Les Editions Page 69 proposent à un public averti les belles Escales en femmes inconnues de Joël Alessandra, dont on retrouve avec plaisir trois constantes très appréciées dans ses autres albums: le goût pour les couleurs vives ou chaudes, celui des voyages et, bien sûr, celui des jolies femmes et de leur corps. Le narrateur est un dessinateur: "Mon métier c'est le dessin" annonce-t-il dès le début de ce bel ouvrage de 64 pages (le carnet, les esquisses, sont donc présents à de nombreuses occasions). Est-ce pour autant un récit autobiographique ou fantasmé? Au fil de ses voyages, il fait la connaissance de jolies jeunes femmes - modèles, prostituées, masseuse ou adepte de la cérémonie du thé - avec lesquelles il a d'éphémères et torrides relations. Les corps, féminins et masculins, les rapports, sont montrés de manière très réaliste, précise, envoûtante, excitante même. C'est d'ailleurs ici une ode à la diversité des origines: "Yéménites, somalies ou éthiopiennes. Grandes, minces, à moitié nues pour certaines sous la transparence des boubous. Insaisissables. Presque des mirages sortis tout droit d'un conte des mille et une nuits." Le narrateur aime le mystère, le plaisir d'une femme portant des bas nylon, celui d'une autre s'offrant tandis que le thé infuse. Il devient parfois le contemplateur (et même le sujet...) d'amours homosexuelles. Il est en route, de Rome à Pékin, en passant par Djibouti ou l'Ethiopie, sur les traces de Rimbaud. Bien que le propos ne soit pas le même que celui d'Hugo Pratt, on songe à Corto Maltese, à Eugène Delacroix, et à bien d'autres choses encore. Parfois même, le dessinateur devient modèle à son tour. Finalement, s'il fait l'amour avec ces femmes, c'est sans doute parce que sinon, "la couleur manque à notre désir", comme il l'affirme: ces aventures répétées donnent intimement et véritablement vie et chair à ses oeuvres. Et la sensualité ne s'arrête pas à celle des corps, elle est partout, par exemple "cette odeur familière de l'eucalyptus, de la galette d'Injera et du café que l'on fait griller sur le pas des portes..." Cet album suscite donc de variés et multiples plaisirs.
Quelques archives - écrits critiques de Laurent Bourdelas, historien, écrivain et critique, spécialiste de l'histoire culturelle. Reproduction/citation interdite sans autorisation.
vendredi 26 avril 2013
vendredi 12 avril 2013
"Rouffanche - Clancier, du pays et de l'exil", communication de Laurent Bourdelas au colloque Clancier, Bfm de Limoges, 11 avril 2013
Joseph Rouffanche dans son jardin (c) Laurent Bourdelas, 2001
Je voudrais
dire, au début de cette communication, combien je suis reconnaissant à ceux qui
m’ont invité à la faire, et combien je me réjouis de cet hommage de la Bfm de Limoges à
Georges-Emmanuel Clancier, enfant du pays.
Lorsque Le Pain noir fut diffusé à la
télévision, j’avais pour camarade de classe Agnès Clancier, petite nièce de
l’écrivain, avec qui j’ai partagé les bancs du Lycée Gay-Lussac et qui est
devenue par la suite diplomate et romancière. En 2003, Georges-Emmanuel avait
bien voulu, aussi, préfacer mon exposition de photographies consacrée à notre
rue commune d’enfance : la route d’Ambazac pour lui, devenue plus tard la
rue Aristide Briand pour moi, dans le quartier de la gare des Bénédictins à
Limoges – je précise qu’il fait partie des écrivains limousins reconnus et
installés à Paris, comme Pierre Bergounioux, qui demeurent attentifs aux
auteurs demeurant « au pays ».
En 2008, j’avais donné pour titre à l’un de mes livres, consacré à la
littérature du Limousin : Du pays et
de l’exil[1] ; il me semble que cette expression s’applique à merveille
aux poètes Joseph Rouffanche et Georges-Emmanuel Clancier ; c’est pourquoi
j’ai choisi d’en faire aussi le titre de cette intervention. Je vais proposer
ici une ébauche d’étude – qui mériterait d’être développée – de ce qui a
rapproché les deux hommes, mais aussi de ce qui diffère entre eux dans leur
parcours, étudier quel accueil leur fut réservé comme poètes en Limousin,
esquisser une première analyse du regard qu’ils portent sur l’œuvre de l’autre
et conclure en essayant de dire en quoi leur poésie se rejoint ou s’éloigne.
