A
priori – mais il faut essayer de ne jamais en avoir – je suis un inconditionnel
des chorégraphies du franco-algérien Heddy Maalem. J’attendais donc avec
impatience d’assister à Eloge du puissant
royaume, qui tire son nom du KRUMP (Kingdom Radically Uplifted Mighty
Praise), danse (et philosophie, pourrait-on dire) née dans les ghettos de Los
Angeles vers 1990. Marqué par les guerres de gangs, le trafic de drogue, les
interpellations musclées de la police et les émeutes raciales de 1992, Thomas
Johnson décide de créer le personnage de Tommy le Clown pour animer des goûters d'anniversaires dans les quartiers.
Le clowning est appelé ainsi parce
que chaque danseur se maquillait le visage. Il invente à cette occasion une
nouvelle danse rapidement imitée par les enfants des quartiers: le clown dancing. En grandissant,
certains d'entre eux développent une nouvelle forme d'expression en créant le KRUMP.
Celui-ci va apparaître dans des clips de Christina Aguilera, Prodigy ou The
Chemicals brothers puis David LaChapelle lui consacre le documentaire Rize en 2005. Aujourd’hui en France, ses
adeptes, organisés en «familles»,
s’affrontent lors de battles endiablées.
Pas
étonnant qu’Heddy Maalem (avec la scénographe Rachel Garcia), dont j’avais tant
aimé Le Sacre du printemps en 2004,
s’empare à son tour du KRUMP avec quatre formidables danseurs venus des rues
franciliennes : Jigsaw (initié à Los Angeles), Big Trap (membre du premier
groupe de KRUMP français), Kellias (qui commença par la break dance), Spencer
(danseuse d’abord formée dans des ateliers d’afro-jazz et de danse orientale)
et Nach (formée au CND de Lyon). Vêtus de vêtements de rue (dissimulant à peine
leur impressionnante musculature) et de baskets, ceux-ci sont les virtuoses
d’un art pacifique très codifié, avec ses trois mouvements de base : Stomp
: les jambes sont comme ancrées au sol qu’elles frappent régulièrement. Arm
swing : les mouvements de bras peuvent s’apparenter à ceux d’un sport de
combat mais les poings sont ouverts. Chest pop : la poitrine, portée
vers l’avant, explose comme du pop-corn – la confiserie préférée des
Américains. Quant aux visages, ils expriment diverses sensations, la colère, la
provocation de l’autre, non pas rival de gang, mais de danse. Ici, il s’agit
d’affrontements pacifiques, de décharge d’énergie pure, parfois inspirés aussi
par des personnages de jeux videos ou de cinéma. Chorégraphié par quelqu’un qui
débuta par la boxe et l’haïkido avant d’aller lui-même vers la danse – connaissant
donc intimement ce dont il s’agit –, Eloge
du puissant royaume est une réussite alternant solos, duos, et figures de
groupe où excellent des artistes maîtrisant parfaitement leur danse.
Mais
Heddy Maalem, comme toujours, va plus loin : si toute la chorégraphie est
ponctuée des mouvements du KRUMP, si elle s’achève bien par une final battle pleine de fougue, elle est
aussi comme une histoire légère de toute la danse, des temps médiévaux puis
baroques jusqu’à aujourd’hui. Et sans doute l’un des plus beaux moments du
spectacle est-il celui où résonne le Kyrie
– peut-être le plus magnifique chant liturgique catholique où l’homme
demande à son Dieu de le prendre en pitié. Non seulement la danse de cet Eloge, à ce moment-là, est-elle un
rappel que le KRUMP peut aussi être une louange ou un acte spirituel, mais elle
permet à la créativité d’Heddy Maalem de rejoindre celle des sculpteurs de la
statuaire médiévale, qui ne dédaignèrent jamais la représentation des acrobates
(la figure du converti), celle des danseurs et des musiciens. Et le fait que ce
soit dansé à Limoges, qui fut au Moyen Âge, avec l’abbaye Saint Martial, la
capitale d’Europe occidentale de la musique liturgique puis des troubadours,
ajoute au plaisir.
Ainsi, celui
qui, depuis le début, interroge le corps et le cœur, celui qui médite sur
l’art, la vie, la beauté et la mort, donne-t-il à voir ici, à travers une danse
venue du ghetto, la quintessence de ce que doit être une chorégraphie
contemporaine : à la fois puissante et légère, virtuose et énergique,
alliant le geste et la souplesse, sachant utiliser le visage et le regard,
évoluant du grand espace à celui plus réduit d’une simple enjambée. On demeure
suspendu au souffle, à la sueur, aux palpitations de ces corps bien vivants, à
la force de la musique, à la beauté ferme des corps. On rêve et on médite. On
admire les danseurs. Et cela procure une joie intense – au sens où l’entendait
Bernard de Ventadour.