille ukrainienne à qui la narratrice s’adresse. Désir d’adoption venu des tréfonds de l’enfance (la grand-mère paternelle d’Agnès Clancier avait elle-même été adoptée, mais elle ne l’apprit que bien plus tard), désir de maternité d’une femme vivant seule la plupart du temps. Adoption précédée par un émouvant passage dans une église orthodoxe de Kiev – presque un hasard, mais existe-t-il vraiment ? – où la narratrice assiste à la fois à la ferveur religieuse et à la détresse d’une femme pleurant et priant, projection possible de la mère de l’enfant qu’elle va adopter, projection possible d’elle-même ; une sorte d’autre baptême, de recommencement. Le livre est donc celui de l’apprentissage de la maternité, rendu encore plus fragile et sensible par le fait qu’il s’agit d’une adoption. L’apprentissage de la vie à deux, une fois dépassées les diverses et désagréables formalités administratives. Mère, fille. Apprentissage poétique de la parole : « tu as appris le français en commençant par la musique de la langue et par la fin des mots (…) Cet apprentissage à la fois tardif et accéléré a rempli notre vie de poésie. » Apprentissage de l’amour réciproque, du bonheur, avec cette petite fille qui dit à sa maman qu’elle est « jolie comme trois pommes ». Effarement aussi devant les incompétences de l’Ecole, qui pousse finalement à la fuite vers d’autres ailleurs plus hospitaliers, au gré des postes proposés à la mère : Australie ou Afrique – lieux de liberté et d’épanouissement. Les éclats de rire de la petite fille reviennent. Mais ce regret, peut-être : la fille de l’écrivain n’aime pas trop la littérature ! Alors l’écrivain décide de lui écrire ce livre, celui de leur histoire commune : « oui, c’est de toi, ma fille, que je parle, de toi, oui, qui regardes par-dessus mon épaule. Tiens, tu aimes lire maintenant ? » Agnès Clancier a gagné son pari difficile de mère puisque sa fille – puisqu’elle-même sans doute – n’a plus peur de l’avenir. Elle a gagné aussi celui de l’écriture de ce récit sobrement émouvant qui n’est rien d’autre qu’une histoire d’amour finissant bien.

            Je ne sais pas si Alain Galan a déjà rencontré Agnès Clancier ; Georges-Emmanuel, peut-être. J’ai toujours aimé ce qu’il écrivait – encore plus, sans doute, ses deux romans chez Gallimard : Louvière et L’ourle. Son dernier roman, A bois perdu[2], ne déroge pas à cette règle. D’abord parce que lire Alain Galan, c’est se délecter d’un style magnifique qui restitue joliment la première faculté des lettres de Limoges, 13 rue de Genève, ancienne maison de maître, « ensemble un peu étrange, mélange de vieille France et de petite Suisse », ou les vergers du bocage normand et leurs vénérables pommiers. Avec l’art qui est le sien, Alain Galan nous fait en permanence douter : où est le vrai ? qu’est-ce qui relève ici de l’imaginaire ? Il me l’a écrit dans un courrier, mais je ne révèlerai rien ici. Le narrateur mène une enquête : journaliste, « nègre », écrivain proche de la retraite (atteint d’une sorte de crampe qui le menacerait de ne plus pouvoir écrire), il décide d’en savoir plus à propos de son pupitre à double versant, « un chameau », que lui offrit le directeur du premier journal auquel il collabora : L’éveil du Centre. Et l’enquête est prétexte – pour le plus grand plaisir du lecteur – à souvenirs sur la presse du temps de la typographie, à considérations diverses sur l’écriture menacée par le numérique, sur l’histoire, à déambulations diverses du Limousin à la Normandie où le narrateur retrouve trace, dans de vieux papiers, du passé de son meuble d’écriture. On savoure quelques beaux portraits : celui de Decharme (un nom qui rappelle celui de René Dessagne chez qui il publia ses deux premiers ouvrages…), humaniste attaché à la presse d’antan, celui d’une Marguerite G., vieille dame érudite à la George Sand ou à la Colette (à propos de qui Galan écrivit un fort beau livre), celui d’un jeune homme abandonnant son Droit pour se consacrer au domaine normand familial, celui, surtout, de deux personnages flaubertiens devenus bien vivants et attachants : Bouvard et Pécuchet. Car l’enquête remonte jusqu’à eux et le « chameau » dont il est ici question aussi, fabriqué « à bois perdu » par Gorgu, un vieux bonhomme qui sait faire de la belle ouvrage – un peu comme un écrivain qui sait bien écrire, Flaubert, cela va de soi, mais Galan aussi. Il raconte merveilleusement le désir de belle écriture, de copie tout simplement, des deux vieux garçons normands formant un singulier couple. Avec eux et avec lui, on se souvient du plaisir de toucher du beau papier, de sentir l’encre, de manier la plume et les crayons, de sentir la colle à bouche parfumée : « à partir de ce soir-là, ils copièrent sans relâche et sans jamais aspirer au repos » – jusqu’à la mort, si bellement racontée. Mais il est question de bien d’autres choses, dans cet élégant ouvrage : de deux thèmes déjà présents dans les précédents livres – le travail du bois, on l’a dit, et sa mise à mal par les insectes xylophages; le surgissement de monstres étranges, parfois. Des vrais chameaux, les animaux, dont chaque histoire racontée est comme une parabole. Des tables tournantes de Victor Hugo, quand il s’agit d’enquêter – mais il n’est pas facile de faire tourner un pupitre, n’est-ce pas ? A bois perdu est une histoire de temps qui passe. D’une civilisation de l’écrit qui tend à disparaître (ce que pressent aussi Agnès Clancier dans son livre en observant sa fille). D’un homme qui vieillit doucement en se souvenant qu’il fut au milieu des « étudiants en lettres avec leurs écharpes écossaises aux tons vifs, leurs épais duffle-coats et leurs visages de convalescents ». Je referme son livre avec une sorte de mélancolie heureuse ; sa lecture m’a transporté – j’étais assis dans ma bibliothèque, entouré par les rayonnages de bois couverts de livres, assis sur le vieux fauteuil de mon grand-père, me disant que j’étais décidément de la civilisation dont il chante doucement la fin, sans amertume. Mais une énigme demeure : ce pupitre existe-t-il pour de vrai ?