Observons en parallèle, pour
commencer, le parcours personnel des deux hommes. Clancier naît en 1914 à
Limoges, dans une famille limousine de paysans, d’artisans et d’ouvriers
porcelainier, originaires de Châlus et Saint-Yrieix-La-Perche. Le père est
agent commercial, après avoir été officier pendant la guerre. De 1919 à 1931,
il fait ses études au Lycée Gay-Lussac à Limoges, comme boursier de l’Etat. C’est
à l’âge de seize ans qu’il découvre la poésie – grâce à quelques professeurs et
à un répétiteur normalien qui fait lire aux élèves Verlaine, Rimbaud ou
Baudelaire[2] – et
se met à en écrire, ainsi que de la prose. En classe de philosophie, la maladie
interrompt ses études. Rouffanche est son cadet de huit ans, puisqu’il naît en
1922 à Bujaleuf, dans une famille de paysans et d’artisans. Son père est
gendarme puis secrétaire de mairie. Il est élève à l’E.P.S. de
Saint-Léonard-de-Noblat, lui aussi comme boursier de l’Etat. Il est ensuite
élève-instituteur au Lycée Gay-Lussac, puis à l’Ecole Normale d’Instituteurs de
Limoges. Clancier se marie en 1939 avec Anne et vit à Paris où sa femme prépare
l’internat des hôpitaux psychiatriques. Rouffanche épouse Yolande, institutrice,
en 1948. Ils vivent en Limousin. Lorsque la guerre éclate, Georges-Emmanuel a
25 ans, Joseph 17. On connaît bien le parcours de Clancier durant celle-ci, à
la fois ses études de lettres à Poitiers et Toulouse, ses rencontres avec
divers auteurs et sa participation au comité de rédaction de la revue Fontaine, dirigée par Max-Pol Fouchet, qui
publie à Alger les textes des écrivains de la Résistance – parmi
lesquels Eluard – qu’il lui transmet clandestinement. Fontaine
s’impose comme « le porte-parole de la résistance
intellectuelle » (selon Louis Parrot), aux côtés de Poésie 40
puis de Confluences. En janvier 2012, dernier représentant vivant de la Résistance poétique,
Clancier a témoigné sur France Culture à propos de cette épopée : « bombardements sur le maquis par la Royal Air Force des
numéros de Fontaine avec les armes et les vivres, Rencontre de
Lourmarin (1941) entre écrivains de la résistance, débats passionnés entre
tenants d’une poésie de guerre et partisans d’une poésie qui n’a de cesse de
chanter, même sous les coups, débat, encore, autour du numéro de Fontaine consacré à « La poésie comme
exercice spirituel », livré en pleine
occupation allemande… »[3]. Si,
comme je l’ai montré[4], les
deux guerres mondiales sont évoquées dans l’œuvre de Rouffanche, le jeune homme
qu’il était alors ne s’est pas engagé, d’une manière ou d’une autre, durant le
deuxième conflit mondial. Après la guerre, Georges-Emmanuel Clancier est chargé
des programmes de Radio-Limoges, travaille au Populaire du Centre, fonde avec Rougerie et Margerit la revue Centres, puis s’installe à Paris en 1955
où il devient secrétaire général des comités de programmes de la
Radio Télévision Française. Sa carrière
d’écrivain est par ailleurs lancée : en 1970, il reçoit le prix des
Libraires pour L’éternité plus un jour,
reçoit l’année suivante le Grand Prix de l’Académie Française puis, en 1974,
Serge Moati réalise Le Pain noir. En
1992, il reçoit le Goncourt de la poésie pour Passagers du temps. Je m’arrête là : cet itinéraire littéraire
est bien connu. Joseph Rouffanche, quant à lui, devient professeur certifié de
Lettres modernes ; au collège de Chasseneuil dans les années 1950, à
Cognac, puis, à partir de 1961, successivement aux Lycées Gay-Lussac et Auguste
Renoir à Limoges, jusqu’à sa retraite en 1982. Il participe aux comités de
rédaction des revues Sources, de
Gilles Fournel, Promesse puis O.R.A.C.L. de Jean-Claude Valin, rejoint
la revue Friches de Jean-Pierre
Thuillat en 1983, devient le « compagnon de route » des revues Analogie puis L’Indicible frontière que j’ai eu le plaisir de diriger entre 1985
et 2007. En 1985, il soutient à Paris X – Nanterre une thèse de doctorat d’Etat
à propos de Jean Follain. Contrairement à Georges-Emmanuel Clancier, il n’écrit
que de la poésie, publiée chez divers éditeurs, parmi lesquels Seghers et
Rougerie. En 1951, Debresse publie son premier recueil, Les Rives Blanches. En 1958, son recueil Elégies limousines reçoit le Prix Saint-Pol-Roux ; en 1962, le
Prix Anne Van-Qui pour Dans la boule de
gui. Dans le jury de ce prix doté d’un million d’anciens francs :
Georges-Emmanuel Clancier, qui écrit à son sujet dans Le Populaire du Centre du 23 juin 1962 : « …nous avons eu la joie de décerner le Prix […] à Joseph Rouffanche, ce poète limousin dont
le talent plein de fraîcheur et de musique est bien digne du pays de Bernart de
Ventadour et de Giraudoux. »[5] Philippe Soupault – également membre du
jury – s’exclame alors : « Rouffanche,
un nom qu’on n’oubliera pas. »[6] En
1984, Rouffanche obtient le Prix Mallarmé pour son anthologie Où va la mort des jours. Clancier était
membre de l’Académie Mallarmé depuis 1978.
Cette mise en parallèle pour montrer
que dès les années 1930, et surtout après la guerre, Clancier fut dans un
réseau que l’on pourrait qualifier trivialement de « porteur » :
amical, parisien et médiatique, devenant d’ailleurs en 1976 président du
Pen-Club français ou, quatre ans plus tard, vice-président de la commission
française pour l’UNESCO. Rouffanche demeurant – par choix sans doute – en
Limousin, certes correspondant avec diverses personnalités saluant son œuvre,
comme Gaston Bachelard, Jean Cassou, Robert Sabatier ou André Beucler, mais
ceci à distance. Et si Rouffanche est publié par René Rougerie – éditeur
prestigieux et Limousin –, Clancier poète l’est, à partir de 1960, par le
Mercure de France puis par Gallimard.
Si on regarde maintenant le sort réservé aux deux poètes en Limousin ou
par des Limousins – hormis, pour Clancier, ce moment fort de communion
régionale autour de l’adaptation du Pain
noir par Serge Moati en 1974 –, il y a bien sûr la publication du Journal parlé de Clancier par Rougerie
en 1949 (René en publiera deux autres, en 1952 et 1995), Rouffanche voyant son Deuil et luxe du cœur paraître chez le
même éditeur en 1956, puis quatre autres en 1965, 1988, 2000 et 2004.
Il faut attendre la publication d’un numéro spécial de la revue Poésie 1, à l’automne 1980, pour qu’un
hommage soit rendu, grâce à Jean-Pierre Thuillat qui collecte les textes et
rédige l’introduction, à neuf poètes limousins contemporains, parmi lesquels
Clancier et Rouffanche, placés dans une partie intitulée « Permanence du
lyrisme ». Thuillat qualifie le premier d’ «exilé fidèle » et lui consacre dix pages, dont la
présentation, un portrait photographique et divers textes dont aucun n’est
inédit. Rouffanche a droit à huit pages avec trois inédits. En 1984, Clancier
est au sommaire du n°5 de la revue Friches
fondée par le même Thuillat. Rouffanche est pour sa part publié dans le
numéro 7/8 puis dans le n°36, comme « grande voix contemporaine ». Vient
ensuite, en 1997, l’anthologie de Joseph Rouffanche finalement publiée – après
onze années de gestation dont je ferai prochainement l’historique – par Les
Cahiers de Poésie Verte de Jean-Pierre Thuillat : 12 poètes, 12 voix(es), une anthologie critique précédée d’un essai
pessimiste à propos de la poésie intitulé Une
crise profonde. Les auteurs ici honorés sont – par ordre alphabétique
– : Blot, moi-même, Clancier, Courtaud, Delpastre, Laborie, Lacouchie,
Lavaur, Mazeaufroid, Peurot, Rouffanche – le poète se consacrant 64 pages à la troisième personne, ce qui fut
diversement apprécié par la critique, par exemple Le Matricule des Anges[7],
seules 39 pages étant rédigées à propos de Clancier. Je reviendrai plus loin
sur le regard de Rouffanche à propos de la poésie de Clancier. Le dernier poète
abordé dans le livre étant Thuillat. On peut noter également la participation,
à partir de 1992, de Georges-Emmanuel Clancier à la revue des Amis de Robert
Margerit dont il a été fondateur l’année d’avant avec Suzanne Margerit;
dans son numéro 3, en 1999, la journaliste Danielle Dordet publie un entretien
avec Clancier à propos de Margerit. En 2000, le numéro 4 évoque les souvenirs
de jeunesse des deux écrivains, puis l’on retrouve Georges-Emmanuel Clancier au
sommaire d’autres volumes, en particulier en 2004 comme poète étudié par
Adelaïde Russo, de l’Université de Baton Rouge en Louisiane. Ce n’est qu’en
2007 que les Cahiers Robert Margerit
s’intéressent à Rouffanche, avec un texte de Maryse Malabout. D’une manière
générale, il faut d’ailleurs noter que les goûts de cette publication en
matière de poésie sont plutôt « classiques » – le seul autre poète
que l’on retrouve en dehors de Clancier et Rouffanche à avoir été salué par ce
dernier dans son anthologie étant, dans le n° 14, de 2010, Alain Lacouchie, né
en 1946. En 2008, le Centre régional du livre du Limousin publie un Guide
de balades littéraires en Limousin – entre littérature et tourisme – qui propose
notamment une promenade à travers les lieux de Clancier dans la région.