            Laurent Bourdelas
           


[1] Arléa, 2014.
[2] Buchet Chastel, 2014.

mardi 7 janvier 2014

Carmen à l'Opéra-Théâtre de Limoges



Pour commencer l’année 2014, l’Opéra-Théâtre de Limoges – dirigé par Alain Mercier – propose la superbe Carmen mise en scène par Frédéric Roels et dirigée musicalement par Robert Tuohy – désormais talentueux directeur musical associé de l’Opéra-Théâtre de Limoges et de l’Orchestre de Limoges et du Limousin, venu de l’Orchestre National de Montpellier. J’avais aimé, par le passé, le travail théâtral de la Compagnie Fievet-Paliès, jadis installée à Limoges, autour de Carmen, la nouvelle et la Carmen arabo-andalouse d’Olivier Desbordes au Festival de Saint-Céré – que je ne désespère pas de voir invité un jour en Limousin. J’ai beaucoup aimé la puissance et la sobriété de cette version dépoussiérée et fidèle à la fois de l’opéra comique de Bizet sur le livret de Meilhac et Halévy et je n’ai pas vu le temps passer, grâce à une mise en scène, une interprétation lyrique et musicale efficace et réussie, grâce aussi aux costumes de Lionel Lesire, aux décors intemporels et à la scénographie de Bruno de Lavenère, aux lumières pertinentes de Laurent Chastaingt – dont on comprend qu’il ait été trois fois nominé aux Molières.
            Interprétant la mythique séductrice gitane et sévillane, Annalisa Stroppa, mezzo-soprano, habituée des plus grandes scènes à travers le monde, chante magnifiquement, puissamment, sensuellement, ces airs universellement connus et réussit la prouesse de nous surprendre. En short court, en jupe et sandales, le corps harmonieux, elle sait en quelques gestes ou pas de danse être la cigarière provocante, la prisonnière éplorée et séduisante, la contrebandière des montagnes, mais surtout la femme libre jusqu’à la mort imaginée par Mérimée dans sa nouvelle. Elle triomphe de ce rôle exigeant pour la plus grande joie d’un public ravi. A ses côtés, les autres chanteurs – même ceux dont les rôles pourraient sembler plus secondaires – sont excellents ; en particulier, bien sur, le ténor américain Brian Jagde qui interprète Don José, amoureux jusqu’à la désertion et au crime. Belle puissance du chant masculin. Malheureusement souffrante, Karen Vourc’h, soprano Victoire de la Musique de la Révélation classique en 2009 compose une Micaëla attendrissante dans sa confrontation sans espoir avec Carmen. Thomas Dear, baryton basse, interprète Escamillo avec ce qu’il faut d’arrogance. Et tous les autres doivent ici être salués. En particulier les musiciens limougeauds et leur Chef, plein d’un talent incontestable, que l’on aimerait mieux voir dans leur fosse ; Jacques Maresch, le chef de chœur, le Chœur de l’Avant-Scène, dirigé par Catherine Pourieux et Patrick Malet – les enfants y sont charmants et tout à fait doués.
            Toute cette belle troupe réussit à donner beaucoup de vitalité à l’opéra – parfois de violence, avec la quasi tentative de viol sur Micaëla par les soldats dans une flaque d’eau, l’apparition des couteaux tranchants, le meurtre final qui rougit l’eau du sang de Carmen, comme l’annonçaient le graphisme de l’affiche et du programme. La violence même de l’amour, sujet de l’œuvre : Et si tu m’aimes, prends garde à toi !
            Le public, venu nombreux, ne s’y trompe pas qui applaudit à tout rompre et fait revenir plusieurs fois les artistes et l’équipe pour saluer sur la scène du vénérable théâtre qui fête ses 50 ans. Les spectateurs attendent aussi la Carmen dansée d’Antonio Gades. Ce feu d’artifice chatoyant symbolise le renouveau de l’Opéra-Théâtre de limoges et l’on ne peut que s’en féliciter. Que de chemin parcouru depuis les opérettes des années 70, lorsque j’apprenais la critique, adolescent, en compagnie de Jacques Ruaud, de L’Echo ! L’austère façade grise et bétonnée du bâtiment – construit à la place du beau cirque-théâtre municipal en 1963 par Pierre Sonrel – semble vouloir attirer le plus de spectateurs possible et leur crier elle-aussi « Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ! »