En 2008 paraît mon ouvrage aux Ardents Editeurs, où je consacre une notice à
ceux qui écrivent dans la famille Clancier : Georges-Emmanuel, Anne,
Sylvestre, Jacqueline, Juliette et Agnès – ce qui me vaut d’ailleurs une belle
lettre de remerciement de Georges-Emmanuel et une de Robert Laucournet, alors
président des Amis de Robert Margerit – et je propose une autre notice consacrée
à Rouffanche, que je range parmi les poètes « oiseleurs ». Un an plus
tard, les Editions Alexandrines proposent une Balade en Limousin sur les pas des écrivains, coordonnée par le
journaliste et poète Georges Châtain et préfacée par Claude Duneton. Cette
fois, c’est le bibliothécaire et poète bellachon Pierre Bacle – lui-même publié
par Rougerie – qui rend hommage à Clancier et Jean-Pierre Thuillat à Joseph
Rouffanche – dont je livre pour ma part un portrait photographique devant les
roses de son jardin à Landouge. Pierre Bacle note à cette occasion avec
justesse que « c’est peut-être
finalement sous sa forme lyrique que l’identité limousine de Georges-Emmanuel
Clancier s’exprime avec le plus de force. »[8] Dans son analyse de l’œuvre de
Rouffanche, Thuillat montre que le Limousin du poète « n’est pas celui, viscéral et charnel, d’une Marcelle Delpastre
ou d’un Georges-Emmanuel Clancier […] Chez
Rouffanche, nous sommes dans un pays en grande partie intériorisé. »[9]
En ce qui concerne les manifestations et hommages en Limousin, en 1966,
le Centre Théâtral du Limousin organisa une lecture-spectacle d’œuvres de
Rouffanche, et le recueil La Vie sans couronne fut présenté chez René
Rougerie rue des Sapeurs à Limoges. En 1989, Laurent Chassain, du Chœur
contemporain de Limoges, mit en musique un poème de Rouffanche à la crypte des
jésuites de la ville, puis Michel Bruzat, ancien élève de Joseph au Lycée
Gay-Lussac, mit en scène dans son théâtre de La Passerelle plusieurs
textes sous le titre La cicatrice ne sait
plus chanter. En 1991, j’organisai à la librairie Anecdotes de Limoges une
rencontre autour de Joseph Rouffanche dans le cadre du festival des
francophonies à l’occasion de la publication par Analogie du mémoire universitaire de Régine Foloppe consacré à
l’émerveillement dans l’œuvre du poète[10] et c’est
en avril 1999 que se tint un premier colloque universitaire consacré à Joseph
Rouffanche, mais à la
Bibliothèque de Bordeaux, grâce à Gérard Peylet, professeur à
l’université de Bordeaux III. Trois autres ont suivi, le premier accueilli à
l’Université de Limoges, consacré à « L’horizon poétique de Joseph
Rouffanche »[11],
s’étant tenu en juin 2011, sans toutefois la participation d’universitaires
locaux comme intervenants. Les Amis de Robert Margerit ont pour leur part
organisé des lectures d’extraits d’œuvres de Georges-Emmanuel Clancier et une
soirée Georges-Emmanuel Clancier et Robert Margerit : une amitié
indéfectible le vendredi 2 décembre 2011 à l'auditorium d'Isle.
Le samedi 25 mars 2000, dans le cadre du Printemps des poètes et en lien
avec les Cahiers de Poésie Verte et la revue Friches, une soirée, qui réunit un public nombreux – dont Bernard
Noël et Guy Goffette –, fut organisée à la Bfm de Limoges autour de Joseph Rouffanche et
Alain Lacouchie, intitulée 2 œuvres, 2
lectures en regard, pour débattre du poétique, accompagnée par la flûtiste
Elina Jeudi.
Dans une lettre qu’il m’adresse le 12 février 1987, où il fait le point
sur le Comité d’Action Poétique qu’il préside et les difficultés rencontrées,
Joseph Rouffanche écrit : « Tout
échec de mon association […] nuit à
sa crédibilité et me nuit personnellement. Clancier se décommandant la veille
de sa rencontre-causerie-lecture pour raison de santé il est vrai, ça me met
dans une situation impossible et ça porte un coup très dur selon moi à
l’association. » J’en déduis donc – ce que m’a confirmé Jean-Pierre
Thuillat – que le CAP et sans doute la revue Friches avait programmé la venue de Clancier pour une rencontre –
ce dont je ne me souvenais pas.
En juin 2005, le Centre régional du livre en Limousin organisa une
« Carte blanche à Georges-Emmanuel Clancier » dont Olivier Thuillas
fut la cheville ouvrière. Ces sept jours en compagnie de l’écrivain et poète
furent une occasion unique pour le public de découvrir ou redécouvrir son
œuvre, ses goûts artistiques et littéraires et les lieux qui l’ont inspiré.
Rouffanche comme Clancier ont été à plusieurs reprises invités à
« Lire à Limoges », Georges-Emmanuel déclarant, en 2009 : « Je serai encore le doyen du salon de
Limoges ? J’aimerais plutôt en être le benjamin… »[12] A
noter que Rouffanche a été surtout invité sur les stands des revues auxquelles
il participait.
Les deux auteurs ont par ailleurs reçu la médaille d’honneur de la Ville de Limoges,
Georges-Emmanuel Clancier des mains du maire Alain Rodet, sans doute en 1994, à
l’occasion de ses 80 ans, à l’issue d’une adaptation du Pain noir au palais municipal des sports de Beaublanc, avec le
groupe de musiciens et danseurs traditionnels L'Eglantino do Limousi[13];
Joseph Rouffanche en 2009, ici-même à la
Bfm, des mains de Monique Boulestin, alors 1ère
adjointe et députée de la
Haute-Vienne, à l’occasion de l’hommage que j’ai organisé et
auquel participèrent notamment, devant un public nombreux, soit en prenant la
parole, soit en étant dans la salle : René et Olivier Rougerie, Gérard
Peylet, Michel Bruzat, Paulo Barillier, de la galerie Res Reï, qui avait
accueilli une lecture de Rouffanche en 1988, mais aussi les poètes Marie-Noëlle
Agniau, Gérard Frugier, Alain Lacouchie, Jean-Luc Peurot ou Jean-Pierre Thuillat.
Un adjoint au maire de Bujaleuf, commune natale de Joseph, était également
présent.
J’ai cité ce qu’avait déclaré
Clancier à propos du recueil de Rouffanche Dans
la boule de gui. Auparavant, à l’occasion de la publication d’Elégies limousines, il avait écrit à son
compatriote : « J’ai retrouvé
le chant émouvant de votre poésie, ce sourire entre joie et douleur qui
l’éclaire, la présence sensible de la nature (en particulier de nos rivières,
de nos collines). »[14] En 1965, dans le Magazine des Arts, Clancier rend compte de La Vie sans couronne, édité par
Rougerie : « ce titre un peu
mélancolique couvre de beaux poèmes où nous retrouvons les qualités de finesse,
de pudeur un peu précieuse, de sensibilité musicienne que nous avons déjà
aimées […] Des touches légères, une
résonnance parfois verlainienne, un sens du secret, l’alternance d’impressions
naïves ou spontanées et de paroles énigmatiques, voilà qui donne à la poésie de
Joseph Rouffanche son pouvoir discret et sûr. »[15] Ces
compliments sont-ils suffisants pour Rouffanche ? Dans l’étude qu’il
consacre à Clancier dans son anthologie 12
poètes, 12 voix(es)[16], en
1997, il note d’abord qu’il s’agit d’une « œuvre
considérable » avant de se demander dans sa conclusion « pour combien compte le poète dans la
célébrité de l’écrivain G.E. Clancier. Des signes toutefois induiraient à
penser que l’œuvre poétique saluée unanimement par la critique de nombre de
poètes qui comptent, est largement méconnue, y compris et peut-être surtout en
Limousin, le terroir natal. » Rouffanche exprime plus loin un discret
regret en écrivant : « Clancier
semble incontestablement un homme de l’amitié, du moins si l’on s’en réfère à
ses essais sur la poésie et au nombre de dédicataires de ses poèmes […] On l’aura remarqué, pas un poète de la
province natale aimée. » Rouffanche aurait-il souhaité en être ? En
tout cas, à ma connaissance, lui-même n’a dédié aucun de ses poèmes à Clancier,
bien qu’il regrette dans son anthologie que les poètes limousins dont il parle
ne l’aient pas fait non plus, parlant de « mélange
de retenues excessives, de négligences réitérées […] sans négliger le fossé des générations. »
Dans sa notice à propos de Clancier, Rouffanche écrit qu’ « il faudrait les dimensions d’une
thèse pour prétendre rendre compte des richesses de cette œuvre considérable » –
rappelons qu’il a consacré la sienne à Jean Follain. Clancier lui-même a évoqué
ce poète dans son essai La poésie et ses
environs[17], où il s’intéresse aussi
à Hugo, Mallarmé, Verlaine, Reverdy, Bousquet, Supervielle, Frénaud, Guillevic,
Tardieu, Ponge, Bonnefoy, Jouve et Queneau. Lorsque on lit la thèse de
Rouffanche, on constate que Clancier y est cité quatre fois : la première
pour écrire qu’il relève chez Follain, comme Rouffanche, l’importance de
l’image féminine[18] ; les trois autres
dans la conclusion, à propos surtout du temps, de la mémoire et de la
nostalgie. Un même intérêt, et plus encore, donc, chez Clancier et Rouffanche,
pour le poète Jean Follain et la manière de dire ou d’estomper le temps en
poésie. Gérard Peylet a mis en parallèle l’écriture du passé et de l’enfance
dans les proses de Jean Follain et les poèmes de Joseph Rouffanche[19]. Rouffanche
cite aussi Follain lorsqu’il s’agit d’évoquer la poésie de Clancier.
La méthode choisie par Rouffanche pour présenter les auteurs présents
dans son anthologie consiste en un entremêlement subtil et serré entre
citations de critiques, de lettres, de témoignages, d’autres poètes et
commentaires personnels – Elodie Bouygues en a très bien analysé le propos et
le fonctionnement[20]. Il
observe que dans les précédentes anthologies de poésie écrites par Rousselot,
Brindeau ou Sabatier, ce sont Clancier et lui qui sont le plus cités des poètes
limousins, Georges-Emmanuel se taillant « normalement,
légitimement, la part du lion », pour reprendre son expression. Rouffanche
voit en Clancier un « poète de
l’indignation, de la protestation, de la révolte, de la nostalgie, de l’ardente
mélancolie et de la célébration, grand chantre limousin de l’amour de la femme… ».
En le lisant, il songe aussi à Baudelaire, à Rilke.
Il faut noter que dans cette lecture croisée Clancier-Rouffanche, Anne
Clancier a sa place. En effet, l’épouse de Georges-Emmanuel, psychanalyste,
s’est interrogée en septembre 2000 à propos du « mythe personnel » de
Joseph Rouffanche, qu’elle a cru repérer dans son poème « Fantôme à la
rivière », paru dans Les Rives
blanches en 1951[21]. Selon
elle, ici serait la matrice de l’œuvre à venir, avec la présence des sens, des
éléments, de la flore et du bestiaire, et surtout celle du temps. Anne Clancier
note encore la fréquence de la couleur blanche dans l’œuvre de Rouffanche, et
celle de la neige en particulier – très bien étudiée par ailleurs par Joëlle
Ducos[22] -,
neige de l’enfance, blanc de la page qui reste à écrire. Elle souligne enfin
l’importance d’un mythe du Paradis terrestre : « C’est un paradis perdu, dont on a la nostalgie, et qui sera
recréé dans et par l’écriture. »
Il convient enfin de remarquer que jamais – sauf erreur de ma part –,
dans les actes des quatre colloques consacrés à Joseph Rouffanche, les
différents intervenants – qui citent nombre de poètes et même de philosophes –
n’établissent de parallèle avec la poésie de Georges-Emmanuel Clancier, même
si, bien sûr, on pourrait sans doute trouver des convergences. J’ai toutefois
fait brièvement exception dans ma communication sur le bestiaire de Rouffanche
en évoquant des textes de Clancier sur la pêche et les couleuvres[23].
J’ai déjà évoqué l’importance capitale – bien étudiée par ailleurs – du
temps, de la mémoire et, sans doute, d’une certaine nostalgie – commune aux
deux poètes (Clancier parlant de nostalgie
qui fascine). Dans les deux cas, donc, présence de l’enfance, l’un des
thèmes très présent dans le reste de l’œuvre de Clancier à travers ses romans
et ses récits autobiographiques (dans Le
paysan céleste : « enfance
rejaillie »). Enfance et jeunesse où la guerre est bien sûr présente,
peut-être d’autant plus chez Clancier, en raison de son âge. Chez Clancier,
indignation et révolte, dénonciation de « La
guerre faite à l’homme/Par la bête à tête d’homme » dans Oscillante Parole (1978). Selon Rouffanche,
« Clancier est un humaniste, un être
fraternel sans frontières, par nature et par mission, laquelle semble bien
procéder d’une vocation. D’où sa commisération pour les humbles, les exploités […]
les méprisés, souvent innocentes et
nobles victimes sans nom. » Une thématique qu’on ne retrouve pas, à
mon avis, chez Rouffanche. Présence, en revanche, chez les deux poètes, de la
femme, « toute promesse et offrande,
clef d’accord et d’harmonie, territoire préféré du songe » toujours
selon Rouffanche parlant de Clancier, qui voit en lui « l’un de nos poètes majeurs de l’amour ». Femme réelle
et femme-poésie – peut-être plus encore chez Rouffanche que chez Clancier.
Et, bien sûr, chez les deux poètes, inspirations limousines – parfois
nourries de souvenirs médiévaux, jusque dans les références communes au Trobar Clus –, mais ouvertes sur
l’universel (Clancier écrit : « J’ai
touché terre où surgit le monde »). J’ai cité Thuillat qui parle à
propos de Rouffanche d’un pays « en
grande partie intériorisé », il précise même « hautement réinventé ». Selon Pierre Bacle, «il semble que le sentiment fort
d’unité qui se dégage de l’œuvre plurielle de Georges-Emmanuel Clancier
provienne de cet enracinement profond au pays qui, précisément, autorise toutes
les aventures dans le monde comme dans l’écriture »[24]. Si
le colloque Rouffanche de 2000 avait pour titre « un poète entre terre et ciel », n’oublions pas que dès
1943, un recueil de Clancier s’appelle Le
paysan céleste. Et dans ses poèmes[25], un
paysage, un univers limousin est présent tout au long de l’œuvre, dont je cite
volontairement des mots revenant plus ou moins souvent au fil des recueils :
collines, oiseau des forêts, chevaux, chemins, herbe des lisières, prairie,
landes, serpents, neige, fleurs des champs, eau vive, feuillardiers, bergères,
labours, villages, forêts, terre, parfums de campagne, gel, aubépine, pâquerettes, pies et poules, pommes, fontaines,
sources, rivières et vallées, lacs, campanules, boutons d’or, vaches et
taureaux, grenouille, bourdons, roc, granit, bruyère, rives, peupliers, mousse,
humus, noisetier et hêtre, caves et granges, blés, écureuils, vignes, fourré,
blé, grains et ivraie, loup, bœufs, abbayes, vergers et jardins, lilas, écolier
de Bellac, châtaigniers, laines – je m’arrête là.
Univers limousin consacré aussi dans les Nouveaux poèmes du Pain noir, où il est question d’un « pays de douceur et de majesté. »
Ailleurs, Clancier évoquant une « province
fabuleuse doucement mesurée d’ailes. » Mais aussi univers industriel,
avec l’ouvrier de la porcelaine, ou, lorsqu’il parle de cette route d’Ambazac
que nous avons en partage : « ce
faubourg noir de charbon au long des rails ». Eden de l’enfance mais
aussi univers idéal troublé par le surgissement de la barbarie, par exemple à
Oradour-sur-Glane. Je ne referai pas le même exercice pour Rouffanche, mais il
donnerait le même résultat : Eden naturel de l’enfance pour nourrir la
poésie. Dans un cas comme dans l’autre, sans doute, Terre-Mère où sont
dispersées les cendres de l’enfance.
En conclusion de cette première ébauche d’étude comparée, je voudrais
(re)dire combien Georges-Emmanuel Clancier et Joseph Rouffanche sont les deux
poètes limousins majeurs – l’un de l’exil,
l’autre du pays – d’au moins la
première partie du XXème siècle, que je fais aller jusqu’aux années 1960 ;
sans doute faudrait-il ne pas oublier Marcelle Delpastre. La poésie des deux se
nourrissant d’ailleurs de cet univers provincial idyllique de l’enfance, plus
tard bouleversé par les guerres. L’un comme l’autre ont une œuvre lyrique
puissante et figurent incontestablement – même si Rouffanche demeure moins
connu nationalement et si c’est plus lui qui a les yeux tournés vers son aîné –
parmi les meilleurs représentants de ce style poétique hérité d’ailleurs des
poètes limousins médiévaux.
Je voudrais dire aussi combien, comme poètes (et bien sûr comme écrivain
pour Clancier), ils ont contribué aussi à la fabrique de l’identité régionale
limousine qu’étudient aujourd’hui les historiens et qui revêt divers aspects. Michel
Kiener a montré comment on avait, en quelque sorte, « inventé » le pays limousin entre 1850 et 1950[26], en
valorisant par exemple les « ruines,
rocs, gorges sauvages et cascades, Millevaches âpre et romantique, villes aux
relents de Moyen Âge », puis, plus tard, dans les années 80, le
« petit patrimoine » : « bonnes
fontaines, fours et clédiers, lavoirs, croix de carrefour » - autant
d’éléments, de lieux, que l’on retrouve dans l’œuvre des poètes Rouffanche et
Clancier, sans parler des multiples références à l’histoire ancienne ou
contemporaine. Pas étonnant donc que Georges-Emmanuel soit présent sur le site
touristico-littéraire Géoculture
donnant à voir le Limousin envisagé par les artistes – avec 11 occurrences –,
plus surprenant en revanche que Joseph n’y soit pas encore, mais ce n’est plus
sans doute qu’une question de temps !
Enfin, que l’on me permette d’oser cette proposition à propos
de mon illustre prédécesseur sur les bancs du Lycée Gay-Lussac :
qu’un jour cette belle médiathèque de Limoges porte le nom de Georges-Emmanuel
Clancier…
Laurent Bourdelas
Derniers ouvrages parus : L’Ivresse des rimes (Stock, 2011, Prix Jean Carmet), Alan Stivell (Editions Le Télégramme,
2012).
[1] Les Ardents Editeurs,
postface de Pierre Bergounioux.
[2] A. Mounic, Entretien avec Georges-Emmanuel Clancier,
« passager du temps », 28 septembre 2008, site temporel.fr
[3] Site de l’émission « La Fabrique de
l’Histoire », d’Emmanuel Laurentin, sur le site de France culture, 10
janvier 2011.
[4] « Présence de
l’histoire dans l’œuvre de Joseph Rouffanche », in L’horizon poétique de Joseph Rouffanche (direction : Elodie
Bouygues), PULIM, 2011, p. 30-33.
[5] Cité dans J. Rouffanche, 12 poètes, 12 voix(es), Cahiers de
Poésie Verte, 1997, p. 426.
[6] Texte de 4ème
de couverture de J. Rouffanche, Dans la
boule de gui, Grassin, 1962.
[7] T.G., « 12 poètes, 12
voix(es), de Joseph Rouffanche », in Le
Matricule des Anges, n°23, juin-juillet 1998.
[8] « Clancier, une
présence, des évidences », in Balade
en Limousin sur les pas des écrivains, Editions Alexandrines, 2009, p.230.
[9] « Joseph Rouffanche
entre terre et ciel », in Balade en
Limousin…, p. 247.
[10] « Joseph
Rouffanche », Analogie,
n°24/25/26, Limoges, 1991.
[11] PULIM (direction Elodye
Bouygues), 2011.
[12] Supplément au Populaire du Centre du 3 avril 2009,
p.25.
[13] Je remercie Valérie
Lavefve et Olivier Thuillas pour leurs informations, ma mémoire ayant été
défaillante.
[14] Cité sur la 4ème
de couverture de J. Rouffanche, Où va la
mort des jours, ORACL – édition, 1983.
[15] Idem, p. 441.
[16] p. 153 à 176, où nous
puisons les citations ou analyses.
[17] Gallimard, 1973.
[18] J. Rouffanche, Jean Follain et la passion du temps,
Rougerie, 2001, p. 289, et, pour les autres références : p. 465, 473, 477.
[19] in L’horizon poétique de Joseph Rouffanche, Pulim, 2011, p. 35.
[20] « La poésie comme
état critique de la langue », in L’horizon
poétique de Joseph Rouffanche…, p. 61.
[21] A. Clancier, « A
l’orée de la poésie Le mythe personnel de Joseph Rouffanche », in Joseph Rouffanche et la poésie
post-surréaliste : un poète entre Terre et Ciel, Eidôlon, Université
Michel de Montaigne Bordeaux 3, n°56, septembre 2000, p. 179.
[22] « Mais où sont les
neiges d’antan… », in Joseph
Rouffanche et la poésie post-surréaliste…, p.135.
[23] « Le cœur animal.
Bestiaire de Joseph Rouffanche » in L’espace
du cœur dans l’œuvre de Joseph Rouffanche, Edidôlon, Université Michel de
Montaigne Bordeaux 3, n°76, mars 2007, p. 129.
[24] Balade en Limousin…, p. 231.
[25] Les poèmes cités sont
extraits de Le Paysan céleste suivi
de Notre part d’ombre et d’or, Poésie/Gallimard, 2008.
[26] « Aux sources de
l’Amour : L’invention du pays limousin 1850-1950 », in Le Limousin, pays et identités (coll.),
Pulim, 2006, p. 326 à 347.
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